2. Signes gratuits, signes maléfiques

Ce n’est pas seulement la tyrannie de la valeur mythologique de la pureté qui tue l’héroïne ; la mauvaise interprétation des « signes » constitue également une grande cause de son suicide.

La manifestation de signes est un motif important chez Giraudoux. En outre, elle est encourageante dans la plupart des cas : elle motive des personnages à se lancer dans une nouvelle aventure. Le manque de rapport logique et direct entre leur manifestation et ces départs vers l’aventure n’a pas d’importance. Le personnage de Giraudoux y est sensible et il ne sait pas pourquoi cela le motive. Les signes qui viennent visiter Jean, le narrateur de Siegfried et le Limousin, en sont un exemple typique. Il avoue dès le début du roman qu’il aperçoit beaucoup de signes qui l’invitent à se souvenir de son ami disparu, Forestier : il a trouvé dans son bureau « une liasse de lettres et de manuscrits que Forestier y avait placés le jour de son départ » ; son frère s’est fiancé à une fille « qui porte ce nom » 627 . C’est comme si le nom de son ami se rapprochait de lui pour que celui-ci commence à y penser sérieusement. Quelque chose qui pourrait être appelée « destin » lui fait des signes et le pousse à partir en Allemagne. Leur apparition est prémonitoire, en effet, pendant son voyage en Allemagne, Jean retrouve son ami Forestier qui n’est personne d’autre que S. V. K., Siegfried von Kleist.

Le principe de base de la manifestation des signes est l’idée qu’il se passe tous les jours, ailleurs qu’ici, d’innombrables choses que l’on ne peut pas savoir ; l’ego et la mémoire individuels sont tellement petits que l’on ne saurait tenir compte de tous les événements, objets ou moments qui se manifestent en ce bas monde. L’immensité de l’univers qui l’emporte sur l’étroitesse de l’égo des hommes est loin de décourager les êtres humains : elle se manifeste comme une sorte de grande source de signes qui les encouragent à franchir le pas. On ne saurait pourquoi le souvenir du paysan Calixte 628 est capable de redonner la force de vivre à Suzanne. Le narrateur de Siegfried et le Limousin se laisse persuader par des signes et se décide à partir en Allemagne. Tout malheur, toute difficulté, tout eczéma 629 donne de l’espoir aux gens puisqu’ils croient que ces événements sont liés au nom de Dumas, dont la seule évocation les encourage et leur donne la force de vivre.

Pourtant, dans Pour Lucrèce, Giraudoux dévalorise le pouvoir qu’il avait donné à la manifestation des signes. Premièrement, ils découragent. Par exemple, Lucile croit voir de petites bêtes « sur chaque être débauché » 630  ; elle voit dans la bouche de Guy, l’ami d’Eugénie, un tout petit crapaud et un têtard. Dans les yeux de Clotilde, un ver qui rampe. Sur le corps de Paola, elle voit « des mantes religieuses, par milliers » 631 . Toute manifestation de ces signes horribles sous forme de bestioles décourage Lucile de prendre contact avec la plupart des gens, car la vision de ces bêtes l’affole et l’empêche de s’adresser à eux. Deuxièmement, les signes sont trompeurs. Armand, le mari de Paola est attentif à la manifestation des signes à cause de sa capacité « divine » ; pourtant, il ne capte aucun signe qui lui révèle le côté coquet et infidèle de sa femme :

‘Armand : Il est des maris que leur nature contraint d’être aveugles. Je suis chasseur, Eugénie. Sur le sol le plus sec, au taillis le plus ouvert, je décèle la trace du chevreuil, de la plus légère des bêtes. Je vois dans l’air le sillage d’une bécasse déjà disparue... Il n’y a pas eu de passage dans ma vie conjugale... D’aucun gibier...
Eugénie : Auriez-vous bu, Armand ?
Armand : Je suis une espèce de devin. J’ai prévu des morts, des accidents, des bonheurs. Jamais je n’ai eu d’alerte en pensant à Paola. Souvent dans la rue, je m’écoute parler tout haut, à m’entendre, j’entends des vérités que j’ignorais. J’entends : Ta barbe te va mal, Armand. Ton Corot est un Trouillebert, Armand. Et c’est vrai. Jamais je n’ai entendu : Ta femme a un amant, Armand. Tu as une femme qui a un amant... C’est qu’elle n’en a pas. 632

Pourtant, le silence de Lucile lui révèle l’infidélité de Paola. Dès ce moment, Paola paraît différente aux yeux d’Armand : sa voix n’est plus belle, mais désagréable ; ses prunelles, son regard ne sont plus beaux ; il reconnaît brusquement des signes qui prouvent l’infidélité de Paola. D’ailleurs, Lucile ne voit pas sur tous les infidèles la vision de petites bêtes : elle ne voit rien sur son amie Eugénie alors que celle-ci a un amant, comme cette dernière le souligne :

‘Eugénie : Est-ce que tu vois une bête dans mes yeux, Lucile ? Non. Alors ton don est un faux don. J’ai un amant. 633

Troisièmement, la franchise des signes est souvent ignorée dans cette pièce. Piégée par l’artifice de Paola, Lucile se croit violée par Marcellus : Paola l’endort par une ruse et fait en sorte qu’elle se réveille sur le lit joliment décoré, le mouchoir de Marcellus à la main, et qu’à cause du miroir installé à sa portée « au premier regard elle voi[t] d’elle ce qu’elle n’a jamais vu ni prévu » et « sur elle la défaite, la dévastation, la débauche » 634 .  Sous le choc, bien que ses objets personnels lui donnent des signes, elle ne se rend jamais compte que son honneur est resté intact et a hâte de demander à Marcellus de mourir.

‘Lucile : Je sais qu’il serait facile de me tuer. Mais je n’accepte pas. Je n’ai rien fait pour mériter la mort. Je l’ai vu en revenant dans ma maison, où je croyais que le moindre objet allait me couvrir de mépris. Tout y était compassion, estime. Mon lit lui-même, mon lit de mariage s’est ouvert comme mon lit d’enfant. Pas une heure de la nuit ou de l’aube ne m’a traitée en paria. J’aurais obéi à une pierre qui m’aurait dit de mourir. Les pierres m’ont dit de vivre. Je serais tombée devant le grognement d’un chien. Les chiens m’ont léchée. Et cette permission que tout humain, même non coupable, demande chaque matin aux objets et aux animaux, ils me l’ont répété de toute leur douceur. Mais tous mettent une condition : la condition que votre méfait ne marque plus sur moi, que je le change en un accident, en une collision d’un autre âge. Un autre siècle a heurté par mégarde ma pauvre et simple vie. Je ne puis vous admettre que dans un passé déjà évanoui. Il faut vous tuer. A ce prix je pourrai prononcer le nom de Marcellus sans dégoût. 635

Elle a l’impression de n’avoir pas besoin de mourir en étant sensible à cette série de signes, mais elle ne comprend pas totalement pourquoi son passé ne mérite pas le suicide. N’est-il pas ironique qu’elle ne se suicide pas, qu’elle s’adresse à Marcellus et à Armand et finisse par provoquer un duel entre ces deux hommes à cause d’un acte de viol qui n’a pas eu lieu ? Sans s’apercevoir des signes de ses chers petits objets quotidiens, elle serait morte avant de laisser mourir Marcellus accusé à tort et de laisser courir Armand à la catastrophe. Par ailleurs, les objets appartenant à Lucile viennent saluer tout à fait paisiblement son mari Lionel, le Procureur, qui ne connaît pas encore l’angoisse de Lucile causée par la ruse furtive de Paola.

‘Lucile : Comment était-elle, la maison, sans moi ?
Le Procureur : Ce qu’elle est maintenant : pleine de vous, même dans votre absence. Ce sont des confitures de fraises, n’est-ce pas ? Elles embaument et je les adore : Que l’instruction me les supprime et j’avoue publiquement que je vous aime...A ce bureau dont vous aviez préparé les plumes, taillé les crayons, je ne suis assis en maître, en maître chéri et attendu. C’est d’une plume Sergent-Major toute neuve, merci de vous rappeler si bien ma préférence, que j’ai corrigé mon réquisitoire. 636

C’est seulement le spectateur qui sait que les signes sont justes et corrects puisque rien de criminel ne s’est passé entre Marcellus et Lucile.

Dans Combat avec l’image publié en 1941, Giraudoux déplore que le réel l’emporte sur l’imaginaire et l’irréel.

‘Vers moi qui depuis quatre mois n’ai vu que des visages réels, entendu seulement des voix réelles, touché seulement des mains de chair et d’os, elle est la première déléguée de ce qui est et de ce qui ne vit pas, de ce qui est beau et de ce qui n’est pas. 637

Au moment où l’auteur est écrasé par tant de réalités après la défaite de la France, il crée des personnages qui ne peuvent plus se réjouir de l’apparition des signes comme le font les personnages antérieurement créés. Les signes ne donnent plus d’espoir à personne. Même s’ils arrivent à le faire, cet espoir n’est qu’une illusion. Dans le pire des cas, l’espoir est trompeur et précurseur d’un malheur inouï. L’apparente réalité l’emporte sur les signes vagues et flottants : Lucile prend au sérieux la vision « réelle » qu’elle voit dans le miroir lâchement préparé par Paola plutôt que le message répété par ses chers objets. Quant à Lionel, en dépit des petits messages réitérés par les meubles et les objets de sa femme, il est aussi piégé par la véracité apparente de l’histoire de viol de Lucile qui n’a pas été violée en réalité. Le lien irrationnel mais présent entre la manifestation de signes et l’espoir que les êtres humains ressentent devant cette manifestation est complètement rompu et détruit dans cette pièce pessimiste.

Notes
627.

Siegfried et le Limousin, p. 621.

628.

Voir, p. 47.

629.

« Le Signe », in La France Sentimentale, p. 208. « Les femmes milliardaires et les femmes folles s’étonnaient de l’adorer bien qu’il fût petit, barbu et sarcastique, mais c’est que tout ouvrier chômeur rencontré par elles dans la rue, toute pauvresse, et par analogie toute injustice, tout accident, toute mutilation ou tout eczéma entrevu, se reliait dans leur pensée à Dumas par une sorte d’arc-en-ciel, l’arc-en-ciel Dumas sans doute, qui absolvait leur oisiveté, leur beauté, et chaque outil de leur luxe. » Voir également Siegfried et le Limousin, p. 624.

630.

Pour Lucrèce, p. 1042.

631.

Ibid., p. 1043.

632.

Ibid., p. 1048.

633.

Ibid., p. 1055.

634.

Ibid., p. 1066.

635.

Ibid., p. 1076.

636.

Ibid., p. 1093.

637.

Jean Giraudoux, Combat avec l’image, avec un dessin de Foujita, Paris, Editions Émile-Paul Frères, 1941, p. 6.