3. Lucile : matrice d’un signe immaculé

En fin de compte, Pour Lucrèce peut se lire comme une double négation. D’un côté, Giraudoux se tient sur la négative en ce qui concerne des procédés par lesquels son écriture s’écarte de la norme canonique de la composition dramatique. D’un autre côté, sur le plan esthétique littéraire ; la pièce dément le pouvoir des « signes », notion capitale chez cet auteur. Nous comprenons que pour mettre de l’avant cette double négation, l’auteur a besoin de tuer son héroïne. Toutefois ceci évoque une autre question. Pourquoi Lucile avait-elle besoin de mourir si misérablement ? Le suicide est déjà un acte tragique en soi. Mais, il nous semble, au premier abord, qu’elle meurt inutilement. Elle demande à ceux qui sont là deux choses après avoir pris le poison mortel. D’abord, elle demande à Armand de ne pas dire à Lionel que sa femme n’a pas été violée par Marcellus. Elle aurait pu dire la vérité à son mari avant de mourir pour qu’il regrette la disparition tragique de sa femme chérie : mais elle est résolue à ne pas le faire. Ensuite, elle demande à Paola, qui trouve la vie laide et affreuse, de se mettre à genoux et de dire que « le monde est beauté et lumière » et meurt tout en sachant que Paola reste debout et dit la formule demandée avec très peu de conviction : « Il l’est... Pour une seconde » 638 . L’attitude de Paola est une tartufferie puisqu’en ajoutant cette petite phrase « pour une seconde », elle peut sous-entendre que le monde est finalement laid pour la plupart du temps. L’ingrate ignore ainsi la demande testamentaire de l’incarnation de la chasteté tout en sachant que celle-ci va mourir.

Nous oserons élucider cette fin énigmatique, toujours de point de vue de l’évolution de la dramaturgie narrative chez Giraudoux. Certes, il paraît déprécier volontairement non seulement sa dramaturgie élaborée durant des années, mais aussi son esthétique littéraire. Mais n’est-il pas possible de dire qu’il revalorise de manière réflexive la notion de « signe » en laissant mourir son héroïne aussi pitoyablement ? Dans Sodome et Gomorrhe, Giraudoux fait parler l’Archange sur l’interprétation abusive des signes et l’espoir qu’ils apportent :

‘L’Archange : Que toute la goinfrerie du monde soit protégée par un notable qui vit de haricots, son ordure par un cœur qui ne salit pas, son mensonge par un muet, c’est une tolérance de Dieu que les hommes exploitent sournoisement et proclament droit et convention. 639

La colère de l’Archange rappelle sur-le-champ le rapport entre la manifestation de signes et l’interprétation faite par les personnages de Pour Lucrèce. Tous les personnages sensibles aux signes cherchent à les interpréter et croient aveuglément l’interprétation faite à leur convenance. Lucile considère sans réflexion toute manifestation illusoire de bestioles rampant sur le corps des gens comme signe de leur infidélité. Armand est aveuglé par de petits signes qui prouvent à tort la chasteté de sa femme. Lionel se laisse tromper par un tout petit message provenant des petits objets appartenant à Lucile lorsque leur vie conjugale est en danger. Quand tous les signes sont « sournoisement exploités » par l’orgueil de l’humanité, comment donner raison à l’écriture dramatique composée d’innombrables signes comme celle de Giraudoux ? La mort si misérable de Lucile nous semble s’expliquer par la nécessité de mettre au monde un signe immaculé et sans tache d’interprétation arbitraire, ainsi que par le besoin de créer un nouveau signe exempt de toute souillure morale et de toute valeur mythologique. Cette proclamation désespérée de Lucile paraît certes équivoque au premier abord, mais pourrait être interprétée dans cette perspective :

‘Paola : C’est une défaite, pauvre amie, et sans recours.
Lucile : Sans recours ? Quelle erreur ! Il est là, dans ma main, mon secours. Je riais de vous tout à l’heure, quand vous m’appeliez vaincue, car il y était déjà. Je le tiens d’une petite fille, qui avait mon nom, nom âge, et qui a juré, quand elle avait dix ans, de ne pas admettre le mal, qui s’est juré de prouver, par la mort s’il le fallait, que le monde était noble, les humains purs. Cette terre est devenue pour elle vide et vile, cette vie n’est plus pour elle que déchéance, cela n’importe pas, cela n’est pas vrai, puisqu’elle tient son secours !
Barbette : Qu’est-ce que tu fais là ! Qu’est-ce que cette histoire ! Seigneur, elle a pris du poison. 640

On ne saurait que désigne l’évocation de cette « petite fille » qui porte le même nom que Lucile et a le même âge qu’elle. Peut-être parle-t-elle de son enfance. Ou bien peut-être connaît-elle vraiment quelqu’un qui mène une vie semblable à la sienne dans un monde parallèle. Ce qui compte est que Lucile évoque une inconnue et se sent encouragée en pensant à celle-ci. Citons maintenant les derniers propos de Lucile adressés à Paola qui paraissent avoir été prononcés pour excuser la défaite de la mourante, afin de comprendre qu’il ne s’agit pas d’une défaite mais d’une contre-attaque désespérée de Lucile-Giraudoux qui redonne à la notion de signe la valeur propre à l’écriture de cet auteur :

‘Lucile : A genoux ! Demandez pardon !
Paola : Elle est folle ? [...] Pardon à qui ?
Lucile : A Marcellus… A nos maris…A Barbette… A tous les vivants et les morts… A moi – A vous.
Paola : Pardon pour quoi ?
Lucile : Pour avoir dit que la vie était l’indignité, l’impureté !
[...]
Lucile : Paola est-elle à genoux ?
Paola : Oui.
Lucile : Elle est debout, mais elle dit oui. J’ai gagné. Le monde est pur, Paola, le monde est beauté et lumière ! Dites-le-moi vous-même. Je veux l’entendre de votre bouche… Dites-le-moi vite.
Paola : Il l’est... Pour une seconde.
Lucile : Cela suffit… C’est plus qu’il ne faut… 641

Nous assistons ici à la naissance d’un nouveau signe, qui va devenir une des particules composant l’univers cosmique de l’écriture de Giraudoux. Pour qu’un signe ait un pouvoir qui encourage les gens sensibles à sa manifestation, il faut qu’il soit aussi infondé que le nom de Calixte ou bien le petit chien qui attend Siegfried. Il ne faut pas qu’il soit fondé par telle ou telle anecdote inspirant la pitié, car la pitié cause la sacralisation et l’absolutisme intolérant. Lucile dit « j’ai gagné » parce que sa mort ne mérite rien de glorieux et loin de cela : cette mort est ignorée. Elle dit « C’est plus qu’il ne faut » parce que le consentement même si apparent de Paola, risque de donner raison à la mort de Lucile qui doit se passer sans raison. Ainsi, le double de la petite fille inconnue meurt pour qu’elle devienne l’unique nouveau signe qui restera intact et exempt de toute interprétation abusive.

Juste avant d’avaler du poison, elle reste calme quand Barbette fait un faux témoignage en présence de Lionel disant comment Lucile somnambule sollicitait Marcellus de rester avec elle ( « Elle l’a retenu par la taille, par le cou, mais sans conscience... » 642 ). Alors que c’est la dernière chance de réconciliation des époux, le témoignage mensonger de l’entremetteuse provoque l’adieu définitif de Lionel ; mais chose curieuse, Lucile la remercie au lieu de l’accuser de mentir dans un tel moment crucial. En outre, elle ne demande à personne d’autre que cette Barbette de lui faire sa dernière toilette ; ce qui est non moins mystérieux. À cet égard, nous faisons remarquer que Barbette est un des deux personnages exceptionnels de Giraudoux : elle est aussi âgée et marginale qu’Aurélie alias la Folle de Chaillot. Il est intéressant que le seul témoin de la naissance d’un signe intact réponde à un signalement semblable à celui d’Aurélie, protagoniste de la pièce testamentaire de Giraudoux. Citons ce que dit Barbette à Lucile morte ; elle brûle de se venger de l’humanité masculine, vrai responsable de la mort de l’héroïne :

‘Barbette : Il n’y a que cette morsure d’une vieille bouche à gencives que tu auras à expliquer là-haut, mais n’hésite pas. Montre-la-lui, explique-lui. Dis-lui que c’est le baiser aux femmes d’une vieille maquerelle d’Aix et que tu le lui portes en serment de sa part, pour ce qu’elle s’engage, elle et ses sœurs de la ville, à ne pas laisser de répit aux hommes, ni dans le métier, ni par occasion, ni aux jeunes qui rient en idiots, ni aux vieux, avec leur dentifrice, ni aux beaux, qui sont la laideur même, ni aux laids, toujours nus les premiers, ni à l’intendant général Bréchard, l’homme à la négresse, ni au greffier du Procureur impérial, la mouche, ni dans leur santé, ni dans leur bourse, ni dans leur famille, ni dans leur moelle, pour te venger, mon petit ange, et les mener tout droit à la damnation éternelle... Amen... 643

La vieille femme se déplace : elle vient se manifester dans le monde réel, à Paris au café Francis, pour rendre raison au théâtre de Giraudoux une dernière fois.

Notes
638.

Pour Lucrèce, p. 1113.

639.

Sodome et Gomorrhe, p. 856.

640.

Pour Lucrèce, p. 1112.

641.

Ibid., p. 1113.

642.

Ibid., p. 1110.

643.

Ibid., p. 1116.