Chapitre II La Folle de Chaillot : émergence d’une vérité supérieure

Jouvet souligne la particularité deLa Folle de Chaillot lors d’une interview. La pièce a une place « à part » par rapport aux autres pièces, notamment pour « ceux qui tant parlèrent de la “préciosité” de Giraudoux » 644 . Hostile envers le naturalisme, Giraudoux n’a certes pas l’intention d’écrire une pièce « à thèse » à l’instar du théâtre réaliste ; mais il est évident que dans cette pièce il y un aspect similaire à une pièce à thèse, car on y parle de la protection de l’environnement, de la misère du monde et des maux provoqués par l’industrialisme. La protagoniste lutte contre les maux du monde. Il paraît que le sujet sur l’urbanisme évoqué dans les deux chapitres de Pleins Pouvoirs intitulés « le vrai problème français » et « La France de toujours : notre conscience » y est transposé 645 .

Mais ce qui frappe le plus, c’est que la toile de fond de la pièce est basée sur une réalité quotidienne. La scène se déroule à Paris. Le premier acte se passe dans le café Francis, un café existant réellement. Le deuxième acte commence par le dialogue entre la protagoniste et l’égoutier à propos du sous-sol parisien. La protagoniste se démarque de toute autre héroïne de Giraudoux, par son âge et par son allure à la fois majestueuse et pittoresque, ainsi que par sa nature ambiguë due à son surnom : la Folle de Chaillot. On dit que Giraudoux eut pour modèle une folle qui flânait à Montmartre 646 . Nous ignorons si l’auteur pensait toujours à cette dame en esquissant les aspects psychologiques et physiques du personnage, mais à l’époque où des clochardes habillées de la même manière qu’Aurélie se promenaient dans la ville, l’image de la Folle devait paraître réelle aux yeux des spectateurs.

Le choix des lieux scéniques, un café réel et le sous-sol parisien, évoque un personnage secondaire créé par Giraudoux une vingtaine d’années avant ; Zelten de Siegfried et le Limousin. Dans la version dramatique, cet Allemand francophile est, après être parvenu au pouvoir en Allemagne, proscrit de sa patrie au bout de quelques jours seulement et renvoyé en France « au carrefour du boulevard Montmartre et du boulevard Montparnasse » 647 . Dans la version romanesque, il se vante d’un souterrain secret qui l’amènerait de Munich à Paris au sous-sol du café qu’il fréquente, la Rotonde. Nous avons vu, dans la première partie comment ce personnage dramatique préfigure le sujet épique et constitue un passage modeste par où l’on peut accéder à l’univers cosmique de Giraudoux. Nous avons vu également, comment Giraudoux renonce à trouver l’équivalent scénique de la conscience narratrice de Siegfried et le Limousin lorsqu’il écrit sa première pièce. En focalisant l’action dramatique sur Gotha en Allemagne, l’auteur évacue dans Siegfried le café et le sous-sol parisien.

En écrivant La Folle de Chaillot, l’auteur reprend ces deux détails importants qu’il abandonnait lors de ses débuts au théâtre. Il nous semble intéressant de nous demander si la reprise de ces deux lieux spécifiques a quelque chose à voir avec le choix de la protagoniste pourvue de natures singulières, la réalité extérieure, la folie et la vieillesse. D’ailleurs, l’abandon du café et du sous-sol se produit, dans Siegfried, à la suite de l’avènement de la composition canonique et de l’abdication de la structure du roman centré sur le regard du mystérieux « moi » narratif. D’où notre question : n’est-il pas possible de dire que la narration romanesque de Giraudoux vient trouver finalement sa forme scénique grâce à l’apparition de cette protagoniste singulière ?

Pour vérifier cette hypothèse, nous nous orienterons premièrement vers l’examen de ladite « réalité » que Giraudoux met en scène dans cette pièce. C’est que, dans Siegfried et le Limousin, l’onirisme s’accuse si fortement que des éléments issus de la réalité contemporaine présentent un aspect irréel et imaginaire. Cet examen nous permet d’établir le rapport essentiel entre les procédés de déréalisation du réel et l’apparition de ce personnage singulier. Ensuite, nous nous poserons la deuxième question, qui est plus cruciale : le rapport entre la folie et le théâtre.. Depuis longtemps, la folie est une notion qui hante le théâtre. Dans le Roi Lear, Shakespeare accompagne le protagoniste désespéré d’un fou ; la folie feinte de Hamlet invite le spectateur à s’interroger sur l’affinité entre la folie et le théâtre ; six personnages en quête de leur auteur sont d’abord considérés comme « fous » par les autres personnages,

mais incitent ces derniers et le public à réfléchir sur le rapport entre les personnages et l’auteur. Nous sommes amenés à la réflexion sur cette coïncidence curieuse : dans La Folle de Chaillot, l’avènement de la conscience narratrice dans l’écriture dramatique coïncide avec la manifestation de la figure de folie.

S’agissant de l’analyse de cette pièce, il est intéressant de consulter plus attentivement le cahier de conduite de la création 648 ainsi que des textes antérieurs à la version définitive. Nous avons vu qu’Ondine est la première concrétisation du croisement de deux « écritures », le texte et la mise en scène. La Folle de Chaillot est la première et dernière pièce de Jean Giraudoux pour laquelle l’auteur et le metteur en scène collaborent mutuellement après le succès d’Ondine. La façon de parler est paradoxale, puisque Jouvet ne voit pas Giraudoux travailler sur le texte, Giraudoux ne voit pas non plus le metteur en scène répéter et monter sa pièce, étant donné que la rédaction de la pièce est faite pendant que le metteur en scène est en voyage en Amérique du Sud et que la répétition et la création sont faites après la mort de l’auteur. Mais il y a une curieuse anecdote à cause de laquelle nous sommes invités à considérer la création de La Folle de Chaillot comme leur travail collectif. On dit que Giraudoux laisse en manière d’épigraphe en marge de ses manuscrits les mots suivants : « Cette pièce a été créée par la compagnie Louis Jouvet, au théâtre de l’Athénée, le 17 octobre 1945 ». La phrase prophétique ne se trouve toutefois sur aucune feuille des manuscrits conservés aujourd’hui. Mais l’anecdote est fort probable 649 . Jouvet le prend au sérieux et fait son possible pour réaliser la prophétie de son auteur favori. Certes, il regrette d’être en retard de deux mois, puisque la pièce n’est créée qu’en décembre ; pourtant, il faut plutôt souligner que sans la promptitude et l’ardeur de Jouvet, la pièce aurait risqué de ne pas être montée aussi tôt que cela. Les personnages sont curieusement nombreux ; la structure de la pièce est plus semblable à une série de tableaux successifs qu’à une pièce bien faite ; et en plus l’étrangeté de la protagoniste saute aux yeux ! L’absence du partenaire professionnel motive chacun d’eux peut-être, pour que le résultat de leur travail isolé soit aussi réussi que lorsqu’ils travaillent ensemble.

Notes
644.

« En écoutant Louis Jouvet parler de La Folle de Chaillot », Opéra, le 12 décembre 1945.

645.

Jean Giraudoux, Pleins Pouvoirs, Paris, Gallimard, 1939.

646.

André Beucler, Les Instants de Giraudoux, le Castor Astral, 1995, pp. 29-44.

647.

Siegfried, p. 50.

648.

Fonds Louis Jouvet, Bibliothèque Nationale département des arts du spectacle, cote : LJMs 41.

649.

Pour plus de détails sur cette anecdote, voir : la notice 5 faite par Brett Dawson sur la lettre de Jouvet adressée à Suzanne Giraudoux datée du 29 mai 1945, reproduite dans Cahiers Jean Giraudoux 9, p. 115. .