1-2 Superposition de plusieurs mondes parallèles

Giraudoux accentue l’irréalité de l’acte de plus en plus par le moyen de l’incompatibilité soit verbale soit gestuelle entre les personnages du café Francis. Ce désaccord est dû au fait que les uns trouvent les autres décalés, de la même façon que le spectateur trouve irréels les personnages qu’il voit évoluer sur la scène. Ceux qui sont estimés décalés connaissent une troisième personne plus extravagante qu’eux.

Figure 15 : Plan scénographique de l’Acte I de
Figure 15 : Plan scénographique de l’Acte I de La Folle (Fonds Jouvet, BNF)

Entre le groupe des affairistes sournois et celui des forains, « il ne peut y avoir en effet de communication » 674 . Ces deux groupes sont antithétiques. Dans un premier temps, ils ne sont pas de la même catégorie sociale ; ce qui est expliqué par le nom des personnages : le président, le baron, le coulissier et le prospecteur sont du côté de ceux qui gouvernent les peuples. Ils sont socialement mieux placés par rapport aux forains qui vivent au jour le jour : le marchand de lacets, le chiffonnier, le jongleur, le chanteur mènent leur vie d’une manière beaucoup moins stable que les affairistes.

Cependant, cette relation dominant-dominé n’est pas suffisante pour expliquer le manque de communication entre les deux groupes. Si les deux groupes ne s’entendent pas, c’est que leur relation équivaut à celle qui existe entre le spectateur et l’acteur. En effet, d’après le plan scénographique de l’acte I,la disposition scénique conçue par Bérard ressemble légèrement à celle d’un spectacle en plein air : les guéridons et les chaises sur la terrasse constituent la salle, alors que l’espace devant la terrasse est la scène. Les forains parlent tellement différemment des affairistes que ces derniers ne savent comment se mettre en relation avec les premiers. La scène de la conversation entre l’officier de santé Jadin, le sauveteur et le président en est un bon exemple. L’homme d’affaires y déploie sa logique rationnelle pour persuader le sauveteur de rejeter le corps de Pierre évanoui dans la Seine et de sauver celui-ci encore une fois, alors que l’officier de santé Jadin intervient avec une autre logique qui détourne le sujet de la conversation.

‘L’Officier de Santé Jadin : Pardon, Messieurs ! Pardon, si j’interviens dans l’incident ! Mais c’est mon devoir professionnel de vous signaler que la respiration intra-utérine n’est plus contestée par personne, et, que le jour de sa naissance, Monsieur le Sauveteur savait déjà, non seulement aspirer et expirer, mais tousser et hoqueter.
Le président : Que veut cet imbécile ?
Le Sauveteur : Je risque donc de me noyer ?
L’Officier de Santé Jadin : Je n’ai jamais entendu parler de natation intra-utérine. Vous allez couler à pic, comme un plomb !
Le président : Qui vous demande votre avis ? Vous nous cassez la tête avec vos ragots de clinique.
Le Sauveteur : Pardon ! Pardon ! Messieurs ! Ces ragots m’intéressent au plus haut point. Nous autres sauveteurs avons aussi dans nos attributions les soins aux accouchées de la rue, et tout ce que le professeur pourra m’apprendre en ce domaine est pour le quartier et pour mon avenir d’importance vitale.
Le président : Ils sont insanes !
L’Officier de Santé Jadin : Tout à vos ordres ! 675

Une fois la divagation débridée des forains terminée, le président dit d’un ton perplexe : « Nous sommes tombés chez les fous, nous n’en sortirons pas ». Sa confusion est semblable à celle qu’un spectateur ressentirait lorsque celui-ci essaie de s’adresser à des personnages imaginaires qui se trouvent sur scène et non dans sa réalité quotidienne. 676

Catherine Nier fait remarquer que dans l’œuvre giralducienne, il arrive que les procédés de surimpression utilisés au cinéma jouent un rôle important. Ces procédés donnent « l’impression que [...] deux univers parallèles se superposent sans qu’il y ait d’interaction entre eux » 677 . Il s’agit notamment de l’univers des extra-humains que « Judith et la Folle sont les seules à voir et à entendre ». Nous pouvons faire la même observation sur le manque de communication entre les affairistes et les comparses. Citons comme exemple une longue tirade du président. Une fois la Folle apparue avec son apparence extravagante et incomparable, Irma et le garçon se précipitent vers elle et le chasseur survient subitement pour servir sa « comtesse ». Le président perd complètement son équilibre et finit par tant crier que « des autres tables on le regarde avec réprobation ».

‘Le président : [...] Et voyez ! Voyez, du quartier même qui est notre citadelle, qui compte dans Paris le plus grand nombre d’administrateurs et de milliardaires, surgir et s’ébrouer, à notre barbe, ces revenants de la batellerie, de la jonglerie, de la grivèlerie, ces spectres en chair et en os de la liberté de ceux qui ne savent pas les chansons à les chanter, des orateurs à être sourds-muets, des pantalons à être percés aux fesses, des fleurs à être fleurs, des timbres de salle à manger à surgir des poitrines ! Notre pouvoir expire là où subsiste la pauvreté joyeuse, la domesticité méprisante et frondeuse, la folie respectée et adulée. Car voyez cette folle ! Le garçon l’installe avec des grâces de pied, et sans qu’elle ait à consommer, au meilleur point de la terrasse. Et la fleuriste lui offre gratis un iris géant qu’elle passe aux trous de son corsage... Et Irma galope !... 678

On dirait que Giraudoux écrit cette tirade retentissante du président dans le but de faire émerger les deux univers différents et superposés sur scène. Le passage est remarquable par

Figure 16 : Annotations faites pour les conduites pendant la tirade du président (Fond Jouvet, BNF)
Figure 16 : Annotations faites pour les conduites pendant la tirade du président (Fond Jouvet, BNF)

Transcription d’annotations faites par Marthe Herlin (Figure 16)

‘1/ le G avec un geste de degoût donne la
serviette au chs. – le G rentre dans le café
ressort avec une autre serviette et (tan-
dis que le Pr. parle) passant par derièrre le
premier rang de chaises et de guéridons Il
va à la F. la conduit jusqu’à la petite
table cour. en dehors de la terrasse et
la fait asseoir. Cependant le chas
agenouille aux pieds du Pr. continue de netto
yer le pantalon.
Pr. ↑? 2/ Retour au jardin 1er pl. par face devant
banc – Elle s’arrête
puis 2 0/ cht. et Jgl par au dessus
banc – Ils regardent un instant ce qui se
passe et « méprisants » ils sortent , par leur entrée
3/ Entrée du SM 1er pl. jardin par devant banc
et traverse scène rapidement, parlant avec
ses mains. Il va à la F. Colloque avec elle
ML rejoint Sg et cht.
4/ Passage par face de la Fl. qui va à la F
à qui elle offre l’iris géant-
5/ le chas. dégoûté se lève, abandonne le
nettoyage du pantalon, et rentre dans
le café – avec la carafe, la serviette et
les écharpes
le garçon passe un coussin sous les pieds de
la F – l’aide à se débarrasser de son collet
etc...?
6/ le Prp. et le C. dégagent ext. 1er plan
jardin par derièrre banc – le Prp en 1 dési
gnant coulisse jardin et semblant expli
quer quelque chose au C.
7/ Irma sort du café un paquet à la main,
passe par derièrre le 1er rang de guéridon –
va donner le paquet à la F et rentre
dans le café cela même façon
9/ le SV entre jardin passe derrière
groupe, regarde ce qui se passe traverse de
jardin à cour. petit colloque avec F’

sa singulière longueur. Nous ne venons d’en citer que la moitié ; elle compte une trentaine de lignes au total et contient tous les détails du mouvement des forains depuis le début de la pièce. Certes, c’est toujours le président qui se plaint de l’intervention importune des comparses. Il serait cependant un peu incohérent qu’il retienne par cœur tout ce qu’il a vu d’impertinent : n’aurait-il pu garder son sang-froid d’autant qu’il se souvient des comportements du petit peuple, alors qu’il se plongeait dans une discussion sérieuse au sujet de « l’Union bancaire » pendant que les forains ne cessent d’apparaître et de disparaître ? L’examen des manuscrits nous permet de supposer que Giraudoux écrit cette tirade de bonne heure et la garde tout au cours de l’élaboration du texte 679  : dans la version primitive, il l’attribue « par inadvertance » 680 au coulissier, ce qui explique que l’auteur sent, peut-être, une nécessité de la garder en la faisant prononcer par qui que ce soit.

En un sens, la tirade se présente sous forme d’infraction au « récit ». Dans le sens étroit du terme, le récit est « le discours d’un personnage narrant un événement qui s’est produit hors-scène » 681 . Malgré l’attitude perdue du président et ses mots d’injure extrême, ni la Folle ni ses amis n’en tiennent vraiment compte et restent calmes. Ce récit sous forme d’une réplique attribuée à un personnage dramatique a pour effet de mettre au point l’existence de deux univers parallèles. L’univers des forains est effectivement un espace « hors-scène ». Le président fait un rapport sur ses opposés – même si c’est d’une manière hystérique – en leur présence même. La scène est ainsi dédoublée de sorte que se produit un effet de superposition de deux mondes différents et parallèles.

Bien que l’auteur ne précise rien en ce qui concerne le jeu du groupe du chiffonnier pendant cette tirade, le metteur en scène accompagne cette tirade d’apparitions successives de flâneurs au café Francis : pendant que le président parle, presque tous les personnages dont le président prononce le nom apparaissent sur scène : Jouvet visualise ce qui est raconté par le président en le prenant au pied de la lettre. L’effet visuel de cette interprétation est tellement flagrant que l’image de l’univers des forains semble surimprimée sur le décor stylisé du café Francis.

Or, Giraudoux crée pour la Folle un autre univers supérieur à celui de ses amis. Rappelons que l’effet de surimpression surgit à la suite de l’apparition de la vieille. Avant l’entrée de celle-ci, l’écart entre les deux univers opposés saute aux yeux, mais c’est plutôt l’incompatibilité langagière et la contradiction entre les arguments qui s’imposent et donc la coexistence des deux univers ne se fait pas tellement remarquer. C’est comme si la présence de la Folle seule introduisait une autre dimension. En effet, le chiffonnier affirme qu’elle « vit dans un rêve », où tout est organisé à son gré.

‘Le chiffonnier : Vous, vous vivez dans un rêve. Quand vous avez décidé le matin que les hommes seraient beaux, les deux fesses que votre concierge porte au visage deviennent de petites joues à baiser. Nous, ce pouvoir nous manque. Depuis dix ans nous les voyons débouler, de plus en plus laids, de plus en plus méchants. 682

Ce que la Folle estime beau ne l’est pas aux yeux des comparses : il y a un décalage entre le signifié et le signifiant dans le système de perception de la Folle. Si bien qu’il lui manque beaucoup d’informations souvent importantes, notamment au sujet de la menace sérieuse d’invasion des « mecs ». Elle reste ignorante de ce danger présent, bien qu’elle fasse tous les jours sa promenade en surveillant « où en sont les mauvaises gens de Chaillot » 683 et qu’elle soit bien « chez elle » au café Francis, d’après Martial. Il est à noter que Giraudoux retouche son texte afin que la Folle devienne plus indifférente à cette situation critique : dans la version primitive, elle prend bien au sérieux le projet de l’exploitation de Chaillot car elle était déjà au courant de l’invasion. 684

Louis Jouvet réussit à souligner ce détachement de la Folle et la présence particulière de celle-ci en lui consacrant un autre espace que la terrasse. Dans la scène où elle prononce de longues tirades, elle est en face de Pierre à l’avant-scène. Un banc est posé sur la bordure du plateau pour que le spectateur le voie isolé, devant la terrasse du café. Le

Figure 17 : Les « Palotins » se rassemblent autour de la Folle (D.R.)
Figure 17 : Les « Palotins » se rassemblent autour de la Folle (D.R.)

sauveteur allonge le corps de Pierre sur le banc et commence les tractions. Comme Pierre est trop affaibli pour bouger, c’est la Folle qui s’approche de lui en avançant vers le banc pour lui raconter ce qu’est la « vie ». La surface de l’espace devant la terrasse où se trouve ce banc est à peu près pareille à celle du café ; le plateau du théâtre de l’Athénée est assez profond pour faire apparaître une certaine perspective de la scène : une autre sorte de décor que la façade du café paraît surgir en bordure du plateau. Certes, il n’y a qu’un banc simple privé de tous les accessoires. Toutefois, une fois que la Folle se met à parler, les petits personnages forains réapparaissent successivement et s’y rassemblent ; voilà un simple banc transformé en décor féerique par lequel se manifeste la particularité de l’univers créé par la Folle 685 .

S’impose le désordre extravagant dû aux comparses qui sont différents des affairistes aussi bien par la classe sociale, que par le langage, l’apparence et le comportement. Dans cette « toile de fond » tapageuse est découpée une autre dimension où se trouve la protagoniste. Ainsi, le public s’avance-t-il graduellement dans la fiction représentée sur scène. C’est ce qui invite le public à accepter l’ambiance fabuleuse de l’acte II qui se passe au sous-sol.

Notes
674.

Pierre D’Almeida, « Genèse et création : les sources ; la rédaction ; les difficultés de la création ; la distribution ; la musique et les décors », in Cahiers Jean Giraudoux 24, Paris, Grasset, 1996, p. 19.

675.

La Folle de Chaillot, p. 970.

676.

Il est intéressant de noter une autre preuve de la vigilance de Giraudoux en matière de démarcation entre les deux groupes. Dans une version antérieure, au début de l’acte I le chiffonnier se présente de la même manière que les affairistes en ramassant le billet de cent francs : « Je m’appelle Martial Clochet. Issu d’une honnête famille... » Malgré l’effet comique de cette scène, Giraudoux l’a supprimée. L’auteur a-t-il voulu éviter de mettre le chiffonnier sur le même pied d’égalité que les affairistes même si ce n’était que par le biais de l’ironie, parce que la nature des personnages n’était pas encore révélée aux yeux du spectateur ?

677.

Catherine Nier, op. cit., p. 214.

678.

La Folle de Chaillot, p. 966.

679.

Nous constatons également que le style de ce passage prend un aspect du « morceau de bravoure » qui symbolise la rébellion des pauvres.

680.

Citons la notice de l’édition de la Pléiade : « L’attribution de cette réplique du coulissier résulte d’une inadvertance de Giraudoux : il serait fort étonnant que celui-ci fasse allusion à des incidents auxquels il n’assistait pas et qu’on ne lui a pas racontés depuis son entrée en scène » p. 1748.

681.

Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, p. 325.

682.

La Folle de Chaillot, p. 983. Une réplique qui contient quasiment le même sens que celle-ci a été originellement attribuée à la Folle même. « J’ordonne aux hommes d’être beaux, le jour où je suis lasse de les voir laids et ils embellissent à vue d’œil. [...] Le pharmacien aussi. Les deux fesses qu’il a au visage deviennent d’adorables grosses joues. » (voir la version primitive, p. 1752) Il est à noter que le pouvoir magique et irréel de la Folle est devenu mieux objectivé et crédible à la suite du changement de propriétaire de la réplique.

683.

La Folle de Chaillot, p. 979.

684.

Voir : la version primitive, pp. 1755-1756.

685.

C’est au cours des répétitions que l’idée de l’emploi de ce siège long est venu à l’esprit de Jouvet. La présence du banc était impérative pour la mise en scène, d’après le témoignage de Bérard : « j’ai gardé le banc, parce que ce banc était nécessaire à l’action » (Cahiers Jean Giraudoux 24, p. 88), bien que dans le texte, il n’y ait pas d’indication scénique qui ordonne son existence. Jouvet a dû penser de bonne heure à ne pas utiliser le cadre de la terrasse du café comme lieu de cette scène.