2. Le monde chimérique de l’acte II

Logiquement, le sous-sol est aussi réel que le café. Mais, celui-ci représente la quotidienneté tandis que celui-là une réalité inaperçue. Autre face cachée et obscure de la ville, l’espace du sous-sol symbolise plusieurs choses qui sont en marge de la vie sociale et s’écartent de la norme. D’abord, son image évoque les activités clandestines. Les criminels et les fugitifs s’y réfugient. Ensuite elle est considérée comme une sorte de carrefour de saints et de démons : les adeptes de la magie noire y ont dressé autrefois leurs autels, alors qu’auparavant les chrétiens persécutés y faisaient leurs messes. Enfin, le sous-sol est un terminus dogmatique pour ceux qui renoncent à s’installer à la surface de la terre. C’est pourquoi il contient une autre valeur, voire supérieure aux deux premières : c’est un lieu où se produit le renversement total des valeurs. Pour ceux qui sont désespérés dans la vie sociale, le sous-sol donne une autre vie et pour les autres, il reste obscur et effrayant ; c’est après être sorti de l’égout que le héros des Misérables se retrouve finalement libéré de son persécuteur fatal, qui va se suicider. Il est à noter également que La Folle de Chaillot est rédigée sous l’Occupation allemande, où la mémoire horrifiante de bombardements est toujours présente dans l’esprit collectif des Parisiens. C’est dans la plupart des cas au sous-sol que les gens s’abritaient pour fuir le désastre. Dans la cave il n’y avait que l’égalité devant la mort. Ceux qui habitaient aux étages devaient, même s’ils ne le voulaient pas, y rester en se mêlant avec les autres, c’est-à-dire les pauvres, ceux qui habitaient à l’entresol ou tout en haut sous les combles. Cet aspect métaphoriquement polysémique est transposé dans la pièce.

Le dialogue entre Aurélie et l’égoutier de la scène première sert de guide pour le spectateur. Celui-ci, qui finit par faire confiance aux paroles aussi divagantes qu’enchanteresses de la Folle à la fin de l’acte précédent, trouve en elle une présence familière qui le conduit dans un monde inhabituel. En écoutant la conversation dirigée uniquement par la Folle, - parce que c’est toujours elle qui pose des questions et l’égoutier ne fait qu’y répondre - il se fait une image originale du sous-sol : un endroit où les égoutiers mènent leur vie, bien que d’une manière plus ou moins singulière, de même qu’il y a des habitants qui mènent la leur sur la surface de la terre. Le spectateur peut recommencer à suivre l’action même après avoir été stupéfait de voir la scène si brusquement changée au début de l’acte. Cela est nécessaire, car l’acte II est nettement chimérique par rapport à la réalité originalement transposée dans l’acte I : la réunion des quatre folles, le tribunal imaginaire, le rêve d’Aurélie et le miracle à la fin. Giraudoux mesure le dosage d’irréalisme et d’excès d’excentricité par le moyen de cette petite conversation étrange entre ces deux habitués du sous-sol.

L’aspect chimérique éclate aussitôt qu’entrent Constance et Gabrielle, amies d’Aurélie, la Folle de Chaillot. Leur caractère est aussi chimérique que leur apparence : elles s’habillent d’une manière aussi insolite que les vraies folles parisiennes en même temps qu’elles ont chacune leur « marotte » qui serait considérée comme particulièrement anormale dans le réel quotidien. Si les deux folles sont toutes deux visionnaires, la troisième, soi-disant forte dans le domaine juridique, a une prise de position si puissante que la scène se transforme en procès fictif pendant lequel le chiffonnier joue le rôle du prospecteur. Le côté fictif de l’acte I est graduellement accentué et le public peut s’y habituer par étapes ; une dimension relativise une autre qui y est superposée. Pourtant dans l’acte suivant, l’irréalisme explose à cause de la déraison des folles. Chose curieuse, la déraison est représentée par deux moyens que Giraudoux exploitait dans d’autres pièces auparavant : c’est d’un côté, la mise en valeur des présences invisibles, de l’autre côté, la mise en abîme de l’action principale.

Constance « amène » Dicky, son chien mort, sans que personne ne le voie. Gabrielle prétend qu’un visiteur invisible vient lui rendre visite. Elles sont si visionnaires que la réunion des folles devient une sorte de divagation. Curieusement, c’est la raison d’Aurélie, qui s’oppose à leurs visions chimériques, alors que l’atmosphère fantasmatique incarnée par cette protagoniste l’emportait sur l’extravagance des forains dans l’acte I.

‘Aurélie : Puisque, pour toi, c’est une illusion, qu’est-ce que cela te fait ? ...Tais-toi... 686

Aurélie : Vous n’avez pas plus d’œil que d’oreille, Gabrielle. 687

La déraison de ses amies est relativisée par les répliques judicieuses d’Aurélie. Pourtant, cette espèce de discernement n’est pas suffisante pour adoucir le trait chimérique de la scène. L’invisible causé par les chimères des Folles empêche le spectateur de suivre logiquement ce qu’elles font. Par exemple, Constance a des sautes d’humeur au sujet de Dicky. Tout en faisant semblant de jouer avec son chien invisible, elle renie soudainement cette présence : « d’ailleurs, je ne l’avais pas amené ». À cause de ses enfantillages, le spectateur ne peut qu’être aussi stupéfait qu’Aurélie. Quant à Gabrielle, elle s’amuse à laisser ambiguë l’existence de son invité :

‘Constance : Est-il ici, oui ou non, Gabrielle ?
Gabrielle : Je ne suis pas autorisée à vous le dire ! 688

Dans Intermezzo, il y a la scène où Isabelle prétend voir le spectre que le contrôleur en face d’elle n’aperçoit pas. Au contrôleur qui insiste sur la tromperie de ce spectre et qui va s’affronter à celui-ci en le touchant et en le voyant, Isabelle répond qu’il ne le toucherait jamais parce que ce spectre est à ce moment-là présent à côté d’eux :

‘Isabelle : Vous ne le verrez jamais.
Le Contrôleur : Pourquoi ?
Isabelle : Parce qu’il est déjà là !
Le Contrôleur : Où, là ?
Isabelle : Là, près de nous : il nous regarde en souriant !
Le Contrôleur : Ne plaisantez pas ! 689

D’après le livre de conduite 690 que nous avons consulté, Jouvet ne fait pas entrer le spectre pendant ce dialogue. Le public est donc aussi intrigué que le contrôleur par ce qu’Isabelle dit. Giraudoux laisse la possibilité de plusieurs interprétations à cette scène. D’Isabelle ou du contrôleur, lequel est visionnaire ? Est-ce qu’elle se moque de lui en faisant semblant de voir le spectre ? Quant à l’acte I d’Ondine, des ondines apparaissent les unes après les autres pour harceler Ondine qui croit à l’honnêteté de son amoureux, le Chevalier Hans. Lors de la création, ces ondines apparaissent réellement dans la grotte du pêcheur, alors qu’en 1949 lors d’une tournée, elles n’apparaissent pas : « mouvement de H et O vers l’apparition, comme s’ils la voyaient » note Marthe Herlin 691 . Il est palpitant de penser que le principe de base de Jouvet sur l’équivoque des objets sur la scène a évolué ; lors de la création d’Intermezzo, Jouvet était vraiment gêné 692 par l’équivoque de la nature vivante ou morte, visible ou invisible du spectre ; en mettant en scène la pièce posthume de son auteur favori, il comprend mieux l’effet de maintien de l’ambiguïté en laissant divaguer les deux folles visionnaires ; en 1949, cinq ans après la mort de l’auteur, le metteur en scène remplace l’apparition réelle et successive des ondines par une vision des deux protagonistes 693 .

Par ailleurs, les répliques attribuées à Joséphine, dernière arrivée, ne paraissent pas tellement extravagantes. Mais ce n’est qu’en apparence. Elles ne semblent pas décalées parce qu’elles sont complètement mensongères : Joséphine a recours à un système présent dans la réalité extérieure, le procès, quand les autres amies d’Aurélie ne font qu’étaler leur chimère. Dès lors, la manie de « plaideur » chez Joséphine exerce une influence déterminante sur toute la scène en la transformant en tribunal imaginaire. L’écart entre l’univers scénique et la réalité extérieure devient plus embrouillé qu’accentué, car, par l’autorité de Joséphine, l’univers intrinsèquement faux est imprimé sur un autre qui est non moins chimérique. Ce procès imaginaire est une sorte d’inversion des valeurs du vrai et du faux. Pour mettre à l’écart la puissance à la fois imposante et chimérique de Joséphine, les folles n’auraient d’autres moyens que de se sacrifier : Constance est « proscrite » de cet univers, à cause de sa naïveté qui l’empêche de comprendre la nécessité de traiter le chiffonnier comme le prospecteur accusé :

‘Aurélie : Tu as à questionner cet ignoble individu ?
Constance : Oui, je voudrais savoir comment on fait ressouder les boîtes de conserve vides. J’en ai justement deux.
Le chiffonnier : Vous me les donnerez. Je vous ferai ça à l’autogène.
Joséphine : Constance, attends la fin du débat. Tu es exclue de la discussion. 694

Toutefois, ni Giraudoux ni Jouvet ne désirent laisser place à une imagination trop débridée dans cette scène. L’auteur ne manque pas d’interrompre la plaidoirie par les huées des comparses, qui sont chargées de relativiser l’irréalité du procès imaginaire. Ces « spectateurs » bruyants s’attachent à accuser la personnalité du chiffonnier qu’ils connaissent, tout en écoutant ce dernier plaider en tant que prospecteur. Nous n’en citons qu’un exemple : tandis que le prospecteur-chiffonnier explique sa générosité, le jongleur constate l’avarice de son ami chiffonnier : « Et comment ! Tu n’es pas fichu de donner deux sous au sourd-muet ! » Il semble que pour interpréter cette scène, l’idée est venue à Jouvet de retarder l’entrée des comparses : dans le texte, il est écrit : « Apparaissent derrière lui [= le chiffonnier] les autres comparses, jongleurs, marchand de lacets, etc. » ; d’après cette didascalie, non seulement le chiffonnier mais aussi les comparses peuvent être au courant des règles du jeu de ce procès imaginaire, alors que le metteur en scène ne fait entrer les personnages secondaires du tribunal provisoire qu’au moment où Joséphine leur demande de s’approcher 695 .

La confusion du vrai et du faux par un jeu incrusté dans l’action principale est un procédé que Giraudoux développe lors de L’Impromptu de Paris. A travers la discussion menée entre « Jouvet », joué par Jouvet lui-même, et Robineau le seul personnage censé être fictif, Giraudoux fait disparaître la distinction entre le réel et l’irréel de la nature des personnages. Cela entraîne une sensation de vertige chez le public. La question de l’alternative du vrai et du faux mise à part, cette confusion qui forme une mise en abîme a pour effet de souligner non pas l’univocité du sujet dont on parle dans la pièce mais chacun des détails incompatibles les uns avec les autres et qui causent le vertige. Dans La Folle de Chaillot, il emploie le procédé encore une fois. La situation tellement complexe de ce débat pseudo-juridique ne révèle pas une seule vérité, mais plusieurs.

Notes
686.

La Folle de Chaillot, p. 995.

687.

Ibid., p. 997.

688.

Ibid., p. 1004.

689.

Intermezzo, p. 321.

690.

Op. cit.

691.

Le livre de conduites que nous avons examiné à ce sujet est conservé au Fonds Jouvet de la BNF. Cote : LJMs 61.

692.

Voir : p. 124.

693.

L’idée de ne pas utiliser de vrais acteurs dans cette scène est peut-être née pendant les tournées en Amérique du Sud. Faute d’actrices, Jouvet n’est-il pas résolu à monter la pièce avec moins d’acteurs que lors de la création en réduisant leur nombre ?

694.

La Folle de Chaillot, p. 1015.

695.

Dans le livre de régie nous lisons l’indication scénique suivante : « Entrée Chi., 1er plan cour – les Pals (= palotins) restent dans la porte ». De même, il y a une autre indication après la réplique de Joséphine « vous pouvez approcher. Vous autres ! L’audience est publique », « Entrée Pal SM (=sourd muet) sur escabeau »