3. LaFolle rêve

L’irréalisme atteint un sommet dans la scène de sieste de la Folle. Après que les autres personnages sont dispersés, Aurélie s’allonge sur son lit, ferme les yeux et rêve. L’effet est impressionnant, car la scène bouscule, d’une manière plus radicale que jamais, le principe de base de l’alternative réel-irréel de cette pièce. La Folle de Chaillot commence par une réalité parisienne et finit par une ultime hallucination.

Pour suivre le crescendo de l’irréalisme et affirmer l’importance dramaturgique de la scène de sieste de la protagoniste, suivons ce que fait dans la pièce Pierre, ce jeune garçon qui est tourmenté et chanté par les affairistes dans l’acte I. Pierre d’Almeida résume ce rôle : « Entre leur [= le président et le prospecteur] monde et celui des comparses, il ne peut y avoir en effet de communication. Seul Pierre passe de l’un à l’autre, en une délicieuse parodie de mort et de résurrection symboliques qui constitue, [...] la seule péripétie ». 696 La fonction de ce rôle est capitale : c’est sous son signe que le spectateur s’initie, et ensuite adhère à l’univers spécifique de la Folle. Quand le jeune garçon voit cette dernière, les yeux ouverts, il s’étonne de l’apparence et des propos extravagants de cette dame en face de lui de façon que le public en est stupéfait. Alors que ce dernier regardait la scène sans pouvoir s’identifier à personne car les personnages paraissent fantasques malgré leur apparence réaliste, il se hâterait de s’identifier à ce jeune noyé qui parle correctement contrairement aux autres. Mais, c’est Pierre qui s’intègre le plus dans le monde chimérique de la Folle dans l’acte II. Ainsi Giraudoux aide-t-il son public à se rallier à la dimension extraordinaire où se trouve la protagoniste.

D’abord, pour mettre en évidence l’efficacité persuasive de ce que la Folle prononce, l’auteur fait en sorte que le sergent de ville essaie de persuader le jeune homme de ne pas se suicider, mais les propos du sergent ne sont pas assez convaincants pour retenir le jeune désespéré. Le sergent de ville parle de sa vie quotidienne et de son loisir préféré, de même que la Folle parle des siens. Les « passions » du sergent ne concernent que ce qui existe vraiment et ne demandent aucune faculté d’imagination comme « le piquet » « le vin chaud » et « Thérèse ». Le manque de pouvoir persuasif de ces paroles empreintes de réalité quotidienne s’oppose à la puissance magique des tirades issues de la dimension irréelle de la protagoniste. Ensuite, l’auteur fait en sorte que l’attitude du jeune homme change brusquement dès la première réplique de la « comtesse ». Au début il ne prononce que des mots de négation : « Laissez-moi ! Laissez-moi ! » « Je veux me tuer ! » ou « Sûrement pas ». C’est comme s’il se révoltait contre ceux qui le retiennent. En revanche, un excès d’émotion lui coupe la parole dès qu’il entend parler son interlocutrice.

‘Le jeune homme s’est levé sur son coude et s’est mis à écouter avidement.
Pierre : Ô Madame ! Ô Madame ! 697

Entre le Pierre étiolé qui dit « vous avez de la chance... » et celui qui « écoute avidement », l’auteur n’insère qu’une seule tirade de la Folle. L’apparition successive d’Irma, de Martial et des autres autour du banc accentue le côté magique des tirades portant sur la vie quotidienne de la Folle. Quant à Jouvet, il les fait entrer plus tôt que la didascalie ne l’ordonne 698 , c’est-à-dire dès le commencement de la première tirade. Le changement brusque d’humeur du jeune noyé et l’apparition des forains se produisent donc simultanément dans la mise en scène. Ce petit remaniement fait par le metteur en scène a pour effet de visualiser le pouvoir des propos de la Folle. Les petites figurines apparaissent et s’installent autour du banc comme si un mot magique les appelait. Pour faire comprendre plus nettement le lien entre le jeune homme et la vieille femme, Giraudoux termine l’acte I par un échange de répliques.

‘La Folle : Vous, Fabrice, vous me reconduisez. Si, si, vous allez venir. Vous êtes encore trop pâle. J’ai de la vieille chartreuse. J’en bois un verre tous les ans, et l’année dernière j’ai oublié. Vous le boirez.
Pierre : Si je peux vous rendre service, Madame.
La Folle : Sûrement, vous pouvez me rendre service. On n’imagine pas ce qui est à faire dans la chambre où un homme n’a pas pénétré depuis vingt ans. 699

S’agissant de la scène de rêve, le caractère irréel du rôle de Pierre atteint la perfection, car il ne s’y trouve plus de distinction entre le vrai et le faux.

‘La Folle s’endort. Irma sort sur la pointe des pieds. Pierre entre, le boa sur le bras. Il regarde avec émotion la Folle, s’agenouille devant elle, lui prend les mains.
La Folle, toujours yeux fermés : C’est toi, Adolphe Bertaut ?
Pierre : C’est Pierre, Madame.
La Folle : Ne mens pas. Ce sont tes mains. Pourquoi compliques-tu toujours ? Avoue que c’est toi.
Pierre : Oui, Madame.
La Folle : Cela te tordrait la bouche de m’appeler Aurélie ?
Pierre : C’est moi, Aurélie. 700

Selon l’indication scénique, La Folle « s’endort ». Il est logique de supposer que Pierre, entrant dans la pièce pendant qu’elle dort et divague, lui répond tout en sachant que ce qu’elle dit n’est qu’une divagation. Elle rêve sans doute... Dès que Pierre se prend – ou fait semblant de se prendre – pour Adolphe Bertaut, ancien amant d’Aurélie, celle-ci déverse

Figure 18 : La Folle dort et rêve sur son lit à baldaquin (Marguerite Moréno)
Figure 18 : La Folle dort et rêve sur son lit à baldaquin (Marguerite Moréno)

un torrent de paroles plaintives à Pierre, supposé Adolphe Bertaut : « pourquoi m’as-tu quittée, Adolphe Bertaut ? Elle était si belle, cette Georgette ? » Au bout de quelques séries d’échanges de paroles, le dialogue étrange entre la Folle et Pierre-Adophe se termine par ce passage :

‘La Folle : Et maintenant, adieu... Je sais ce que je voulais savoir. Passe mes mains au petit Pierre. Je l’ai tenu hier. À son tour aujourd’hui... Va-t’en !
Pierre a retiré ses mains, puis repris les mains de la Folle. Un silence. Elle ouvre les yeux.
La Folle : C’est vous, Pierre ! Ah ! Tant mieux. Il n’est plus ici ?
Pierre : Non, Madame. 701

La scène suscite beaucoup de questions : d’abord, bien qu’Aurélie soit endormie, pourquoi peut-elle dire « Passe mes mains au petit Pierre » ? Ne serait-ce pas parce qu’elle ne dort pas mais fait semblant de dormir et que par conséquent elle sait que Pierre joue le rôle d’Adolphe pour plaire à celle qui lui a sauvé la vie la veille en tenant ses mains de toutes ses forces ? Mais si c’est le cas, comment cette indication scénique « La Folle s’endort » peut-elle être interprétée ? D’ailleurs, est-ce que Pierre sait qui est Adolphe ? La succession de ces questions sans réponse nous amène à la question importante : finalement, la scène n’est-elle pas la visualisation du rêve qu’elle fait pendant qu’elle s’allonge sur son lit ? Giraudoux donne au public l’impression de s’avancer dans le passage menant directement dans la peau d’Aurélie rêvant : la salle voit la même chose que le personnage. Cette réponse hypothétique n’est pourtant pas suffisante, parce qu’elle engendre une autre question à laquelle il est plus difficile de répondre : quand le rêve d’Aurélie a-t-il commencé ? Est-ce depuis l’entrée de Pierre dans cette scène ? Ou bien, le brouhaha provoqué par un faux procès n’était-il qu’un rêve aussi ? Mais peut-être le premier tête-à-tête entre la Folle et Pierre fait-il partie du rêve également ? Finalement, la pièce entière n’est-elle pas la visualisation du rêve d’Aurélie ? L’indication scénique que Jouvet a donnée à Moréno pour cette scène est la suivante : « jeu de la Folle. Soupirs, agitation des mains comme quelqu’une qui fait un cauchemar (sic) ». Jouvet comme l’auteur ne cherche pas à préciser les frontières entre le rêve et la réalité ; tout simplement, il fait en sorte que le sommeil de la Folle ne soit pas une feinte.

A travers la transformation de Pierre, du réel à l’imaginaire, l’accélération de l’irréalisme est ainsi mise en relief. Mais l’onirisme ne s’arrête pas là. Après avoir enlevé les frontières entre le réel et l’irréel par le moyen de la scène de rêve, Giraudoux fait assister ses spectateurs à un spectacle plus fabuleux que jamais. Premièrement, Aurélie reste toute seule au sous-sol et accueille ses ennemis qui viennent chercher le pétrole : ils sont piégés par la fausse rumeur lancée par la Folle sur le gisement pétrolifère souterrain de Chaillot. Elle les fait entrer dans le passage qui descend presque à pic et ferme la dalle pour les faire disparaître à jamais. Après ce massacre réalisé à l’insu des autres, les amis d’Aurélie rentrent. Le spectacle est brusquement figé et le sourd-muet parle tout seul, ce qui constitue un deuxième spectacle fabuleux. La scène bascule vers une étrangeté complète :

‘Les paroles des amis de la Folle ne sont plus perceptibles. Ils parlent entre eux, pleins de joie. On voit leurs lèvres remuer, mais on n’entend que le sourd-muet. Le mur opposé au mur du souterrain s’est ouvert, et des cortèges sortent, que seule la Folle voit... 702

Les cortèges des « bons » sortent les uns après les autres pour saluer la protagoniste. Seul le sourd-muet en est témoin. En transformant la scène entière en l’univers du sourd-muet qui est dénué de langage, l’auteur ne donne aucun indice qui permette de distinguer la nature vraie ou fausse du miracle. Le spectateur est obligé de se demander, après avoir assisté au spectacle, si ce qui semble réel au début par rapport à l’irréalisme relativisé était vraiment « réel ».

Jean-Pierre Sarrazac souligne la place capitale de Strindberg quand il s’agit de l’invention de la forme dramatique du « jeu de rêve » :

‘C’est à Strindberg que l’on doit l’invention de cette forme dramatique spécifique. En 1901, le dramaturge suédois intitule une de ses pièces les plus fameuses, que nous connaissons en France sous le titre de Le Songe : Ett drömspel, c’est-à-dire, littéralement, Jeu de rêve. En outre, préfaçant Le Songe, il désigne rétrospectivement sa première œuvre dramatique d’après la crise d’Inferno, Le Chemin de Damas (1898), comme son premier « jeu de rêve ». [...]
D’ailleurs, ces deux pièces de Strindberg ont une particularité que n’avait pas L’Assomption de Hannele Mattern : elles jouent avec le rêve, elles brouillent sciemment les frontières du rêve et de la réalité, alors que la pièce de Hauptmann – symboliste sur une infrastructure typiquement naturaliste – séparait assez nettement les deux niveaux. 703

Même si la structure de Sodome et Gomorrhe est proche du Songe de Strindberg, on ne saurait dire que la pièce de Giraudoux est un jeu de rêve, puisque la conscience narrative de deux divinités est stable et ne donne pas d’effet de vertige. Alors qu’Agnès, la fille d’Indra qui s’égare dans le monde humain, ne sait comment retourner à son propre univers et ne fait que s’installer sur terre sans faire appel au pouvoir qu’elle aurait pu exercer en fonction de sa véritable identité, l’Ange, dans la pièce de Giraudoux ne mélangent pas le lieu où l’Archange se trouve et le lieu où les dernières disputes humaines ont lieu en ce bas du monde. Par ailleurs, si nous prenons le « jeu de rêve » au pied de la lettre, il faudrait évoquer une autre pièce de Giraudoux : Judith. Vers la fin de la pièce, le garde dort et non seulement la protagoniste, mais aussi le public assistent à une apparition hallucinatoire : le garde se dresse et parle avec une autre voix que la sienne pour s’adresser à l’héroïne au nom de Dieu. Mais, si l’essentiel de ce procédé de détour réside dans le fait que « les frontières du rêve et de la réalité » sont sciemment brouillées, Giraudoux parvient à utiliser le procédé particulièrement proche de l’art du détour strindbergien seulement dans La Folle de Chaillot.

Mais Giraudoux va plus loin. Il complique le procédé : il orchestre son jeu de rêve dans sa pièce posthume pour maximiser plus que jamais l’effet d’irréalisme en mettant en avant la figure de folie incarnée par la protagoniste. En effet, Pierre d’Almeida dit que la dramaturgie de La Folle de Chaillot se fonde sur le fait que « tout se passe donc comme si Aurélie, [...] se tenait de l’autre côté de la frontière entre le rêve et la vie, la folie et la raison 704  ». Il faut souligner qu’ici deux paires de termes opposés sont juxtaposées : « le rêve et la vie, la folie et la raison ». À la différence du Songe de Strindberg, Giraudoux ne dit pas s’il s’agisse d’un rêve ou d’une réalité. Au lieu de le préciser, il fait apparaître une protagoniste chez qui deux irrationalités se conjuguent : la folie et le rêve. Le fait que le spectateur regarde le personnage appelé « Folle » rêver en scène provoque une hallucination profonde, car la question « qui rêve finalement ? » est laissée sans réponse. Est-ce que le public voit un rêve d’Aurélie ? Ou bien est-ce que c’est le public qui rêve en voyant évoluer des personnages pittoresques ? Le statut sujet-objet du spectateur est ainsi perturbé et il est résolu à être impliqué dans le monde fictif de Giraudoux.

Notes
696.

Pierre d’Almeida, op.cit., p. 19.

697.

La Folle de Chaillot, p. 977.

698.

Selon la didascalie, c’est après la quatrième tirade de la Folle qu’ « Irma et la plupart des comparses sont arrivés et écoutent », alors que Jouvet pense les faire réapparaître dès le début de la deuxième : Marthe Besson-Herlin note dans le livre de régie à côté de la tirade concernée, « les palotins en groupe fermé en partie de dos au public ».

699.

La Folle de Chaillot, p. 988.

700.

Ibid., p. 1018.

701.

Ibid., p. 1021.

702.

La Folle de Chaillot, p. 1029.

703.

Jean-Pierre Sarrazac, Jeux de rêves et d’autres détours, p. 58.

704.

Pierre d’Almeida, « Une vision nervalienne de ‘la Folle’ », in Cahiers Jean Giraudoux 25, p. 35.