II Figure de la folie

La dernière question que nous devons aborder est la suivante : pourquoi dans la dernière pièce de Giraudoux, la protagoniste s’appelle-t-elle une « folle » et rêve-t-elle ? Nous venons de voir que cela a pour effet de faire de la pièce un rêve dont ni le début ni la fin ne sont exacts. C’est un rêve illimité, sans cadre précis. Mais, nous ne saurions dire jusqu’ici la raison pour laquelle la pièce a besoin de cette curieuse structure puisque Giraudoux ne s’est pas attardé sur ce sujet. Il vaudrait mieux rappeler plutôt qu’elle est une des dernières pièces de l’auteur 705 . La folie et le rêve sont évoqués en même temps dans la pièce dont l’auteur retouche le texte jusqu’à quinze jours avant son décès. Ce fait biographique nous invite à relire la pièce comme un texte testamentaire.

Qu’est-ce que l’écriture dramatique de Giraudoux réussit à mettre en scène grâce à l’oscillation perpétuelle entre le réel et l’irréel causée par la nature originale de la protagoniste ? Pour y répondre, nous diviserons ce dernier chapitre en trois parties. Nous parlerons d’abord de l’affinité de deux « moi », l’un est narrateur du roman, l’autre prend la forme d’une conscience rêveuse de la vieille dame. À la suite de l’émergence de ce « moi » narratif, Giraudoux réussit à rendre l’écriture dramatique aussi polyphonique que l’écriture romanesque. C’est dans ce sens que la pièce peut se lire comme un perfectionnement de la dramaturgie narrative chez cet auteur. Fait curieux, dans l’écriture ainsi « romanisée » qu’est La Folle de Chaillot, beaucoup de passages et de procédés nous paraissent renvoyer à des réflexions sur le théâtre faites par le metteur en scène, Louis Jouvet. La pièce est testamentaire en ce sens que plusieurs « écritures » convergent dans le seul texte : dramatique, romanesque et scénique.

Notes
705.

Il n’est certes pas possible d’isoler la rédaction de la pièce de celle d’autres oeuvres telles que Sodome et Gomorrhe, Pour Lucrèce, ou bien Béthanie, texte du film tourné par Robert Bresson, Les anges du Péché, publié en 1943. Giraudoux rédige La Folle de Chaillot en travaillant pour ces autres oeuvres pendant le début des années quarante. Mais pour cette pièce il a travaillé presque jusqu’à la fin de sa vie car il a renvoyé à l’éditeur ses corrigés seulement quinze jours avant son décès. Sans doute a-t-il travaillé en même temps à Pour Lucrèce également, comme l’indique Marthe Besson-Herlin dans la notice de l’édition de La Pléiade.