1. Emergence du « moi » narratif

Le personnage principal de la dernière pièce de Giraudoux et le narrateur de l’oeuvre originale de sa première pièce ont des points communs intéressants. Nous allons en évoquer trois. D’abord, la description détaillée de petites choses par leur regard observateur. La Folle mène sa vie avec des petites gens, de petits animaux, des existences mineures. Les propos qui sauvent la vie de Pierre ne sont pas des mots d’encouragement mais la description banale de la vie quotidienne d’Aurélie. Elle se promène dans la ville parisienne pour surveiller les méchants : « je vais surveiller où en sont les mauvaises gens de Chaillot ». Elle voit entrer ses ennemis chez l’orthopédiste, chez le coiffeur et en sortir « sales, boiteux, avec de fausses barbes » ; elle pense au « platane du musée Galliera » et au « chien du boucher de la rue Bizet » puisque les méchants en veulent à leurs vies. Elle sait pourquoi le « lévrier de la duchesse de La Rochefoucault » 706 maigrit : la duchesse ne sait pas le vrai nom de son chien. Toutes ces réalités banales qui seraient restées inaperçues si elle n’en parlait pas évoquent la narration divagante de Jean. De même que le sort du platane, du chien ou du lévrier n’a pas de rapport avec la fable de la pièce – s’il en y a une -, le narrateur de Siegfried et le Limousin détaille de petites choses qu’il retrouve par hasard dans la rue, bien qu’elles n’aient rien à voir avec ce que Jean a à faire à ce moment-là.

Ensuite, Aurélie ignore la frontière étanche entre le présent et le passé. Par exemple, Jean Tardieu dit qu’« elle a installé son décrochez-moi-ça 1900 » 707 , car ses vêtements sont comme une espèce de passé incarné :

‘Jupe de soie faisant la traîne, mais relevée par une pince à linge de métal. Souliers Louis XIII. Chapeau Marie-Antoinette. Un face-à-main pendu par une chaîne. Un camée. Un cabas 708 .’

Le personnage utilise au lieu du talc à l’américaine la poudre d’amidon qu’elle avait « depuis 1914 » et préfère les vraies dents aux dents de « ciment ». Du reste son attachement au passé est tellement fort qu’il fait disparaître la frontière entre le visible et l’invisible : Aurélie voit Constance plus jeune et plus belle à côté de celle qui « enfourne » les gâteaux qu’Aurélie sert 709 . Comme le dit Pierre D’Almeida, cette vénérable héroïne « possède la faculté de glisser de l’un à l’autre» 710 , notamment en ce qui concerne les êtres vivants. Aussi sa temporalité diachronique entraîne-t-elle également la négation de sa propre vieillesse. Dans la scène de ses retrouvailles avec Adolphe Bertaut, elle prétend, les yeux fermés, ne pas avoir pris d’âge :

‘Pierre : Oui, j’ai vieilli.
La Folle : Moi pas. 711

Naturellement, elle nie l’image qu’elle voit dans le miroir.

‘La Folle : Vous vous regardez non pas dans la glace, elle est fausse, mais dans le dessous du gong en cuivre qui a appartenu à l’amiral Courbet [...] 712

La Folle : Je n’ouvre jamais l’armoire à glace, à cause de cette vieille femme [...] 713

La mélange du passé et du présent se produit chez Jean également. Il perd presque la notion de temps quand il retourne à Munich pour la première fois après la guerre de 1914. Du reste, le récit entier ne s’avance pas toujours au présent, car il est une sorte de patchwork de plusieurs temps.

Troisièmement, non seulement Jean mais aussi Aurélie ont un secret. Aurélie vit sans jamais poser la question capitale qu’elle voulait prononcer de tout son coeur depuis longtemps : « Pourquoi tu m’as quittée, Adolphe Bertaut ? » 714 Jean cherche à dire la vérité à Siegfried dès qu’il le retrouve pour la première fois après la guerre en tant que professeur de français, mais il n’y réussit jamais. C’est Zelten qui dévoile la moitié du secret en disant que Siegfried n’est pas allemand, mais Jean n’ose pas dire l’autre moitié, qui est plus importante, même quand il accompagne Siegfried endormi dans le train qui le ramène pour la France. Dans les deux cas, c’est seulement le spectateur/le lecteur qui voit et comprend combien ils sont attachés à leur secret. Le lecteur est le témoin de ce qu’il y a dans le for intérieur de Jean : celui-ci ose venir en Allemagne pour chercher Forestier, dit plusieurs fois « j’avais à ravir Forestier » 715 , écrit la composition intitulée « la mémoire. Un Limousin rappelle à son ami, qui a tout oublié, leurs souvenirs d’enfance » sans réussir à la transmettre à Siegfried à cause du coup d’Etat provoqué par Zelten. Quant à Aurélie, elle répète le nom d’Adophe Bertaut souvent : Pierre « est beaucoup plus joli qu’Adolphe Bertaut ? » « Adolphe Bertaut n’avait pas de bec-de-lièvre » 716 ; « Du temps d’Adophe Bertaut [...]» ; « Mais vous n’êtes pas là pour me parler d’Adophe Bertaut » 717 . Il est vrai qu’à force d’être répétés, le nom et la personne désignés par le nom perdent leur individualité ; ils symbolisent la jeunesse et le passé de la Folle comme les autres objets et les références qui évoquent le passé. Pourtant, dans la scène de rêve, à laquelle assistent seulement la Folle et le public, elle pose à Pierre-Adophe ladite question, ce qui a pour effet de mettre en évidence la perte irrémédiable de cet amour passé qui torturait depuis toujours la vieille femme.

Les deux textes, dont l’un est publié en 1922 sous forme de roman, l’autre créé en 1945 au théâtre, sont encadrés par une conscience rêveuse. Ce n’est certes pas un rêve à proprement parler, mais une structure onirique qui nous incite à nous demander si c’est un rêve ou une réalité. Au milieu du roman, Giraudoux évoque la possibilité d’un curieux dédoublement : Jean devient Siegfried, Siegfried devient Jean, dans un rêve de ce dernier 718 . Au bout d’un roman plein d’onirisme, dans la dernière scène, le narrateur dit : tout dormait « hormis moi qui regardais Forestier endormi, dans le wagon qui nous menait au Limousin » 719 . Le lecteur pourrait se demander : qui regarde qui ici ? C’est que l’on ne saurait prendre à la lettre ce propos prononcé par celui qui se dédouble. En le disant, est-il réveillé ou pas ? Ne voit-il pas son double tout en croyant regarder Forestier endormi ? Cette complication nous fait penser à la fin pleine d’onirisme de La Folle de Chaillot. Dans les deux cas, l’univers fictif de Giraudoux oscille entre deux extrêmes, le réel et l’irréel, sans que la frontière de ces deux notions opposées soit précisée. C’est pourquoi nous voyons l’émergence du « moi » narratif dans l’avènement de la Folle rêveuse dans le théâtre de Giraudoux.

Pour mieux éclairer l’affinité entre ces deux « moi » de différente nature, il est intéressant de comparer ce « moi » narratif avec deux autres personnages de Giraudoux : le Mendiant d’Électre et l’Illusionniste d’Ondine. Nous avons déjà évoqué l’affinité entre ces deux étranges figures et le moi épique au sens szondien. Il faut certes dire qu’ils ne le sont pas à strictement parler puisque Électre et Ondine sont des réécritures d’histoires préexistantes. Les oeuvres réécrites ne font pas l’objet des réflexions sur le drame moderne dans le livre de Szondi ; celui-ci y parle de Sartre, certes, mais de Sartre comme auteur du drame contemporain, non comme auteur de l’écriture « au second degré » 720 . Si Jean-Pierre Sarrazac distingue les auteurs de l’art du détour des « Cocteau-Giraudoux-Anouillh-Sartre » 721 , c’est parce que ces quatre écrivains semblent préférer évoquer la Grèce antique plutôt que de renvoyer au réel. Néanmoins, il est aussi vrai que l’apparition du Mendiant et de l’Illusionniste sont « l’intrusion dans la forme dramatique d’un regard, d’un regard étranger » 722 par excellence. La divagation du Mendiant est exclue de la fable de la pièce : le personnage est un témoin de ce qui se passe au Palais d’Argos sans jamais s’engager dans l’affaire familiale des Atrides. La magie de l’Illusionniste a pour effet de déformer la structure de la pièce sans que le personnage se situe à l’intérieur de la fable d’une créature aquatique amoureuse d’un humain. Aurélie satisfait à toutes les conditions nécessaires au sujet épique, car d’un côté, cette figure plus étrange que jamais vit en marge de la société des gens « sains » et de l’autre, elle appartient à la réalité contemporaine de Paris.

Mais, Aurélie est une forme épique plus développée. D’une part, il faut constater la curieuse affinité entre la fonction dramatique que Giraudoux confie à Aurélie et le sujet strindbergien évoqué par Jean-Pierre Sarrazac. Celui-ci affirme la divergence de son sujet « rhapsodique » du théâtre actuel inauguré par August Strindberg avec le sujet épique szondien.

‘Étranger à sa propre vie, le sujet strindbergien, à la différence du sujet épique szondien, est le lieu de tous les dédoublements, de tous les clivages, de toutes les scissions. Personnage point de vue, il joue cependant dedans tout autant que dehors. Doué d’ubiquité dramaturgique, il invente le point de vue intérieur. Observateur et « compreneur » de la « scène » censée se dérouler et devenir « tableau » sous son regard, il est aussi, par intermittences, lui-même compris, débordé, emporté par cette même « scène ». 723

Notre analyse précédente sur la confusion entre le réel et l’irréel qui complique radicalement la structure de la pièce nous éclaire sur le fait que cette définition du sujet strindbergien peut s’appliquer à la conscience narratrice incarnée dans La Folle de Chaillot. Puisque la protagoniste de la pièce est à la fois « folle » et « rêveuse », elle joue « dedans tout autant que dehors » : elle apparaît dans l’acte I comme un personnage dramatique à proprement parler et paraît se situer dans l’action dramatique dialoguée comme les autres, même si ses divagations transgressent assez souvent la forme normative du dialogue : toutefois, son intériorité narrative vient détruire cette forme et constitue un « point de vue intérieur » qui forme une conscience qui les « domine tous : celle du rêveur » 724 . En effet, sa conscience est la seule unité qui domine tous les tableaux fragmentés de la pièce pour qu’ils forment une totalité. L’action feinte de la pièce serait : une femme courageuse avec l’esprit guerrier vient sauver la ville parisienne du malheur ; pourtant cette histoire moralisatrice n’explique pas la nécessité des descriptions digressives prononcées par des personnages, des divagations des folles, ou du mystère de la scène de rêve.

Notes
706.

La Folle de Chaillot, p. 979.

707.

Jean Tardieu, op.cit.

708.

La Folle de Chaillot, p. 964. Il est à noter qu’avant l’entrée de la Folle Giraudoux fait prononcer au prospecteur des répliques qui contiennent des expressions comme « les esprits rétrogrades », « dépotoir du passé » ou « depuis des siècles ». Elles sont fortement évocatrices de la Folle, une sorte d’incarnation du passé. L’auteur fait appel à un procédé quasiment similaire à celui-ci pour dévoiler le caractère louche du coulissier, comme nous l’avons indiqué auparavant, car la jonglerie évocatrice de la sournoiserie est présentée en même temps que la tirade du coulissier.

709.

Ibid., p. 1006. «  Aurélie: C’est à cette Constance si discrète que j’offre les gâteaux que tu enfournes »

710.

L’expression est de Pierre D’Almeida, analyse de la pièce publié dans Cahiers Jean Giraudoux 24, « La Folle de Chaillot 1945-1995 », Paris, Grasset, 1996, p. 18.

711.

La Folle de Chaillot, p. 1020.

712.

Ibid., p. 977.

713.

Ibid., p. 1021.

714.

Ibid., p. 1019.

715.

Siegfried et le Limousin, p. 672.

716.

La Folle de Chaillot, p. 973.

717.

Ibid., p. 974.

718.

Voir : p. 29, note 2.

719.

Siegfried et le Limousin, p. 774.

720.

Szondi y parle des Mouches très brièvement cependant.

721.

Jean-Pierre Sarrazac, La Parabole ou l’enfance du théâtre, p. 35.

722.

Jean-Pierre Sarrazac, Jeux de rêve et autres détours, p. 45.

723.

Ibid., p. 55. C’est l’auteur du livre qui souligne.

724.

« Les personnages se dédoublent et se multiplient, s’évanouissent et se condensent, se dissolvent et se reconstituent. Mais une conscience suprême les domine tous : celle du rêveur. » Le propos est de Strindberg cité dans la préface du Théâtre complet de Strindberg volume 5, Paris, L’Arche, 1960.