3-1 Dualité du chiffonnier : Jouvet comme comédien

Au moment de la création, des journalistes suggèrent la présence d’une forte volonté de l’auteur en ce qui concerne l’attribution du rôle du chiffonnier à son « comédien génial ». Yves Bonnat écrit, en faisant remarquer le lien entre le rôle du Mendiant d’Électre interprété par Jouvet et celui du chiffonnier de La Folle de Chaillot que « Giraudoux avait dû prévoir en écrivant le rôle à l’intention de Jouvet » 748 . Fait curieux, l’examen du texte de la pièce et du cahier de conduite nous permet d’avoir de fortes raisons de supposer que Giraudoux essayait de superposer l’image du chiffonnier comme « meneur de jeu » et celle de Jouvet comme metteur en scène et comme comédien favori des Parisiens.

Dans Visitations, Giraudoux avoue qu’il y a des présences tantôt humaines tantôt divines qui lui rendent visite comme inspirateurs et apparaissent quelquefois dans son écriture sous forme de personnages dramatiques. Ce sont d’abord des acteurs, surtout Louis Jouvet en personne ; ensuite un attaché de cabinet ministériel qui n’est pas sans rappeler le travail de fonctionnaire de l’écrivain lui-même ; le jardinier, qui fréquente l’univers de Giraudoux depuis Le Premier rêve signé, le premier récit jusqu’à Sodome et Gomorrhe ; enfin, l’Archange. L’Archange est « d’un grade nettement supérieur » 749 au Jardinier et à l’attaché de cabinet, même si ces trois ont le même âge.

Catherine Nier compte le mendiant d’Électre parmi les incarnations de l’Archange, « image de régisseur du spectacle divin » figurée dans Visitations. Pour la citer, ce personnage énigmatique est un « habile meneur de jeu chargé d’intervenir dans l’intrigue pour orienter l’action » 750 de même que le Roi des Ondins ou le Monsieur de Bellac de l’Apollon de Bellac. Dans La Folle de Chaillot, ce rôle du « meneur de jeu » semble être divisé en deux parties qui sont prises en charge l’une par le rôle-titre, l’autre par le chiffonnier. Si la première s’occupe largement de l’orientation de l’action en décidant l’extermination des « mecs », celui-ci intervient pour inciter la Folle à exécuter son projet : d’un côté, il lui révèle le malheur envahissant le monde ; de l’autre, il lui donne la preuve de la lâcheté des « mecs » – même si c’est dans le cadre du jeu –, qui avance définitivement l’action. Sans être informée de l’état du monde par le chiffonnier, la Folle ne prendrait pas la décision, car elle sait trop embellir le monde pour se rendre compte toute seule de la gravité de la situation. Aussi le chiffonnier détient-il une certaine omniscience. Certes dans le cadre de la pièce, cette lucidité n’est pas plus complète que celle que l’auteur a accordée au personnage mystérieux d’Électre ; la « clairvoyance » de celui-ci agit sur plusieurs personnages principaux tels Égisthe, Clytemnestre et Électre et exerce son influence sur la pièce entière. Quant au chiffonnier, son omniscience semble n’agir que sur Aurélie, la vieille parisienne. Mais, il n’est pas juste de les placer sur le même terrain, puisque l’un a affaire à des figures mythiques tandis que l’autre est issu d’une réalité contemporaine. De toute façon, il y a un point commun entre eux : Giraudoux dirige l’attention du public sur ce que disent ces deux personnages. Dans les deux cas, ils sont chargés de transmettre des informations qui satisfont la curiosité du public stimulée dans les scènes précédentes : à la différence de la sanguinaire vengeresse mythologique, l’héroïne de Giraudoux ne connaît pas les meurtriers de son père ; le spectateur, qui connaît l’histoire du mythe, doit être intrigué par le décalage entre le mythe original et la pièce de Giraudoux et par conséquent s’attache à connaître l’intériorité des personnages et la suite de l’intrigue. Quant à La Folle de Chaillot, les données incertaines sur le portrait des « mecs » suscitent l’intérêt du public qui écoute la révélation qu’en donne le chiffonnier aussi attentivement qu’Aurélie. Aussi ces deux personnages joués par le même acteur sont-ils des révélateurs aux yeux du spectateur.

La grande différence entre le chiffonnier et le Mendiant est que, dans la scène du tribunal imaginaire de l’acte II où le chiffonnier joue le rôle du prospecteur méchant et sournois, l’audience est tenue dans le cadre d’un procédé très proche du « théâtre dans le théâtre ». Il est bien vrai que nous devons nous abstenir de considérer cette scène comme « spectacle-enchâssé » sans réserve : le « théâtre dans le théâtre » n’apparaît qu’à condition que « l’existence de ‘spectateurs intérieurs’ » soit assurée 751 ; devant le chiffonnier qui joue le rôle du prospecteur, les comparses se comportent-ils comme « spectateurs intérieurs » au sens strict du terme ? Puisqu’ils ne cessent de prendre les propos du chiffonnier-prospecteur pour ceux du chiffonnier pendant la scène du tribunal imaginaire, il n’est pas possible de les appeler « spectateurs ». Toutefois, il faut constater une similitude structurelle entre le théâtre et le procès : de même que le premier est composé de la scène, de l’acteur et du spectateur, le deuxième est fait du tribunal, de l’avocat qui représente ses clients en justice, et de la tribune du public 752 . En effet, à travers la scène du faux procès, Giraudoux semble compléter « en fournissant des informations supplémentaires » le portrait des ennemis de la Folle «que le spectateur ne pourrait pas connaître autrement» 753 ; ce qui rappelle la révélation de la vraie identité de Bertha dans le cadre du spectacle intérieur d’Ondine. Ce procédé permet de graver dans la tête du public l’image des « mecs ». Jouvet a d’ailleurs bien détaché visuellement le cadre de cette scène de la pièce extérieure : d’après le livre de régie, avant le commencement du procès, trois chaises sont préparées côté jardin, pour les trois Folles qui interrogent l’accusé ; Joséphine qui occupe le rôle du juge s’installe devant le lit d’Aurélie. Le public, incarné par les comparses se place, rassemblé côté cour. La vraisemblance du spectacle-enchâssé est ainsi mise en avant de sorte que le tribunal paraît avoir lieu.

Figure 24 : Le tribunal imaginaire. Le chiffonnier joue le prospecteur (D.R.)
Figure 24 : Le tribunal imaginaire. Le chiffonnier joue le prospecteur (D.R.)

À ce procédé s’ajoute le fait que les répliques du chiffonnier-prospecteur contiennent des traits singulièrement réels qui reflètent directement l’actualité de l’époque. Énumérons tout simplement quelques-uns des noms propres prononcés : la Seine, le château de Chenonceau, la roseraie de Bourg-la-Reine, le Ritz, l’Opéra, le château de Chambord, l’Opéra-Comique... C’est comme si l’auteur faisait exprès d’y transposer des éléments empruntés à la réalité extérieure. Cette description faite par le chiffonnier-prospecteur devait avoir un impact au moment de la création de la pièce : aux yeux du public en 1945, l’image de l’acteur lui-même et celle du personnage paraissent se confondre sans aucun doute. Rappelons que le théâtre dans le théâtre a pour effet « de déstabiliser le spectateur en brouillant les frontières qui existent entre l’illusion et la réalité et en créant chez lui une sorte de vertige  754 ». Lorsque la représentation de la dualité du rôle due à un procédé semblable au « théâtre dans le théâtre » et la première réapparition après la fin de la Guerre sur la scène parisienne de l’acteur Jouvet se produisent en même temps sur la scène, est estompée la limite claire entre le spectacle et la réalité, entre le chiffonnier et le prospecteur, voire entre le rôle et l’acteur. Prenons un autre exemple de cet effet de vertige 755 . Le chiffonnier révèle à la Folle dans l’acte I, la misère du monde où seuls les comparses qui flânent autour du café Francis ne sont pas encore sous le joug de l’esclavage :

‘Le chiffonnier : l’époque des esclaves arrive. Nous sommes là les derniers libres. 756

Cette réplique semble fournir à elle seule de nombreuses interprétations, selon le cas, notamment quand elle est prononcée par le comédien-metteur en scène. De quoi les comparses sont-ils libres ? Dans le contexte historique, le public de la création pouvait penser probablement à l’image de la France libérée finalement du joug de l’Occupation et à la réapparition du théâtre de Giraudoux-Jouvet après la Libération. Sur le plan de la pratique théâtrale, à celle de l’auteur qui donne libre cours à sa divagation poétique quelle que soit la situation extérieure. Marthe Besson-Herlin se pose la même question :

‘Libres de quelle liberté ? Nostalgie de l’économie artisanale au siècle de la grande industrie, éloge de « marginaux » anarchisants, la liberté du chiffonnier se confond avec la libre évasion de l’imagination poétique. 757

Si le chiffonnier est chargé de maintenir la libre évasion de l’imagination poétique, de quel travail la protagoniste, le deuxième « meneur de jeu » dans la même pièce, plus « libre » que lui, est-elle chargée ? Nous parlerons du rapport entre l’univers de la Folle, le théâtre du « tandem » Giraudoux-Jouvet et l’irréalisme qu’ils cherchent à montrer dans cette pièce.

Notes
748.

Yves Bonnat, « La Folle de Chaillot de Jean Giraudoux au théâtre de l’Athénée-Louis-Jouvet », in Ce Soir, 21, décembre 1945.

749.

Jean Giraudoux, Visitations, Paris, Grasset, 1952, p. 93.

750.

Catherine Nier, op.cit., p. 365.

751.

Georges Forestier, op. cit., p.11.

752.

C’est dans cette perspective-là que l’utilisation fréquente du cadre du tribunal dans l’œuvre giralducienne constituerait un sujet d’étude intéressant.

753.

Catherine Nier, op.cit., p. 336.

754.

Ibid., p.349.

755.

Probablement, Giraudoux s’amuse volontairement à ce jeu de vertige. Comme nous en avons parlé en haut, il avoue que l’image de l’acteur Louis Jouvet est aussi inspirateur d’autres « meneurs de jeu » comme le Jardinier et l’Archange, dont le chiffonnier garde beaucoup de traits : «C’est très fréquemment qu’un de ces fantômes encore suant d’inexistence et de mutisme prétend prendre immédiatement la forme désinvolte et volubile de Louis Jouvet » (Visitations, Paris, Grasset, 1952, p. 25). De fait, en pleine rédaction de L’Apollon de Bellac, l’auteur pensait à Jouvet en personne et nommait le personnage inspiré par son image « Jouvet ». Voir : Ibid., pp. 27-42.

756.

La Folle de Chaillot, p. 985.

757.

Marthe Besson-Herlin, op.cit., p. 1725.