3-2 Discours métathéâtral : Jouvet comme théoricien du théâtre

Une fois que la Folle de Chaillot apparaît sur scène, elle n’en sort jamais. Les répliques qui lui sont attribuées sont abondantes. Chose curieuse, la lecture attentive de la pièce permet de montrer que des répliques prononcées par la protagoniste possèdent beaucoup de traits qui évoquent l’idéal du théâtre dont Giraudoux et Jouvet parlent ailleurs. Il s’agit, d’une part, du rapport entre la réalité extérieure et l’irréalité sur scène, de l’autre, de la convention théâtrale.

Le parallèle par rapport à ces deux éléments théoriques semble être figuré dans la scène de conseil des Folles où Aurélie essaie de les persuader de l’exécution des « mecs ». Quelques-uns de critiques dramatiques qui ont assisté à la création trouvent cette scène ennuyeuse. 758 Mais il me semble que c’est dans ce passage que le discours qui semble renvoyer au théâtre de Giraudoux-Jouvet est le plus manifeste. D’un côté, elle reproche à Constance son indifférence envers le monde entier :

‘Aurélie : D’ailleurs, tu baisses vraiment dans mon estime, Constance, si tu ne parles pas toujours comme si l’univers entier t’entendait, celui des personnes réelles et des autres. C’est d’une hypocrisie sans borne. 759

L’équivoque du mot « hypocrisie » ne va pas sans intriguer le lecteur. Si l’hypocrisie signifie l’« attitude qui consiste à déguiser son véritable caractère, à manifester des opinions, des sentiments, et spécialement des vertus qu'on n'a pas » comme le dit le dictionnaire Robert, en quoi les vertus de Constance consisteraient-elles ? Toutefois, si nous lisons ce passage dans le contexte du parallélisme entre l’univers de la Folle et l’idéal théâtral de l’auteur et du metteur en scène, il semble y avoir un sens cohérent. Pour Aurélie, ce monde n’est fait que pour accueillir tous les gens, non pas pour s’enfermer sans avoir de rapport avec l’extérieur. C’est comme si aux yeux du metteur en scène et de l’auteur le théâtre était chargé de donner à un « peuple énervé » « la toute-puissance sur les couleurs, les sons, et les airs » 760 en tenant compte de la réaction tacite du public. Du reste Jouvet répète maintes fois pendant ses cours du Conservatoire dramatique que les acteurs doivent être conscients de la présence du public :

‘Tu te tournes vers la troisième personne, celle qu’on oublie toujours : le public, comme dans une conversation à trois. Lorsqu’on s’indigne de ce que dit l’autre, on se tourne vers la troisième personne. C’est cela le théâtre. 761

À la différence du théâtre illusionniste qui sépare la scène de la salle par le « quatrième mur », il faut pour Jouvet tenir compte de la salle tout en s’adressant à son interlocuteur sur scène sinon le théâtre serait incomplet. Aussi cet art scénique est-il un lieu de communion entre tous ceux qui se rassemblent pour y assister. Si Aurélie s’indigne de l’« hypocrisie » de Constance, c’est que, bien que celle-ci soit aussi dotée du pouvoir de voir l’invisible et de ressusciter la mort comme l’est le théâtre, elle n’utilise pas son pouvoir pour son véritable usage, pour son accueil chaleureux envers les gens, mais pour son propre intérêt. Ainsi cette expression de colère de la Folle et l’indignation de Jouvet contre l’indifférence à l’égard du public vont de pair.

D’un autre côté, Aurélie insiste sur l’importance de la « convention » en critiquant l’enfantillage de ses amies. Certes, comme le fait remarquer Myriam Lépron, l’auteur met en mots le « pouvoir d’invention et de création, naturels chez l’enfant » 762 à travers des répliques attribuées notamment aux Folles. Pourtant il sépare en même temps la convention désordonnée du jeu de celle qui est disciplinée. Aurélie reconnaît le caractère puéril de l’histoire du chien mort de Constance ou du visiteur invisible de Gabrielle en disant que c’est une « convention touchante, mais une convention » 763 . Par le biais de ce parallèle, elle nous semble vouloir dire deux choses : d’un côté, elle accepte de traiter le chien mort « aussi bien que quand il vivait », « comme si l’illusion était une réalité, comme si la fiction faisait partie de notre existence, comme si toutes les conventions, règles, aménagements de la scène et de ses acteurs, étaient pour nous un état normal » 764 ; de l’autre côté, elle souligne l’importance des règles qui peuvent contrôler cette convention en disant : « C’est un souvenir qui a pris dans ton cerveau une forme particulière. Nous le respectons. Mais ne me le flanques pas sur les genoux, quand j’ai à vous parler de la fin du monde » 765 . Elle revendique ainsi la limite de la convention du jeu chimérique. Ce côté strict et contrôlé de la convention dont parle Aurélie n’est pas sans rappeler le mot du metteur en scène à l’égard de la distinction « entre les jeux des enfants et le jeu au théâtre ».

‘ Le jeu des enfants se rompt, dévie dans une incessante liberté : les malentendus et les désaccords qui naissent entre les joueurs n’ont d’autre effet que d’exalter leur essor et leur plaisir.
Les malentendus ou les désaccords, au théâtre, engendrent à l’inverse un désordre grave. Leur nature est différente. Ils perdent leurs vertus premières : la liberté, la pureté, la franchise enfantines. Ils acquièrent ici une telle importance, une telle souveraineté qu’on pourrait presque affirmer que l’art dramatique vit de ses propres malentendus. 766

Parallèlement, à travers le regard méprisant d’Aurélie pour les gamineries de Constance, Giraudoux semble faire allusion à une certaine disponibilité que doit contenir la convention théâtrale. Aurélie reproche à Constance l’étroitesse avec laquelle celle-ci réagit contre la vision de Gabrielle. Alors qu’Aurélie cherche à traiter d’une manière égale Dicky et le visiteur invisible à la fois, la perspective de Constance est trop sclérosée pour que celle-ci accepte d’autres conventions 767 . En effet Jouvet affirme que la convention théâtrale est « un équilibre instable » car « ce qui est fixe et durable ne l’est qu’en s’adaptant et en changeant » 768 . Quant à Giraudoux, il ne s’attache pas à sa propre interprétation de son œuvre, car la pièce est passée dans les mains du metteur en scène qui sait qu’« interpréter sans interpréter, voilà la seule doctrine qui soit compatible à la fois avec la théorie et avec l’art de Giraudoux» 769 . Contrairement à l’univers stationnaire de Constance, la Folle de Passy, le théâtre idéal de Giraudoux-Jouvet est contrôlé par une convention qui est souple et tout le temps prête à s’améliorer.

La Folle de Chaillot peut se lire ainsi paradoxalement comme un discours métathéâtral. Paradoxalement, parce que, quand le romanesque s’incorpore à l’écriture dramatique, le théâtre y est évoqué en même temps. Le dramatique et le romanesque étaient d’abord explicitement incompatibles lors de la genèse de Siegfried et ensuite, interagissaient pour écarter l’écriture dramatique de Giraudoux de la norme traditionnelle dans Amphitryon 38, Électre, Judith, et d’autres pièces. Avec La Folle de Chaillot, ils cessent d’entrer en conflit .

Mais, la confluence entre le dramatique et le romanesque ne se découvre pas seulement dans la similitude entre les propos de Jouvet et ceux qui sont prononcés par les personnages. Deux écritures convergent vers une nouvelle esthétique théâtrale inédite dont nous parlerons tout de suite.

Notes
758.

Par exemple, François de Roux dit dans son article (Minerde, le 28 décembre 1945) au sujet de l’acte II que « trop d’inconséquences, trop d’incohérences, trop de redites, trop de négligences, finissent par lasser ».

759.

La Folle de Chaillot., p. 1004.

760.

Impromptu de Paris, p. 721.

761.

Louis Jouvet, Molière et la comédie classique, p. 52.

762.

Myriam Lépron, « les Folles-enfants », in Cahiers Jean Giraudoux 25, p. 81.

763.

La Folle de Chaillot, p. 995.

764.

Louis Jouvet, Témoignages sur le théâtre, pp. 186-187.

765.

La Folle de Chaillot, p. 994.

766.

Louis Jouvet, op.cit., pp. 158-159.

767.

La Folle de Chaillot, p. 995. « Constance : Ne jouez pas la sainte-nitouche, Gabrielle. Vous êtes trop complaisante pour être honnête. Certains jours je fais comme si Dicky était là, alors que je l’ai laissé à la maison. Vous l’embrassez et le flattez tout autant. / Gabrielle : J’adore les animaux. / Constance : Vous ne devez pas caresser Dicky quand il n’est pas là. C’est mal... / Aurélie : Gabrielle a bien le droit... / Constance : Oh, Gabrielle a tous les droits ! Gabrielle a le droit, depuis quinze jours, de prétendre amener à nos réunions une espèce d’invité dont elle ne nous a pas même dit le nom et qui n’existe certainement que dans son imagination.»

768.

Ibid., p. 159.

769.

Brett Dawson, « Théorie du langage dramatique et problèmes de mise en scène chez Giraudoux », in Cahiers Jean Giraudoux 10, Du texte à la scène, actes du colloque de Strasbourg, 29-31 octobre 1980, p. 27.