3-3 Une esthétique théâtrale à part

Les réflexions précédentes nous ont amené à penser que La Folle de Chaillot est loin d’une simple transposition de l’actualité malgré la première impression qu’elle donne et l’indication scénique de l’acte premier : « Terrasse chez Francis, place de l’Alma » 770 . À la différence d’autres réécritures de textes antérieurs dans lesquelles la toile de fond est déjà imprégnée d’irréalité, dans cette pièce la représentation de la réalité parisienne a pour effet de mettre en relief l’irréalisme qui envahit la scène au fur et à mesure de son déroulement. L’ambiance féerique ressentie par le public est due à la disparition de la ligne de démarcation entre les morts et les vivants à la fin de la pièce. « Les morts » ne veulent pas dire seulement les gens qui ont perdu leur vie mais aussi les disparus, les sans noms, les animaux, enfin ceux qui n’ont pas de parole et vivent ou ont vécu dans l’anonymat. On ne saurait dire finalement qui est un vrai « vivant » parmi les personnages, dans la mesure où non seulement les ressuscités surgissant du sous-sol à la fin mais aussi les comparses en pleine activité à la terrasse du café Francis sont, tous, les habitants du monde imaginaire qui se manifestent dans le cadre du rêve d’une folle. En outre, à la différence de Strindberg, Giraudoux ne dit jamais si son drame se passe dans un rêve ou pas. Cette oscillation oblige le spectateur à s’égarer dans la fiction comme s’il était un des personnages imaginaires vivant dans un rêve.

La cohabitation des vivants et des morts n’est pas du tout étrange comme manière de penser pour les Japonais. Il y a le culte des morts chez eux, même parmi ceux qui ne sont pas pratiquants. Même ceux qui se disent athées ne sont jamais gênés de se recueillir devant la tombe de leurs ancêtres. La visite au cimetière est faite pour célébrer non seulement la mémoire des proches mais aussi la mémoire d’ancêtres tellement lointains que l’on ne connaît même pas leurs noms. De plus, les bouddhistes convaincus ont un petit autel bouddhique à la maison qui est considéré comme une sorte de tombe en miniature et qui leur permet de parler en silence avec les morts n’importe quand, sans faire le trajet jusqu’au cimetière. Ils saluent les morts en s’installant pendant quelques secondes devant cet autel pour commencer une nouvelle journée le matin. Par ailleurs, ils croient que l’équinoxe d’automne est le moment où les morts retournent dans ce bas monde. En été au mois d’août, la danse folklorique de la Fête des Morts « Bon-odori » 771 est organisée partout au Japon. On se rassemble dans un sanctuaire, dans l’enceinte d’un temple, sur un chemin au bord d’une rivière, dans une avenue, ou bien sur la plage, en somme à l’endroit où les étrangers, les inconnus, les esprits viennent visiter les vivants. Ainsi les vivants-danseurs et les morts-étrangers fusionnent en dansant ensemble.

Le principe esthétique de base du Nô qui consiste à créer un univers où les vivants et les morts se mélangent n’est pas sans rapport avec ce détail ethnologique au Japon. À vrai dire, le Nô et la dernière pièce de Giraudoux ont des points communs intéressants. Les règles de ce drame lyrique au jeu codifié et dépouillé ont été fixées par Zéami, acteur, dramaturge et théoricien du Nô. C’est lui qui a introduit définitivement les deux éléments qui sont considérés aujourd’hui comme inhérents à beaucoup de pièces du Nô : la folie et le rêve. D’un côté, il met en valeur le procédé « Monogurui » (fou/folle de quelque chose) ; le terme signifie l’état aliéné d’un personnage (souvent féminin), qui, réputé autrefois par sa retenue et sa modestie, s’exprime par gestes et par danses, dégagé des contraintes sociales. De l’autre côté, Zeami invente Mugen-Nô (Nô de rêve) ; la structure de Mugen-Nô est assez variée, mais dans beaucoup de pièces qui peuvent être classifiées dans cette catégorie, la pièce est constituée par un rêve du personnage secondaire, le Waki. Dans le cadre du rêve de ce dernier, le premier personnage, le Shité, un spectre, vient apparaître et parler de la cause de ses malheurs. La Folle de Chaillot se démarque de toutes les autres pièces de Giraudoux par l’utilisation de ces deux éléments artistiques. Du reste, Zeami dit une autre chose aussi intéressante sur la folle. Comme le fait remarquer Akiko Miyake dans son livre Zeami le génie (Zeami ha tensai dearu) 772 , il croit qu’une femme en folie dans le théâtre du Nô est un corps plein de disponibilité. C’est qu’en général, la femme noble japonaise à l’époque de Zeami ne s’exprime pas à son gré. Elle reste effacée, pudique et gracieuse, à la maison. Par contre, la folle est une femme qui ne correspond pas à l’idée reçue sur la femme noble ordinaire. Au gré de sa folie, elle s’exprime. C’est pourquoi Zeami la trouve disponible, à n’importe quel jeu et à n’importe quelle danse quand elle est transposée sur la scène. Pour ainsi dire, débarrassée des codes et des normes sociaux, la folle est un grand vide, dans lequel Zeami donne libre cours à ses imaginations artistiques en tant que metteur en scène-acteur 773 .

Voilà pourquoi nous analysons la pièce à la lumière de l’esthétique théâtrale du Nô. Cette tentative est audacieuse mais enrichissante, parce que dans un chapitre de la deuxième partie de ce travail, nous avons déjà essayé de comparer les réflexions de Jouvet sur l’art de comédien avec l’esthétique théâtrale du Nô, notamment la fonction du rôle du Waki. Nous comparons La Folle de Chaillot avec le théâtre japonais par l’analogie entre la fonction dramatique du Waki et celle que Giraudoux confie à trois personnages plus proches de la protagoniste : Martial, Irma et le sourd-muet.

Parmi les autres comparses, amis de la Folle, Martial et Irma sont les seuls à travailler en tant qu’employés au café. Un parallèle peut être établi entre leur double identité et celle du café Francis : c’est à la fois un café parisien et le lieu où la Folle est « chez elle ». La terrasse est si ouverte à tous les clients qu’elle « favorise le plaisir à parler des affairistes » 774 , en même temps qu’elle est une foire aux miracles et aux saltimbanques. L’entrée de la Folle fait ressortir brusquement leur identité irréaliste. Sa première réplique est adressée à la plongeuse qui lui répond tranquillement, tandis que le garçon « l’installe avec des grâces de pied, et sans qu’elle ait à consommer, au meilleur point de la terrasse ».

Selon l’examen de manuscrits de la pièce, Giraudoux semble tenir beaucoup à ces deux jeunes. Cela se voit dans le fait qu’il les appelle par leurs prénoms. Rappelons trois versions différentes du texte qui concluent l’acte I : « La scène des trois Jean », « le duo d’Irma et Martial » et le monologue d’Irma 775 . Ces trois versions servent de pont entre le café basé sur la réalité et l’appartement au sous-sol essentiellement imaginaire. La présence du texte « le duo d’Irma et de Martial » témoigne de l’intention de Giraudoux de leur attribuer un certain rôle représentant son univers poétique. D’ailleurs comme le fait remarquer Guy Teissier, ce texte « annonce la version définitive » 776  : « le duo » n’est remplacé par le monologue d’Irma qu’à la fin de l’élaboration de la pièce. Ils sont d’ailleurs tous les deux limousins comme Giraudoux. L’auteur choisit pour cette scène le même style d’écriture que pour la présentation des clients sournois, qui commence par « je m’appelle... » 777 .

‘Irma : Je m’appelle Irma Lambert. Je déteste ce qui est laid. J’adore ce qui est beau. Je suis de Bourganeuf, dans la Creuse.

Martial : Je m’appelle Martial Bessineton. Je suis d’Aix-sur-la-Vienne. Là, vous savez ce qu’est une rivière et un poisson. Je déteste le chevesne, j’adore le goujon. 778

Mais si la forme paraît la même, le fond est différent : Irma est du côté de la Folle malgré le fait qu’elle se prostitue y compris avec le groupe des affairistes sans doute, et Martial est avec la « comtesse » de son cœur malgré son apparence neutre de garçon de café.

Le metteur en scène aussi tâche de faire ressortir ces deux rôles. Il visualise leur fonction de « portiers » entre la réalité inférieure et l’univers imaginaire dominé par la Folle, en les rendant quasiment omniprésents sur scène, c’est-à-dire qu’ils y sont présents plus que l’indication scénique ne l’ordonne. Martial s’y trouve dès le lever de rideau jusqu’à la fin de l’acte I même s’il s’absente temporairement ; Irma y est tout le temps notamment après l’apparition de la Folle sauf pendant la scène du rêve et du miracle à la fin de la pièce. L’état de santé de Marguerite Moréno constituait certes la raison majeure de leur présence en tout lieu : elle était trop âgée pour se déplacer souvent 779 et pour se passer de soins spéciaux tels que l’utilisation d’un coussin ou l’appui des autres. Jouvet tire bien avantage de cette situation défavorable : l’appui pour le mouvement de Moréno de la part de Monique Mélinand et de Georges Baconnet est sans doute passé pour la manifestation de la servitude fidèle de la part de ces personnages intermédiaires entre la réalité inférieure et l’univers imaginaire.

La dualité qui raccorde l’univers réaliste et pénible et celui qui est imaginaire - « beau » et « merveilleux » pour citer Pierre - fait penser à la fonction du Waki dans le Nô. Citons ici des propos de Noboru Yasuda, acteur du Nô, spécialisé pour jouer le rôle du Waki : « la fonction dramatique du Waki consiste à rapprocher deux mondes différents : ce bas monde et l’autre monde » 780 . La pièce du Nô est structurée dans le but de donner la parole à un mort, joué par le Shité, qui était trépassé sans s’être débarrassé d’un ressentiment très fort. Le Waki est là sur la scène sans rien faire ; tout simplement, il écoute le Shité se plaindre et le voit danser et se délivrer définitivement de sa rancune tenace. Mais, tous les gens ne peuvent pas rencontrer les morts comme le Waki. Seulement ceux qui sont élus par l’esprit peuvent assister à l’apparition. Le Waki ne fait que s’asseoir sur la scène une fois que le Shité a fait son entrée, mais il ne faut pas confondre cette oisiveté apparente avec de la paresse. Souvent il est noble ou appartient à une haute classe sociale ; pourtant un jour, à cause d’une expérience pénible, il s’est résolu à prendre l’habit et part pour un pèlerinage sans fin : un guerrier a dû décapiter un ennemi dont la jeunesse et la noblesse lui rappelaient cruellement son propre fils 781  ; un père perdant tout espoir après la mort de son enfant... En bref, le Waki n’est pas gagnant mais perdant. Sa rencontre avec les morts a lieu donc pendant qu’il mène une vie d’ascète, et non dans le cadre de la vie quotidienne. C’est pourquoi l’apparition du royaume des ombres au passage se produit grâce à l’aptitude particulière du Waki. Il peut attirer le monde des morts. Ce n’est donc pas sa modestie mais la passivité totale 782 qui permet une sorte de raccord entre deux mondes.

Le point commun entre Irma et Martial est, en effet, leur passivité complète. Martial sert les affairistes et la Folle à la fois. Irma se prostitue avec tout le monde, sans doute avec les « mecs » aussi, tout en sachant qu’ils sont ennemis de la comtesse Aurélie. Ils acceptent ainsi d’être faibles et perdants vis-à-vis des affairistes sournois qui envahissent le monde. C’est ainsi qu’ils « collent » deux mondes contradictoires. Du reste, Pierre, nouvel arrivé qui est autorisé à servir dans la chambre de la Folle à la fin de l’acte I, est aussi perdant et faible qu’Irma. Désespéré à la suite de toutes les expériences pénibles qu’il subissait auprès des « mecs », il devient aussi double qu’Irma et Martial, comme le Waki au Japon ne le devient qu’après avoir souffert de la cruauté de la vie.

Noboru Yasuda élargit le débat dans son livre pour parler du Waki non seulement au sens propre mais aussi au sens dérivé et figuré : il dit qu’il y a deux raisons pour lesquelles, sur le plan de la mentalité japonaise, les gens normaux deviennent passifs et médiateurs de deux mondes différents comme dans le cas du Waki. La première est celle que nous venons de voir : la perte. Tout se passait bien, quand un malheur s’est produit d’une manière tellement irréparable que le personnage ne peut s’en sortir sans quitter la vie banale. La deuxième est beaucoup plus dure : le malheur de naissance. Les monstres moitié-humains ou bien ceux qui sont nés dans une maison maudite sont exclus de la société saine et obligés de rester dans un état complètement passif. Le sourd-muet nous semble être dans ce cas. Il est passé pour inexistant dans un milieu où la parole est un outil communicatif indispensable. Seulement dans le milieu où la Folle de Chaillot règne, il est autorisé à exprimer ses opinions par l’intermédiaire d’Irma.

Giraudoux donne une curieuse fonction au sourd-muet et à Irma : ils obligent le spectateur à « jouer son rôle de spectateur » 783 .Il y a dans cette pièce trois scènes qui constituent une rupture avec le déroulement de l’action. Il s’agit du monologue d’Irma, du solo du sourd-muet accompagné du spectacle muet de la résurrection des morts souriants et aimables et du rêve de la Folle. Le point commun de ces trois scènes consiste dans le fait qu’il n’y a pas d’autres personnages sur scène. Cela donne l’impression que ces personnages divulguent au public ce que celui-ci ne saurait pas savoir autrement : leur voix intérieure. C’est ainsi qu’ils le prennent à témoin de leur confession et que la frontière entre la scène et la salle s’estompe. Ainsi l’auteur oblige-t-il le spectateur à se mettre sur le même plan syntaxique que le personnage. D’où l’oscillation entre deux statuts du spectateur : spectateur dans le sens strict du terme et seul confident-témoin dont la fonction dramaturgique est proche de celle du Waki.

Le public est le témoin de la solitude que ressentent seuls ceux qui se résignent à leur sort. Irma avoue dans son monologue qu’elle couche avec les hommes en attendant fermement son amant qui n’est toutefois pas là.

‘Irma : Jamais je n’ai dit à l’un d’eux que je l’aimais. Je ne le dirai qu’à celui que j’aimerai vraiment. Beaucoup m’en veulent de ce silence ; ils me mettent la main sur la taille, ils croient que je ne le sens pas ; ils m’embrassent dans les couloirs, ils croient que je ne le sais pas. Ils m’invitent, le jeudi, ils m’emmènent chez eux. Ils me font boire, Je déteste le whisky, j’adore l’anisette. Ils me retiennent, ils s’étendent. Tout ce qu’ils veulent. Mais ma bouche est serrée. Mais que ma bouche leur dise que je les aime, plutôt me tuer. Ils le comprennent. Pas un qui ne me salue ensuite quand il me rencontre. Les hommes détestent la lâcheté, ils adorent la dignité. Ils sont vexés,tant pis pour eux, ils n’avaient qu’à ne pas s’approcher d’une vraie fille ; et que penserait celui que j’attends s’il savait que j’ai dit je t’aime à ceux qui m’ont tenue avant lui dans leurs bras ? 784

Jouvet rappelle l’aspect solitaire du monologue d’Irma :

‘Même le spectateur sans nuances ne saurait être insensible à cette supériorité majeure, cette élévation à laquelle le poète atteint par la solitude, solitude que l’actrice ressent avec effroi en disant ce monologue, solitude qui étonne le spectateur qui l’écoute par cette brusque délivrance, cette confession lyrique, personnelle, absolue, qui est comme un chant, qui est le solo de l’amour dans la solitude. C’est un moment unique. 785

La Folle est douée du pouvoir de reconstruire l’univers suivant ses propres règles. Elle ne voit que ce qu’elle veut voir, elle n’entend que ce qu’elle veut écouter. D’où cet aveu qui échappe au chiffonnier : « vous vivez dans un rêve ». N’empêche, cependant qu’elle doit dire adieu à son amant unique et éternel lorsqu’elle rêve. Ses « serviteurs », trois « Waki » à la Giraudoux, sont, non moins solitaires que la Folle. Quant au sourd-muet, cet orateur paradoxal est la solitude incarnée, étant donné qu’il parle pour que personne ne l’écoute. À propos d’Irma, André Job fait la remarque suivante sans cacher son étonnemment : « peut-on concevoir de déclarer son amour de façon purement virtuelle, en se contentant de postuler l’Autre (figure incertaine) à travers son absence ou son devenir ? » 786 Irma est donc amoureuse d’un objet absent de même que le sourd-muet est un orateur sans interlocuteur. D’ailleurs dans les trois cas, la scène est précédée par le brouhaha des conversations : Irma « est restée seule » alors que « tous s’éparpillent » 787 ; « on n’entend que le sourd-muet » après que « Pierre entre, radieux, suivi de tous les comparses alliés » 788  ; la Folle s’endort après la trouvaille des paroles de « la Belle Polonaise » et « la plus belle fin de procès » 789 . La solitude représentée par l’état nettement isolé du personnage forme un grand contraste avec le tumulte précédent.

L’outil communicatif entre eux et les spectateurs est le silence. Ces derniers reçoivent comme information des éléments qui seraient restés sous silence. Le silence est, comme le dit C. Hallak, «le langage propre au spectateur du théâtre » 790 . Ce n’est donc pas seulement deux camps opposés, le groupe des affairistes et celui qui est dirigé par la comtesse Aurélie, mais aussi deux lieux séparés dans le théâtre, la salle et la scène, qui sont raccordés grâce à ces « portiers ».S’il est possible de considérer la communication silencieuse entre les personnages et les spectateurs comme une forme évoluée du dialogue, il est bon de citer ce propos de Michel Corvin : « Cependant, comme l’affirme Bernard Dort, ‘‘le théâtre reste dialogue’’. Mais celui-ci s’est déplacé. Il se situe moins entre des personnages qu’entre l’auteur (et/ou) et le spectateur. De la scène, il cherche à gagner la salle » 791 .

Mais il faut préciser : quand la scène et la salle sont ainsi rapprochées, le passage entre ces deux espaces ne se fait pas à sens unique. Rappelons que la pièce donne l’impression que l’on voit représenter la rêverie d’une « aliénée » et que l’auteur ne précise jamais s’il s’agit d’un rêve. Le public ne sait jamais quelle est la nature de ce qu’il voit. Sa propre vision ? Le spectacle vu dans la tête d’une certaine folle ? Le « moi » du personnage ne peut plus se distinguer du « moi » des spectateurs.

Ce qui est censé être réel est déréalisé ; ce qui est déréalisé devient onirique. L’irréel hallucinatoire fait sauter la frontière entre la salle et la scène remplie de particules composant le rêve d’une dame dite « folle ». Le glissement vers l’irréalité qui se produit graduellement se conjugue avec la fonction dramatique dont plusieurs « Waki » - y compris les spectateurs - se chargent. Cet univers fictif établi par des séries de rapprochement de « deux mondes différents » connote très fortement ce que Jouvet dit : le théâtre comme l’acte « qui s’accomplit à trois » :

‘ Le spectateur est un poète sans mots, impuissant à se traduire. Chez l’auteur, il y a culture du double. Le double existe aussi, inconscient et non délivré, chez le spectateur, mais il en vit lui aussi.
Le dédoublement de l’écrivain est le plus grand, le plus total ; celui du comédien, de nécessité pratique, est une culture technique ; celui du spectateur, inconscient ; celui du comédien, inclus dans son exercice.
L’acte s’accomplit à trois.
Il n’est pas effectué par un élément isolé, même si celui-ci a la faculté de suppléer aux deux autres, ce qui est fréquemment observable par effet de l’imagination : c’est du dramatique non célébré, non théâtralisé.
(Un enfant joue. Divertissement solitaire et total du nègre, mentalité primitive [...])
Il n’y a pas ici d’acte dramatique, l’acte dramatique demande à être pratiqué par une association commode, ternaire.
L’acte dramatique n’est facilement, parfaitement accompli que par une participation tierce, où chacun des participants se différencie par une attitude, une action particulière. 792

Juste avant ce passage, Jouvet dit que « le spectateur est dédoublé en deux personnes distinctes, dont l’une est sur scène et l’autre regarde » 793 . C’est précisément ce qui se produit dans La Folle de Chaillot : le spectateur est dédoublé en deux personnes distinctes : l’une d’eux rêve sur la scène et l’autre la regarde. Quant au sourd-muet et à Irma, ils sont dédoublés également, les uns sont faibles sous l’oppression des forts, les autres sont les « portiers » qui adressent des paroles au spectateur et le transforment en « poète sans mot ».

Aurélie est dédoublée en deux personnes, une pauvre clocharde et la Folle de Chaillot dont le regard rejoint le regard du spectateur. Cette série de dédoublements en chaîne constitue la structure de La Folle de Chaillot, de même que le théâtre est, aux yeux de Jouvet, un acte à trois participants.

La collaboration artistique de ces deux hommes de théâtre est mystérieuse. Certes. Il n’y a pas beaucoup de documents qui témoignent d’une manière concrète de l’influence de Jouvet sur l’écriture dramatique et de l’influence de Giraudoux sur la mise ne scène. Mais c’est parce que la question est mal posée : pour ce qui est de la collaboration de ces deux hommes de théâtre, il faudrait réfléchir non à la répartition du travail entre les deux mais à leur confluence. Comme en témoigne une photo célèbre prise pendant la répétition d’Électre, ils s’assoient souvent côte à côté comme s’ils avaient besoin d’unifier deux regards différents. Effectivement, pour Jouvet, le travail du metteur en scène est de retrouver la respiration de l’auteur quand celui-ci rédige le texte :

‘ Jouer une pièce, la représenter, c’est restituer aux spectateurs les enchantements que le poète a provoqués en lui-même. Le secret de ces deux phases, de cette délivrance, de cet exorcisme d’une part, de cette restitution et de cette communion de l’autre, définit le métier du comédien : un art de dire, l’art de respirer un texte. Un texte est d’abord une respiration. L’art du comédien est de vouloir s’égaler au poète par un simulacre respiratoire qui, par instants, s’identifie au souffle créateur. 794

Il se souvient d’ailleurs de ce qu’il faisait pendant les répétitions d’Électre : Jouvet se tournait vers Giraudoux pour vérifier son mouvement des épaules causé par la respiration, afin de savoir si la respiration de Renoir – acteur d’Égisthe – était bonne.

‘Sa respiration suivait le texte sur un rythme égal ou contraire, dans une cadence juste ou boitante de la diction du comédien. Les bras croisés, presque souriant, sans que son visage s’altérât sensiblement, cette respiration s’ajustait à la phrase déclamée, et son amplitude égale ou contraire à celle des comédiens mesurait pour moi la justesse de leur débit et de leur jeu.

Renoir entrait en scène ; Egisthe parlait : « O puissances du monde, puisque je dois vous invoquer à l’aube de ce mariage et de cette bataille, merci pour ce don que vous m’avez fait tout à l’heure de la colline qui surplombe Argos à la seconde où le brouillard s’est évanoui... » A peine Renoir avait-il achevé, sur l’orgue de sa voix, cette première phrase que déjà Giraudoux reprenait son souffle comme pour lui prêter force et mouvement, comme s’il surveillait, difficile et dangereux, un exercice physique auquel il participait de tout son être. 795

Pour jouer un rôle, on ne fait rien que respirer le texte et trouver la respiration de l’auteur. L’acteur s’efface devant son rôle de la même façon que le Waki s’efface devant la fureur du Shité. Le metteur en scène est là seulement pour aider l’acteur à trouver cette respiration initiale. D’où le fait que le metteur en scène doit rester aussi passif que l’acteur à cet égard. Si ce principe marche bien, le travail du metteur en scène et celui de l’auteur se mélangent. Justement, c’est ce qui est arrivé pendant la répétition d’Ondine. D’après le témoignage de Marthe Besson-Herlin, Giraudoux se mettait à la place de Jouvet et dirigeait la répétition, quand celui-ci devait jouer son rôle sur la scène. En plus, Giraudoux allait jusqu’à faire répéter en l’absence de Jouvet ! Marthe Besson-Herlin se souvient de ce qui s’est passé pendant que la troupe répétait Ondine et parle du jour où Giraudoux se mêla de remplacer Jouvet temporairement :

‘Giraudoux, toujours discret, s’effaçant devant Jouvet – aux aguets des moindres réactions de son auteur –, sort de sa réserve. Par deux fois, il fait répéter seul les scènes de Bertha et tient lui-même le rôle du Chevalier. Aidé d’un régisseur, alors que Jouvet est occupé sur le plateau, il fait répéter les dames de la cour, Violante, Bertram, les chevaliers. Il assiste désormais aux présentations des décors. Enfin au cours des dernières répétitions, quand Jouvet doit rester en scène, c’est lui qui dirige. Il prend des notes sur un bout de papier, en dicte à la secrétaire de Jouvet, qui doit saisir au vol toutes les remarques d’Henri Sauguet sur la musique, de P. Tchélichew, d’I. Belline. 796

Nous avons déjà comparé le Waki et l’art de jouer chez Louis Jouvet. Jouer, c’est pour celui-ci faire apparaître le « personnage-fantôme » devant le public. Par l’intermédiaire du corps de l’acteur, l’univers des Esprits apparaît. De même que les « Waki » dans La Folle de Chaillot unissent la scène et la salle, l’art du comédien pour Louis Jouvet consiste à faire disparaître la frontière entre les vivants qui sont les spectateurs et les morts qui sont les personnages. En fin de compte La Folle de Chaillot n’est pas seulement le point de confluence entre l’écriture dramatique et l’écriture romanesque de Giraudoux. En écrivant cette pièce, Giraudoux met en valeur une autre « écriture ». Il s’agit de l’art de jouer, qui est la clef de voûte de la production théâtrale pour son metteur en scène. La pièce peut se lire comme un méta-discours sur l’esthétique théâtrale conçue par ces deux hommes de théâtre.

* * *

Figure 25 : Jouvet et Giraudoux : pendant la répétition d’
Figure 25 : Jouvet et Giraudoux : pendant la répétition d’Electre(D.R.)

« Cette pièce a été créée par la compagnie Louis Jouvet, au théâtre de l’Athénée, le 17 octobre 1945 » 797 . Il y a donc une forte raison pour laquelle nous sommes convaincus de la véracité de l’épisode sur cette phrase testamentaire, même si cette phrase prophétique n’a laissée aucune trace sur les manuscrits qui se conservent aujourd’hui. Il fallait que Louis Jouvet jouât cette pièce. Pour faire ses débuts dans le milieu théâtral, Giraudoux raccourcit, suivant les conseils de spécialistes du théâtre y compris Louis Jouvet, son texte de Siegfried. Le style digressif est volontairement abandonné par l’auteur, lorsque cette pièce « bien faite » est mise au jour. Pourtant, à la suite de plus de dix ans de collaboration artistique entre eux, les éléments qui sont abandonnés en 1928 reviennent dans le texte dramatique avec beaucoup plus de force. D’où vient cette force ? La Folle de Chaillot est l’hommage de la collaboration entre Giraudoux et Jouvet, au delà de la mort. Jouvet était certes absent pendant que Giraudoux écrivait cette pièce. Mais le metteur enscéne est « présent » dans ce texte. Giraudoux était certes absent pour toujours en 1945. Pourtant il est « présent » dans la salle lors de la création de la pièce. Kléber Haedens témoigne dans un article de ce qu’il ressentait pendant la représentation générale : « Quand le rideau se lève à l’Athénée sur La Folle de Chaillot, Jean Giraudoux cesse brusquement d’être une ombre. Il est là, vivant parmi les spectateurs, improvisant une histoire qui s’enrichit de seconde en seconde, jouant avec ses idées et ses personnages, offrant avec une folle générosité son esprit, ses images et ses fleurs. C’est la ‘‘présence’’ réelle de Giraudoux qui a rendu si émouvante la première représentation de La Folle de Chaillot. 798  »

Notes
770.

La Folle de Chaillot, p. 951.

771.

« Bon » est la forme raccourcie de « urabon », qui signifie la cérémonie bouddhiste qui a lieu du 13 au 15 août d’après le calendrier lunaire. A cette occasion, on console l’âme des morts qui rendent visite les vivants. « Odori » voudrait dire « danse ».

772.

Akiko Miyake, Zeami le génie (Zeami ha tensai dearu), Tokyo, Soshisha, 1995, pp. 87-88..

773.

Citons le propos de Zeami car c’est important. 女なんどは、しとやかに、人目を忍ぶものなれば、見風にさのみ見所なきに、物狂いになぞらへて、舞を舞い、歌を謡いて狂言すれば、もとよりみやびたる女姿に花を散らし、色香をほどこす見風、是又なによりも面白き風姿也。(『拾玉得花』より) Propos de Zeami rapportés par Akiko Miyake. Ibid., p. 88.

774.

Mohamed Rahmouni, « Inflation et effacement du texte dans La Folle de Chaillot », in Cahiers Jean Giraudoux 10, p. 90.

775.

Guy Teissier présente ces trois versions dans Cahiers Jean Giraudoux 24 (pp. 61-69), en se référant à des commentaires de Louis Jouvet. L’édition de la Pléiade présente deux versions que l’auteur s’est abstenu d’employer (pp. 1766-1768). Jouvet consacre quelques pages d’un chapitre de Témoignages sur le théâtre à ces trois « propositions » de l’auteur (pp. 205-213).

776.

Guy Teissier, op.cit., p. 65.

777.

Voir : p. 298, note 5.

778.

Le texte cité par Jouvet dans Témoignages sur le théâtre, p. 209.

779.

Voir Léo Lapara, Dix ans avec Jouvet, Paris, éditions France-Empire, 1975, p. 176. « Il devra[...] et surtout, surtout, la ménager en adaptant sa mise en scène aux moyens physiques de son interprète. C’est-à-dire la faire bouger le moins possible, la fixer »

780.

Noboru Yasuda, Waki kara miru nou sekai (Le monde du Nô sous le regard d’un Waki), Tokyo, Édition NHK, 2006, p. 97. Yasuda dit dans la préface que dans le livre le mot « Waki » ne désigne pas seulement le terme spécifique du Nô mais s’emploie également pour évoquer un côté de la culture japonaise qui puisse s’expliquer par l’esthétique inhérente au rôle du Waki.

781.

Cf. Heike-Nonogatari (Histoire des Heis), Chapitre de Dannoura.

782.

Il nous semble intéressant de comparer la passivité du Waki avec celle du Koken. Le Koken est un assistant du Shité, acteur-protagoniste du Nô. Pendant que celui-ci joue sur scène, celui-là se tient prêt tout au fond pour l’aider à s’habiller et lui donner des accessoires nécessaires au jeu, sans trop se faire remarquer. Le Waki aide le Shité dans le monde fictif en tant que personnage tandis que le Kôken l’aide sur le plan du jeu scénique. La présence constante d’une sorte de « coutumier » sur la scène est une particularité du Nô, art japonais qui se distingue du théâtre mimétique en occident.

783.

Catherine Nier, op. cit., p. 291.

784.

La Folle de Chaillot, pp. 989-990.

785.

Louis Jouvet, Témoignages sur le théâtre, pp. 212-213.

786.

André Job, « Le monologue d’Irma », in Cahiers Jean Giraudoux 25, p. 58.

787.

La Folle de Chaillot, p. 989.

788.

Ibid., p. 1028.

789.

Ibid., p. 1018.

790.

Chroukri Hallak, « le langage de la folie dans les dernières œuvres de Jean Giraudoux », in La Guerre de Troie a-t-elle eu lieu?, Bursa, 1992, p. 20. Citons également un commentaire d’André Job : « le monologue d’Irma, en s’arrêtant au bord de l’aveu (‘car le mot déjà gonfle ma bouche’) et au seuil d’une présence improbable mais tenue pour certaine, scande en fin d’acte, de même que le Lamento du jardinier d’Électre qui nous invite à ‘écouter’ le silence de Dieu, une présence qui s’est nourrie de l’absence. » Voir op.cit., p. 59.

791.

Michel Corvin, Rubrique « dialogue », in Dictionnnaire encyclopédique du Théâtre A-K, p. 501.

792.

Louis Jouvet, Le Comédien désincarné, p. 267. C’est Jouvet qui souligne.

793.

Ibid., p. 266.

794.

Louis Jouvet, Prestiges et perspectives du théâtre français : Quatre ans de tournée en Amérique latine 1941-1945, Paris, Gallimard, 1945, p. 54.

795.

Ibid., p. 53.

796.

Marthe Besson-Herlin, « Ondine, l’élaboration du spectacle », in Cahiers Jean Giraudoux 8, pp. 82-83.

797.

Voir : p. 295, note 2.

798.

Kléber Haedens, « Giraudoux était présent à la Générale de La Folle de Chaillot » in Le National, le 20, décembre 1945.