CONCLUSION

Donner la parole à ceux qui ne peuvent pas s’exprimer : l’essentiel de l’écriture de Giraudoux réside là. Ils ne peuvent parler soit parce qu’ils sont morts depuis longtemps, soit parce que leur voix ne peut pas s’entendre à cause de leur situation d’infériorité (infirmité, féminité, servitude, handicap...), soit enfin parce qu’ils ne sont pas humains (végétaux, animaux, meubles, bâtiments...). La totalité de ces innombrables voix forme une grande nappe narrative retentissante. La voix du narrateur sert de passage par lequel le lecteur entend ces voix anonymes. La transposition théâtrale de Siegfried et le Limousin est une tentative audacieuse et paradoxale dans la mesure où Giraudoux s’oriente volontairement vers la forme dramatique qui est incompatible avec la caractéristique de son écriture. Incompatible, parce que le drame est fait d’une série d’événements interpersonnels au présent médiatisés par le dialogue. Les morts en sont exclus parce qu’ils ne vivent plus au présent, les animaux ou les infirmes aussi parce que leur manière de s’exprimer ne correspond pas avec la forme dialoguée traditionnelle, les petites gens également parce qu’ils sont souvent dépourvus d’individualité et qu’ils auraient pu prendre la figure chorale, supprimée lorsque la forme dramatique est établie après l’avènement de la notion d’égo à la Renaissance 799 . Le passage du roman au théâtre chez Giraudoux est donc un essai d’enfermement des voix mineures, imperceptibles et indéfinies dans la forme destinée aux voix majeures, perceptibles et définies. La polyphonie inhérente à l’écriture giralducienne perturbe de l’intérieur le drame et finit par le faire éclater dans les dernières pièces, notamment dans La Folle de Chaillot, la pièce posthume.

L’originalité de la dramaturgie narrative de Giraudoux perfectionnée à la fin de sa carrière se résume en ces trois points de vue suivants. Premièrement, la convergence de deux consciences provenant de genres différents. D’un côté, il s’agit de celle que l’écriture romanesque de Giraudoux contient depuis longtemps : la conscience narratrice qui englobe la diversité spatio-temporelle des voix retentissantes dans l’univers cosmique qu’est l’écriture romanesque. De l’autre côté, le « moi » épique au sens szondien révèle ce qui serait resté caché dans l’action dramatique dialoguée traditionnelle : le for intérieur et le passé secret de personnages comme dans le cas des « vrais rapports entre Ella et Borkman, entre Borkman et sa femme, Ella et Erhard » 800 dans Jean-Gabriel Borkman, ou bien le dialogue de sourds comme dans l’échange entre André et Féraponte dans les Trois soeurs 801 ... Tout cela est découvert à la lumière du regard omniscient qui se met à l’écart de l’action dramatique. Le théâtre de Giraudoux est « distancié » à sa façon à cause de l’apparition progressive de cette conscience épique au fil de l’évolution de sa dramaturgie : au début sous forme de pittoresques effets verbaux dans la bouche de Zelten, ensuite sous la forme de divagation incarnée comme dans le cas du Mendiant d’Électre ou encore de l’étranger thaumaturge dans le cas de l’Illusionniste d’Ondine, ou enfin sous forme de la conscience rêveuse et illimitée qu’est Aurélie alias la Folle de Chailllot 802 . Le procédé semblable au « jeu de rêve » s’élabore dans sa dernière pièce, comme si elle avait été intertextuellement liée avec le théâtre de Strindberg. Mais, tous ces traits épiques étaient préparés depuis longtemps, sans doute avant que l’auteur n’ait commencé à écrire pour le théâtre. Le style épique de l’écriture théâtrale de Giraudoux se produit à la suite de la concrétisation scénique de ce qui était déjà présent dans son écriture littéraire, quelle que soit l’influence que le mouvement littéraire et artistique de l'entre-deux-guerres ait pu exercer.

En deuxième lieu, sa dramaturgie narrative se conjugue merveilleusement avec les réflexions de son metteur en scène sur l’esthétique théâtrale. D’une part, la préférence de Louis Jouvet pour la machinerie théâtrale et l’éclairage ainsi que son talent comme scénographe, ont pour effet de faire avancer la romanisation du texte dramatique de Giraudoux. Le moi narratif qui n’aurait pas pu apparaître sur la scène sous la forme d’un personnage au sens traditionnel est transposé et concrétisé dans la figure de l’Illusionniste qui est en même temps le symbole du théâtre du merveilleux. D’autre part, Giraudoux a en commun avec Jouvet le respect envers les choses inconnues, invisibles, prêtes à disparaître. Giraudoux montre ce respect depuis qu’il se met à écrire dans les années 1910, tandis que Jouvet est torturé à l’idée que le vrai personnage souffre, invisible et flottant, en face de l’acteur qui croit l’incarner sur la scène. De même que l’écriture est pour l’écrivain le lieu où les esprits invisibles se rassemblent, la salle du théâtre est pour le metteur en scène l’espace que hantent ses chers personnages. Leurs soucis artistiques convergent vers le même but : ce n’est ni par curiosité occultiste, ni par intérêt scientifique comme chez Freud, mais par la nécessité esthétique que la création artistique est, pour tous les deux, la tentative de faire disparaître la frontière entre le visible et l’invisible, le réel et l’irréel, le mort et le vivant.

Au vu de la rencontre et de la convergence de deux notions ainsi opposées, nous avons fait remarquer un troisième point original dans la dramaturgie narrative de Giraudoux : né au sein de la culture occidentale et rationaliste, son théâtre vient s’approcher d’un théâtre étranger avec lequel il n’a aucun rapport direct. Il s’agit du théâtre japonais, notamment du Nô, dont l’espace théâtral est consacré à l’apparition des morts. Les spectateurs du Nô assistent à l’apparition de la mort en ce bas monde par l’intermédiaire de la passivité complète du Waki, le confident. Dans le théâtre de Giraudoux également, les vivants et les morts, le visible et l’invisible, le réel et l’irréel se retrouvent. Dans l’Intermezzo, la rencontre de la vie et de la mort se réalise seulement entre des personnages sur scène. Mais, lorsque la dramaturgie narrative atteint sa maturité avec l’émergence du « moi » narratif dans La Folle de Chaillot, la vie et la mort coexistent et le public est impliqué dans l’univers fictif en tant que témoin de l’apparition des morts, de même que les spectateurs au Japon voient le fantôme dans la figure du Shité, le personnage principal.

Le génie de Giraudoux consiste dans le fait que, lorsque l’aspect polyphonique de Siegfried et le Limousin est parvenu à émerger dans La Folle de Chaillot, le texte se présente comme une sorte de méta-discours théâtral. Le respect profond vis-à-vis des petites vies chez Giraudoux et les réflexions sur l’art de jouer approfondies par son metteur en scène Jouvet s’y incorporent. On ne saurait dire si Giraudoux réussit à trouver, dans son travail isolé comme dramaturge, une forme équivalente de l’amalgame des voix anonymes qu’est le récit romanesque. Pourtant, sa dernière pièce est écrite de telle sorte que sa représentation théâtrale, réalisée grâce à la collaboration artistique avec son metteur en scène, ait une structure semblable à la structure narrative de romans de Giraudoux. C’est que le regard des spectateurs est autant leur regard que celui de la Folle de Chaillot 803 dont la conscience floue constitue le cadre de la pièce. De même que le « moi » de chaque personnage et de chaque âme se fond dans la vaste conscience narrative qui est omnisciente et rêveuse et s’en détache quelquefois au fil du récit, les participants à la production théâtrale, quel que soit le lieu où se situent – soit devant, soit derrière la rampe - s’intègrent dans la rêverie d’Aurélie comme particule composant cette rêverie-même.

Est-ce qu’aimer le théâtre de Giraudoux est un acte passéiste et rétrospectif ? S’il est vrai que son théâtre secoue le joug du genre dramatique, il n’est pas aussi novateur que les précurseurs du genre postdramatique, d’autant qu’il n’abandonne pas le principe de base du drame et garde la notion de personnage et d’action comme composantes principales du théâtre mimétique. Son écriture dramatique ne dépasse pas le débat sur l’opposition entre le dramatique et l’épique. Le néo-classicisme était fugitivement moderne dans le sens baudelairien à l’époque de l’entre-deux-guerres, mais il ne l’est plus de nos jours. Toutefois, c’est pendant qu’il reste routinier en revisitant l’Antiquité et la mythologie grecque sans s’affronter ostensiblement à la réalité vivante, qu’il fait se réconcilier petit à petit, de façon radicale, l’épique et le dramatique, le petit et le grand, le visible et l’invisible et encore le réel et l’irréel. Il reste « précieux », certes, mais c’est grâce à cet état d’esprit que cette réconciliation s’opère, d’autant que la préciosité est « le moyen, frivole en apparence, que Giraudoux choisit pour aborder les questions métaphysiques » 804 .

Plaçons Giraudoux dans un autre contexte culturel pour le lire sans préjugé ; laissons de côté l’analyse syntaxique et concentrons-nous sur la représentation des détails à l’instar de la Folle de Chaillot qui met fin au conflit en disant que :

‘La Folle : Aux affaires sérieuses, mes enfants ! Il n’y a pas que les hommes ici-bas. Occupons-nous un peu maintenant des êtres qui en valent la peine ! 805

Nous écoutons les autres êtres que « les hommes » qui en vaillent la peine : quand nous lisons le texte dramatique de Giraudoux dans cette perspective, nous pouvons faire partie du monde dominé par « une femme de sens », qui n’est, elle aussi, qu’une des composantes de ce monde habité par les invisibles.

Pour terminer notre parcours, relevons un point de convergence entre Zeami et Giraudoux. Zeami dit, dans son ouvrage théorique Fushikaden : « Hisuru hanawo shiru koto (il faut savoir ce que c’est que la fleur cachée). Hisureba hana nari (La fleur est là quand on la cache). Hisezuba hana narubekarazu (La fleur ne sera pas là quand on ne la cache pas) » 806 . Le premier théoricien du théâtre au Japon cache deux choses : d’abord, il cache ses ouvrages ; on les a découverts seulement au début du XXe siècle, donc cinq siècles plus tard. Ensuite, il cache ce que le mot « fleur » désigne exactement. Ceux qui travaillent sur cet ouvrage mystérieux sont obligés de se demander ce qu’il faut cacher et comment. Ils buteront sur ces théories et s’y égareront. Cette logique paradoxale qui évoque la figure du chat de Schrödinger nous semble également s’appliquer à La Folle de Chaillot. Giraudoux délivre sa théorie du théâtre par la bouche de la Comtesse Aurélie sans que le public s’en aperçoive. Il est proche de l’acteur théoricien du Nô, car il suggère ses «vérités » tout en terminant sa vie ainsi que sa carrière professionnelle, mais d’une manière détournée : il les laisse quelque part aussi imaginaires que le carrefour de deux boulevards qui sont parallèles dans la réalité, celui de Montparnasse et celui de Montmartre, où Zelten 807 s’égare avec ses innombrables amis dont la trace est gravée quelque part dans l’univers cosmique de Giraudoux.

Notes
799.

Peter Szondi, op. cit., p. 14. « A la Renaissance, lorsque prologue, choeur et épilogue furent supprimés, (le dialogue) devint, peut-être pour la première fois dans l’histoire du théâtre, [...] la seule composante de la texture dramatique. »

800.

Ibid., p. 24.

801.

Ibid., pp. 33-34.

802.

En ce sens, le théâtre de Giraudoux est contemporain de celui qui est brechtien, même si la connaissance qu’il pouvait avoir de l’oeuvre du dramaturge allemand est très limitée.

803.

Ce qui nous rappelle ce que Jouvet dit au sujet de l’acteur : « l’acteur doit être spectateur de lui-même et des autres », in Le Comédien désincarné, p. 190.

804.

Sylviane Coyault, « ‘‘Le battement de cils d’Andromaque’’ ou la Poétique du détail chez Giraudoux », op. cit., p. 47.

805.

La Folle de Chaillot, p. 1031.

806.

Zeami, Fushikaden, Tokyo, Iwanami, 1958, p. 103.

807.

Voir : p. 98, note 2.