II.4.1. Le handicap comme un stigmate

Le mot stigmate est d'origine latine (stigma) et dérive du grec (stigzein qui signifie piquer). Il a d'abord été utilisé dans un sens sacré pour désigner les plaies du Christ en mettant l'accent sur l'aspect visuel, le "marquage" de l'individu stigmatisé. Ce marquage peut prendre des formes très concrètes, au 16e siècle toutes les inscriptions au couteau ou au fer chaud sur le corps proclamaient comme l'indique Erving GOFFMAN (1985) que : celui qui les portait était un esclave, un criminel ou un traître, bref, un individu frappé d'infamie, rituellement impur, et qu'il fallait éviter, surtout dans les lieux publics. Plus tard, selon le même auteur, le christianisme a attaché à ce mot un sens profondément sacré, marqué de la grâce divine rappelant la passion du Christ.

Non sans relation avec le sens religieux ou sacré, un sens médical a été attribué à ces "signes corporels d'un désordre physique".

Les sociétés occidentales ont fait du handicap un stigmate, c'est-à-dire un motif subtil d'évaluation négative de la personne. Au handicap correspond une reconnaissance de droits et de contraintes spécifiques, un ensemble de schémas et de valeurs communément admises qui construisent une représentation sociale. Erving GOFFMAN (1985) l'appelle "identité sociale virtuelle". Le vrai handicapé correspond à la représentation d'un être normal, c'est-à-dire conforme à ce que les conventions sociales attendent d'un handicapé. Les capacités réelles de l'individu (en mieux ou en moins) constituent ce que Erving GOFFMAN (1985) appelle "l'identité sociale réelle". C'est, dit-il, le désaccord entre l'identité sociale réelle et l'identité virtuelle qui constitue un "stigmate", appelé faiblesse, déficit ou handicap.

Cette notion de stigmate, qui supporte à la fois la notion de différences et de disgrâce manifestement apparentes, apparaît comme une façon particulièrement riche et instructive de regarder le handicap sous un angle psychosocial.

Selon Erving GOFFMAN : "On demande à l'individu stigmatisé de nier le poids de son fardeau et de ne jamais laisser croire qu'à le porter, il ait pu devenir différent de nous ; en même temps, on exige qu'il se tienne à une distance telle que nous puissions entretenir sans peine l'image que nous nous faisons de lui. En d'autres termes, on lui conseille de s'accepter, en remerciements naturels d'une tolérance première que nous ne lui avons jamais accordée. Ainsi, une acceptation fantôme est à la base d'une normalité fantôme" (E. GOFFMAN 1975) 65.

Le stigmate est d'abord un indicateur pour un classement social. Lorsque nous rencontrons pour la première fois une personne que nous ne connaissons pas, un essai d'identification ou de reconnaissance s'effectue selon les normes sociales que nous avons apprises. Pour cela, nous disposons souvent de peu d'éléments, mais une très grande importance est donnée à certains attributs ou certaines caractéristiques physiques et fonctionnelles de celui qui est observé. Toute manifestation perçue rapidement comme différente, revêt alors une très grande importance et est souvent reconnue comme "un stigmate".

Etre atteint de ce qui est considéré comme une imperfection entraîne les autres à supposer toute une série d'autres imperfections ; c'est ainsi, indique Erving GOFFMAN, que certaines personnes s'adressent à des aveugles en criant comme s'il s'agissait de sourds ou bien essayent de les soulever comme s'ils avaient une déficience motrice. Paradoxalement, nous attribuons, volontiers, certaines aptitudes supra-ordinaires aux handicapés ; tel est le cas de cet aveugle à qui l'on a demandé de faire la publicité pour un parfum, pensant que, les aveugles privés de la fonction visuelle, sont automatiquement hypertrophiés dans leurs capacités fonctionnelles en matière d'odorat.

Le fait d'être stigmatisé entraîne bien de conséquences qui ont été relevées par Erving GOFFMAN (1985) ; telles que :

  • La " victimisation" : les stigmatisés sont parfois des victimes qui sont exposées à toutes sortes de charlatans qui leur proposent des solutions contre le bégaiement, les douleurs chroniques, la paralysie, la surdité etc.
  • La " motivation à se surpasser pour effacer le stigmate" : l'individu stigmatisé peut aussi chercher à améliorer, indirectement, sa condition en consacrant, en privé, beaucoup d'efforts à maîtriser certains domaines d'activités que, d'ordinaire, pour des raisons incidentes ou matérielles, on estime fermés aux personnes infligées de sa déficience.

GOFFMAN mentionne comme illustration : la pratique du tennis et de l'équitation par des personnes ayant des déficiences physiques et des sports de montagnes par des aveugles.

  • " L'utilisation sociale du stigmate" : le stigmate peut, aussi, être utilisé pour justifier des échecs qui ont une autre explication. Le fait d'être reconnu handicapé peut apparaître comme un statut avantageux en période économique difficile, par exemple chez un chômeur en rupture de droits ou chez un jeune qui n'arrive pas à accepter les exigences du monde du travail.
  • " Le stigmate-handicap peut être une clé pour comprendre les autres" : bon nombre de personnes handicapées font un double constat : le premier est qu'elles ont une meilleure connaissance des autres, une meilleure attention à leurs problèmes du fait du voyage dans les souffrances et des difficultés qu'elles ont rencontrées ; le second est que la délimitation entre "normaux" et "stigmatisés" (ou handicapés) n'est pas une frontière nette.
  • " Les stigmatisés sont toujours sur la défensive" : la personne atteinte d'un stigmate a souvent l'impression d'être en "représentation", attentive à l'effet qu'elle produit sur l'entourage. Elle est sensible à l'amalgame que beaucoup font entre divers types de déficiences par ignorance de la typologie fonctionnelle des personnes handicapées : une diminution des capacités motrices ou visuelles est volontiers interprétée comme associée à une perte des aptitudes intellectuelles.
  • Le " recours à l'humour provocateur par les stigmatisés" : certaines personnes handicapées usent de subterfuges pour faire disparaître la sensation de gêne en ayant une attitude à la limite de la provocation et sur le mode de l'humour. GOFFMAN cite le cas de la personne en fauteuil roulant qui, au moment de l'installation des convives autour d'une table de restaurant, indique qu'il n'est pas nécessaire pour lui de chercher un siège puisqu'il est venu avec le sien. Ce type de remarque ayant probablement, aussi, la valeur d'un rituel d'inclusion dans un groupe.

Erving GOFFMAN reconnaît aussi la nécessité de prendre en considération le lien entre le " Territoire" et le handicap dans les phénomènes d'interface personnes stigmatisées-handicapées avec les "autres".

Le marquage d'un territoire spécifique "réservé" aux personnes handicapées étant une démarche ancienne que l'on retrouve à travers l'histoire des incapacités et des handicaps.

Notes
65.

Cité par LE BRETON D., Le miroir social du handicap, in Journal des psychologues, pp. 26 à 28, n° 130, 1995, p. 26.