II.2.5.1. Une perception ambivalente de la personne handicapée

Dans la société traditionnelle, la perception du handicapé est complexe et parfois contradictoire, car les réactions envers les handicapés sont diverses :

D'une part, lorsque le handicap est perçu comme une punition d'une personne autre que le handicapé lui-même, cette perception déculpabilise en quelque sorte le handicapé ; celui-ci fait pénitence pour une faute qu'il n'a pas lui-même commise, à la limite il n'est même pas concerné, il est victime. D'où une étonnante tolérance dans les sociétés traditionnelles africaines envers la personne handicapée.

D'autre part, on observe toute une série de comportements exactement opposés comme les très mauvais traitements entraînant la mort, pouvant être infligés à un enfant handicapé pour lui enlever toute envie éventuelle de revenir dans ce monde après sa mort, ou l'absence de toute aide à un handicapé considéré comme "coupable" afin de lui donner l'occasion d'expier jusqu'au bout ses fautes et afin de ne pas s'attirer des foudres des forces maléfiques suite à une intervention en faveur de celui-ci, ou le meurtre de bébés nés handicapés comme simple stratégie pour préserver l'homme et la survie du groupe familial.

Certains de nos interlocuteurs au village ont pu nous expliquer cette situation de meurtre de bébés nés handicapés.

Ainsi, par exemple, dans les villages de l'ethnie Mbeti (situé au Nord-Ouest du Congo), à laquelle nous appartenons, il est presque rare pour un visiteur de croiser un enfant ou un adulte polyhandicapé, un albinos, un être privé de membres, bref un handicapé de naissance. Les quelques rares personnes handicapées de naissance que l'on peut rencontrer sont les sourds-muets ; sinon des personnes qui ont contracté leur handicap après la naissance suite à un accident, la poliomyélite, une injection mal faite, la cataracte ou d'autres maladies handicapantes. Pour justifier cette situation, mon vieil oncle maternel m'a expliqué lors de mes recherches universitaires en 1998 que dans les villages Mbetis ou Obambas, tous les enfants qui présentent des malformations congénitales, même peu graves, n'étaient pas ramenés au foyer familial après leur naissance, afin de sauvegarder "l'honneur" de la famille et du clan. L'enfant polyhndicapé ou "monstrueux" doit "rester en forêt" (c'est-à-dire abandonner en forêt) par les femmes accoucheuses avec le consentement de la mère à qui on explique l'enjeu familial. Chez les Mbetis du Congo qui peuplent les zones essentiellement rurales, il y a très peu de maternités et les accouchements ont lieu, exclusivement entre femmes, en forêt derrière les habitations ; aucun homme quel qu'il soit n'est autorisé à assister. Ce sont donc les femmes qui prennent cette importante décision d'abandonner "l'enfant indésirable" et qui l'enterrent sur place en forêt, avant de revenir au village informer le père géniteur.

Le secret est toujours bien gardé au sein du milieu familial, le groupe des femmes accoucheuses étant toujours composé de femmes proches du père et de la mère de l'enfant abandonné (mères, tantes, soeurs et cousines des époux). Au reste du village on donne des explications très courtes du genre cette grossesse n'était que " Yemi andja" (ce qui littéralement signifie que la grossesse était simplement composée d'eau), ou bien "l'enfant n'était pas encore complètement constitué", et donc n'avait pas encore le statut d'être humain.