III.3.4. Une vision ethnopsychiatrique du handicap au Congo

Enfin, lors d'une réflexion d'ordre ethnopsychiatrique concernant les représentations, coutumes et usages sociaux des handicaps à travers l'histoire des communautés humaines, des mythes et légendes, de certaines pratiques magico-religieuses, Joseph ONDONGO (1985) 94 soutient qu'outre des différences culturelles réelles observées dans chaque culture à partir de son rapport au handicap, apparaissent des représentations ainsi qu'un rapport au handicapé communs à toutes les sociétés dans la réalité vécue ou sous forme de fantasmes inconscients. Par la compréhension d'éléments communs aux êtres humains, tels l'envie de meurtre, la peur, l'abandon, l'agressivité.... l'auteur apporte des informations importantes sur la pratique de la suppression des enfants difformes sous l'Antiquité, ainsi que de nos jours dans certaines communautés congolaises dites traditionnelles.

Selon Joseph ONDONGO (1985) 95, les attitudes et représentations vis-à-vis du handicap et des handicapés oscillent à travers l'histoire humaine, y compris au Congo-Brazzaville, entre les trois positions suivantes :

En plus, il y a une croyance qui dit que ces nganga "spéciaux" ne sont jamais initiés aux pratiques de guérison comme les individus "normaux" ; ils acquièrent leur savoir et leur puissance de nganga le plus souvent suite à une simple balade en forêt.

‘"Les Youroubas et les Igalas empoisonnent le handicapé ou le laissent mourir de faim ; les Kagoros mettent l'enfant handicapé dans le sanctuaire et interdisent à ses parents de le voir ; les Youroubas le coupent en morceaux ou le font brûler avant de l'enterrer, tandis que les Attackery l'emportent au fin fond de la brousse et l'abandonnent en lui promettant de lui apporter à manger, mais ne reviennent jamais. Les Tivs enfin jettent l'enfant dans la rivière, leurs croyances voulant qu'il se transforme ensuite en gros serpent" 96. ’

L'auteur nous apprend en même temps que chez les Bangangoulous (ethnie du centre du Congo) on ne rencontre presque pas de personnes handicapées adultes, car tous les enfants qui naissent avec des malformations congénitales, même légères, sont désignés comme "mwana-onfou" (ce qui signifie littéralement l'enfant du diable) et la communauté se "débarrasse" systématiquement de cet enfant différent des enfants ordinaires. Les Boungangoulous utilisent deux techniques nécessitant les rites de mise à mort de cet enfant : l'enfant handicapé est soit noyé dans un fleuve ou une rivière, comme on l'observe chez les Tivs, soit brûlé comme chez les Youroubas. Cette incinération de "l'enfant du diable" est toujours réalisée dans une forêt et le corps de l'enfant est brûlé dans une termitière. Puis le " ngâ" ou " nganga" doit s'assurer que le corps difforme de "l'enfant du diable" a été totalement calciné, avant d'ordonner que l'on bouche le trou fait dans la termitière avec de la terre battue, de peur que l'enfant handicapé éliminé ne revienne au foyer familial.

  • Enfin, les représentations ambivalentes dans lesquelles le handicapé est sacralisé, tout en étant considéré à la fois comme pur et impur, repoussé ou aimé. Souvent soumis à différentes épreuves ordaliques avant d'être choisi par les dieux et adopté par les hommes, il est quelquefois élevé au rang de dieu comme le rapporte les nombreux mythes de la Grèce antique. L'auteur trouve cette même position chez le peuple Manding du Mali à travers l'histoire de Soundiata Keïta, le roi Manding du XIIIe siècle, ou dans les légendes de certaines tribus d'Indiens d'Amérique. En évoquant les mythes, il rejoint totalement la pensée structuraliste développée par LEVI-STRAUSS (1958) 97, qui insiste sur la décomposition d'un mythe en mythèmes, éléments d'opposition le structurant à partir desquels sont rendus compréhensibles d'autres mythes se rapportant plus ou moins au premier et cela quelles que soient les cultures.

En plus de la description de ces attitudes très tristes et regrettables de rejet et de meurtre des handicapés, Joseph ONDONGO (1985) nous ramène à la fin de son article à la notion de "handicap-maladie" développée plus haut par les auteurs précédents, sur la perception du handicap au Congo. Cette assimilation du handicap à la maladie, ajoutée au sentiment ou au désir d'être à tout prix identique, peut aller jusqu'à vouloir la guérison miraculeuse des handicapés. Dans cette optique, nous citons l'histoire suivante vécue et racontée par le même auteur :

‘"En Afrique Centrale, et plus particulièrement au Zaïre et au Congo-Brazzaville, il existe un groupe religieux assez important, le Kimbanguisme. C'est un mouvement de type messianique fondé en 1921 au Zaïre par le prophète Simon Kimbangu. Actuellement, ce groupement religieux est dirigé par le dernier fils de Kimbangu, Joseph Diangui nda. En 1966, à l'occasion de l'inauguration d'une nouvelle église Kimbanguiste dans le quartier Moungali à Brazzaville, Joseph Diangui nda promit d'accomplir des miracles comme Jésus-Christ l'avait fait en guérissant des handicapés de toutes sortes. Une grande fête fut organisée, réunissant de nombreux adeptes kimbanguistes des deux rives du fleuve Congo. Tous les handicapés furent invités, notamment les paralytiques et les aveugles de Brazzaville et des environs. Après les prières et les cantiques évoquant l'appel de Dieu tout-puissant., Diangui nda fit venir devant lui les personnes handicapées qui s'étaient présentées ce jour-là. Mais, comme vous pouvez vous en douter, ce fut un échec total car aucun paralytique n'abandonna ses cannes ou son tricycle et aucun aveugle ne vit la lumière. Personne ne recouvra la "normalité". La justification de cet échec fut que ces hommes et femmes handicapés n'avaient pu recouvrir leur "normalité" parce qu'ils étaient encore de grands pêcheurs..." 98.’

Dans un contexte un peu identique, nous avons nous-mêmes assisté en 1989 dans les rues du quartier Poto-Poto de Brazzaville, à la venue d'un autre "messie" qui prétendait guérir, par la prière rien que la prière, les malades et les personnes en situations de handicap (aveugles, sourds, paraplégiques et autres). Il s'agissait de Yocka Nguédé William plus connu sous l'appellation de "prophète Willy" revenu dans son pays après un séjour, soi-disant pour études d'informatique, en France. Il aurait abandonné sa formation pour revenir au Congo son pays natal, après une révélation divine depuis la France, lui ayant conféré un certain pouvoir de sauver ses frères et soeurs en s'appuyant sur les écrits et des pratiques de la bible chrétienne. Des séances de prière étaient organisées en pleine rue, car le "prophète Willy" n'avait pas encore à l'époque de lieu de culte digne de ce nom, et les fidèles venaient de tous les quartiers de Brazzaville, vu que le pari sur la guérison était énorme. Le jour de notre présence sur le lieu de prière, nous avons pu constater que les personnes handicapées, venues en grand nombre, accompagnées pour la plupart de leurs parents, occupaient les premières places. Peu avant la fin de la prière, au moment du bilan, seule une femme avait pu témoigner parmi des dizaines de personnes, de la disparition d'une "bosse" qu'elle aurait au bas-ventre avant d'arriver sur le lieu de prière, sans que quiconque n'ait pu vérifier la crédibilité du témoignage, les acclamations ont retenti dans la foule. Pour tous les autres malades et handicapés le miracle n'avait pas pu se produire ; la justification de l'échec était la même que celle de l'histoire racontée par ONDONGO, avec en plus le fait que les "malades" n'avaient pas suffisamment fait des dons pour la construction d'une chapelle. A ce jour le groupe religieux du "prophète Willy" dispose d'importants biens immobiliers dans Brazzaville et ses environs, pendant que les handicapés physiques de Brazzaville ont toujours recours à leurs béquilles et tricycles pour se déplacer, les aveugles n'ont pas recouvert la vue et les sourds n'entendent toujours pas.

En conclusion de ce qui précède, il convient de préciser que le handicap n'est pas une maladie, elle est plutôt un état d'être, une situation particulière à laquelle on doit accorder une attention adéquate. La maladie est au contraire l'un des facteurs à l'origine des situations de handicaps. Une personne handicapée n'est donc pas une personne malade, même si les deux ont besoin de soins particuliers. Le handicap pose plus un problème de différence et d'adaptation sociale, alors que le malade recherche la guérison. L'assimilation du handicap à la maladie est une confusion ou un amalgame à éviter. Il est vrai que le handicap comme la maladie font peur et suscitent des attitudes de mépris, d'intolérance et d'abandon. Ces attitudes peuvent se rencontrer à des degrés divers dans notre vie quotidienne, dans nos rapports avec des personnes handicapées ou en difficulté. Loin de les nier, nous devons plutôt en prendre conscience afin de mieux accepter les personnes handicapées, de les aider autant que possible avec leur différence, quelle que soit la personne et sa culture, même si très peu de gens ont des contacts avec les handicapés.

Notes
94.

ONDONGO (J.) : Culture et Handicap : un regard ethnopsychiatrique ; in les Cahiers du CTNERHI ; n° 31 juillet-septembre 1985 ; pp. 19 à 30.

95.

Idem p. 20.

96.

Idem p. 23.

97.

LEVI-STRAUSS (C.) : Anthropologie structurale, Edition Plon ; Paris ; 1958.

98.

ONDONGO (J) : Culture et Handicap : un regard ethnopsychiatrique ; in les Cahiers du CTNERHI ; n° 31, juillet-septembre 1985, p. 29.