2.2.1 Décentralisation ou structuration d’une action publique locale

Les lois de décentralisation votées en France entre 1982 et 1985, changent radicalement le paysage institutionnel et politique, même si ces textes entérinent des pratiques existantes depuis les années 1960. Les collectivités territoriales ont acquis de nombreuses compétences, les régions sont devenues des autorités locales reconnues et les maires des villes ont trouvé une nouvelle légitimité, par l’accroissement de leur pouvoir et de leur autonomie, vis-à-vis d’un État en perte de vitesse. Dès lors, l’État et les collectivités locales doivent se repositionner. La façon dont les collectivités locales (surtout les mairies urbaines) se sont engagées dans une réforme profonde de ces pratiques est un sujet de recherche largement investi par les sociologues, juristes et politologues. Si les explications et les points de vue sont différents d’une discipline à l’autre, d’un courant de pensée à un autre, nous relevons néanmoins une description des faits analogues que nous synthétisons ici.

Les travaux précurseurs de Pierre Grémion mettent en évidence l’autonomie relative du local en 1976 à partir de son modèle « centre/périphérie » (Grémion, 1976). Dès les années 1970, le local n’est plus ainsi l’exécuteur des décisions prises à Paris mais reformule, pour son compte, les directives étatiques. Ainsi, les villes acquièrent non seulement la puissance politique, mais aussi une taille critique qui leur permettent de devenir des acteurs à part entière, développant ainsi de nouvelles stratégies, en conformité avec les normes et les référentiels alors en vigueur.

Au cours de ses travaux, le sociologue Dominique Lorrain s’est penché sur la réorganisation du pouvoir local et de la restructuration de l’action publique locale au cours de ces dernières décennies. Il montre la façon dont on est passé d’un système politique très hiérarchisé (pouvoir central, binôme député-préfet, maires des villes) qu’il caractérise de modèle républicain au système actuel de gouvernement urbain (Lorrain, 1991 ; 1993). Tout d’abord, Paris est devenue plus accessible pour l’ensemble des élus locaux (avec l’amélioration des réseaux de transports : train, puis train à grande vitesse, avion, autoroute et usage croissant de la voiture) à partir des années 1970. Ensuite, les élus locaux ont eu de moins en moins de scrupules ou de complexes à passer directement de l'échelon local (mairie) à l’échelon national (Ministère). Dominique Lorrain explique en partie cette évolution par un changement d’état d’esprit progressif dans les années 1970 : les politiques publiques plus complexes demandent un affinage local (critique du modèle des Zones à Urbaniser en Priorité - Z.U.P.) et tenant compte de la montée en puissance des villes. Il reprend ainsi schématiquement l’évolution de l’administration publique française. Durant la seconde guerre mondiale, la France est qualifiée de « société bloquée » (Crozier, 1970) où la bourgeoisie fait valoir ses idées anti-capitalistes. Le pays est encore profondément rural, l’administration locale n’a pas beaucoup évolué depuis la fin du 19ème siècle (Gaudin, 1999) et renvoie au modèle d’un État régalien avec les autorités locales sous tutelle. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, la tutelle s’atténue. Si l’industrie française se modernise, transforme les territoires au cours des années 1960, l’administration territoriale change peu. La monographie de Castells et Godard sur la région de Dunkerque, illustre parfaitement ce paradoxe entre un monde industriel « moderne » et une administration locale « ancestrale » (Castells & Godard, 1974). La fin des années 1960 et le début des années 1970 préfigurent des changements radicaux.

‘« Au cours des années soixante-dix, ce projet contractuel sera appliqué aux villes après l’échec de plusieurs réformes de l’ancien système. Dix années d’expériences de toute nature allant toutes dans le sens d’une économie concertée – participation, contrats, partenariats, économie mixte – vont tracer la voie à la décentralisation. Celle-ci peut donc être considérée comme la branche territoriale d’un vaste processus de modernisation des relations de pouvoir dans la société française. On pourrait dire : la décentralisation ou l’économie concertée victorieuse. Cette victoire de l’administration concertée sur la tutelle adaptée est aussi celle des réformateurs du Plan, de la DATAR et du ministère de l’Urbanisme sur le ministère de l’Intérieur, grand absent dans toutes les expériences innovantes des années soixante-dix et gardien de la régulation croisée.25 »26

Le changement est important : les élus locaux prennent conscience qu’ils peuvent élaborer eux-mêmes les stratégies de développement de leurs villes (Le Galès, 1993-b). Par conséquent, ils deviennent de plus en plus légitimes à intervenir directement sur leurs territoires locaux, en s’affranchissant de la tutelle de l’État. Le maire investi d’une légitimité plus forte, fait valoir des compétences accrues dans certains domaines dont l’urbanisme, le développement économique et l’aménagement urbain. Dans certaines villes, les élus prennent des initiatives sans attendre le « feu vert » de l’administration centrale ou déconcentrée (Dubois, 1997). Les collectivités locales s’appuient alors sur de nouveaux partenaires pour mettre en œuvre leurs politiques et leurs initiatives (Lorrain, 1993-a, 1993-c). Parallèlement, les collectivités locales (communes, départements et régions) ont recruté du personnel qualifié. À la fin des années 1980, certaines disposent d’une ressource humaine à niveau égal à celle de l’État et des grandes entreprises ou organismes nationaux (comme la Caisse des Dépôts et Consignation). La réorganisation du travail au sein des collectivités territoriales réduit considérablement la dépendance de ces collectivités à l’État.

Notes
25.

notes de l’auteur : Le fait que Giscard d’Estaing nomme comme directeur général des collectivités locales Pierre Richard, un homme du corps des Ponts, restera ensuite au service de Gaston Defferre est peut-être le signe d’une prise de conscience que pour changer l’administration locale il ne suffisait plus de multiplier les expériences mais qu’il devenait nécessaire d’agir au lieu central de la régulation.

26.

LORRAIN D., 1991, « De l’administration républicaine au gouvernement urbain » in Sociologie du Travail, n°33, volume 4, pp 479-480.