6.2.2.3 La rupture consommée à partir des années 1980

Il n’est guère étonnant de constater qu’à partir de la fin des années 1970, les acteurs de l’urbain se transforment complètement et que le marché de l’aménagement n’est plus le monopole de la S.C.E.T., mais également l’apanage de S.E.M. locales (même si les collectivités locales lyonnaises ont finalement peu exploité ce procédé, la Cité Internationale et actuellement le projet Confluence faisant figure d’exception) ou d’autres organismes publics, para-publics ou privés (comme les OPAC, notamment celui du Rhône dans l’agglomération lyonnaise).

L’examen des différents processus décisionnels dans plusieurs villes conduit à mettre en valeur des disparités en matière de gestion de grand projet d’urbanisme, comme le montre la lecture des travaux de Jérôme Dubois sur Aix-en-Provence et Montpellier, ceux de Gilles Pinson sur Marseille et Nantes et enfin ceux de Nadia Arab (également sur Montpellier). Même si les approches de recherche et les objets sont distincts, l’exposé de ces opérations d’aménagement démontre l’importance de la coordination au cœur du processus décisionnel et le rôle joué par les S.E.M. et les collectivités locales à partir des années 1980. En particulier, l’étude de Jérôme Dubois sur l’opération Antigone à Montpellier, qui démarre au milieu des années 1970, soit peu après celle de la Part-Dieu et avant celle de la Cité Internationale, converge vers notre thèse d’émancipation et d’autonomisation des collectivités locales compétentes en aménagement et en urbanisme, la constitution et l’affirmation progressive d’une expertise locale.

Au début des années 1970 la municipalité montpelliéraine tente de développer un projet d’aménagement nommé Polygone afin d’étendre son centre ville. Les élus rencontrent de nombreuses oppositions dont celle d’une association « Citoyens et Urbanisme » composée majoritairement d’universitaires dès 1975. Progressivement cette association non rattachée à un parti politique va tenir une place importante dans la campagne municipale de 1977, en proposant un contre-projet « Antigone » et en fédérant d’autres mouvements associatifs. L’un des leaders de cette association, George Frêche sera ainsi élu à la tête de la mairie en 1977, l’ancien maire François Delmas accède en 1978 au poste de secrétaire d’État à l’Environnement sous le gouvernement de Barre. S’en suit une lutte entre George Frêche et François Delmas, notamment au sujet de la réalisation de l’opération « Antigone », où la procédure de Z.A.C. a été retenue. Hors le déroulement de ce dossier provoque de nombreux remous : l’étude préalable est réalisée par des missions proches de la mairie et non directement par la DDE ; l’approbation par l’administration de ce dossier est retardée par les instances étatiques, notamment la Préfecture. Pour pallier ces blocages, Georges Frêche va rechercher des partenaires, notamment du côté de la Société d’Économie mixte de la Région de Montpellier (la SERM équivalente de la S.E.R.L.), il va engager des anciens cadres de la Ville de Grenoble remerciés par l’équipe Carignon, à la tête de la municipalité grenobloise en 1983. Enfin, il va choisir un grand nom de l’architecture en la personne de Ricardo Boffil afin de donner à ce quartier une image forte et médiatique. Ceci lui permet notamment de s’opposer directement aux décisions étatiques. L’achèvement de l’opération au début des années 1990 symbolise la persévérance du maire et l’avènement d’une maîtrise d'ouvrage urbaine locale.

De même, la création par l’État dans les années 1970 d’agences d’urbanisme accompagne ce processus de « territorialisation » de l’expertise urbaine. Des recherches sont actuellement en cours sur l’histoire des agences d’urbanisme et des rôles qu’elles ont pu jouer auprès des collectivités locales220. Nous observons ainsi à Lyon des transferts de connaissance et d’expertise de l’agence d’urbanisme à la communauté urbaine de Lyon et une interpénétration de ces deux organismes221. Des recherches pourraient être lancées ainsi sur les métiers qui sont au cœur de ces agences et ces personnels qui renforcent l’influence et l’autonomie locales dans la gestion des projets.

Enfin, le secteur privé a également développé des compétences, lui permettant d’assister voire de se substituer dans certains cas222 les collectivités locales dans leur propre développement urbain. Toutefois, le demi-échec ou le succès partiel de l’aménagement par le privé de la Cité Internationale, et l’existence du faible nombre d’opérations en France de ce type (et cette envergure) interrogent sur l’objectif de pallier le déficit d’initiative privée par la création d’un secteur mixte. Cette solution présentée en tant que provisoire se pérennise223, malgré les critiques régulières à son encontre et relance les débats autour du public et du privé. De nouvelles recherches seraient à lancer, notamment en se focalisant sur le rôle de la S.C.E.T. et celui des S.E.M. d’aménagement aujourd’hui et de leurs interactions avec les collectivités locales et la sphère privée.

Notes
220.

Nous faisons référence ici au colloque organisé par l’université de Lille en février 2007 sur l’histoire des agences d’urbanisme. Rappelons aussi notre travail avec Rachel Linossier sur le cas lyonnais, à paraître en même temps que les actes du colloque.

221.

Parfois l’agence d’urbanisme est intégré à l’organigramme de la communauté urbaine de Lyon, parfois elle est absente.

222.

Le cas paroxysmique étant celui du modèle ensemblier décrit par Dominique Lorrain.

223.

Des débats sont en cours actuellement à la commission européenne : ce mode de gestion typiquement français, est critiqué pour son manque de transparence dans la gestion financière et surtout par la spécifique nationale qu’il représente. On touche ici à une question d’ordre philosophique renvoyant à la définition même des concepts de « public » et de « privé » dans les différents pays et donc dans les différentes cultures.