1.2 La racine et la sémantique des termes

Dans son article De la racine au mot ou du mot à la racine : problématique de la création d’une nouvelle mémoire de l’emprunt en arabe, Hassan Hamzé considère que la racine n’est pas une unité lexicale, mais une unité qui ne se réalise que dans le mot :

‘« Les grammairiens arabes considèrent que la dérivation consiste à créer un mot à partir d’un autre. Or, la racine ce n’est pas un mot ; ce n’est pas une unité du lexique, mais une unité abstraite qui ne se réalise que dans le mot. »77

Dans ce contexte précis, le terme critique arabe « bayt » est traduit en français par le terme « vers », d’origine latine : « Le mot vers vient du latin versus »78, lequel s’applique à une succession de mots coordonnés en fonction des règles de la prosodie et qui forment ainsi une unité au paradigme complémentaire : « Un vers s’écrit sur une seule ligne, sans pour autant l’occuper nécessairement tout entière : ses limites sont déterminées par des critères récurrents qui varient selon la langue et la tradition (nombre fixe de syllabes, nombre et répartition de voyelles longues et de voyelles brèves ou encore de toniques et d’atones, ensembles syntaxiques systèmes d’homophonies, etc.)… » 79

Ce qui attire tout d’abord l’attention du chercheur au sujet des racines de l’arabe c’est l’origine du mot « bayt » (= vers). Il a été rapporté à ce titre, dans Lisān al- c arab, que le terme arabe « bayt » en français dérive du même terme arabe « bayt » qui renvoie à une notion de domicile, voire de refuge. Si le premier, dans son sens englobe les paroles (vers), le second, en revanche, englobe dans son sens étymologique les occupants [d’une maison]. C’est la raison pour laquelle on lui a attribué les termes « pied de vers » [pour la poésie] et « piliers » [pour la maison] avec tout ce que le terme arabe sous-entend comme : chambres, couloirs, piliers" (’Ibn ManÛÙr, ’al-Lisān, (article"bayt".) afin d’arriver à une analogie entre les deux.

" البيت من الشعر مشتق من بيت الخباء [...] وذلك لأنه يضم الكلام ، كما يضم البيت أهله ، ولذلك سموا مقطعاته أسبابًا وأوتادًا ، على التشبيه لها بأسباب البيوت وأوتادها [...] والبيت من أبيات الشعر سُمِّي بيتًا لأنهم كلام جُمع منظومًا ، فصار كبيت جمع من شقق ، وكفاء ، ورواق ، وعمد ".

Au reste, le texte précédent fait apparaître que terme « bayt » s’inspire de la notion de « domicile ».

La caractéristique de la relation entre le mot « bayt » qui renvoie au domicile et le terme « bayt » qui, lui, renvoie à la notion poétique « vers » s’articule autour de trois aspects. ’Ibn Rašīq écrit à ce propos : « ’al-bayt », en tant que vers de la poésie, c’est comme « ’al-bayt » en tant qu’édifice. Il a pour fond le caractère, pour épaisseur le récit, pour support la science, pour porte la familiarité et pour occupant la signification, suivant l’idée que, selon le sens commun, il n’y a rien de bon dans un domicile inhabité. Ainsi, les proses et les rimes sont devenues comme des paradigmes, des exemples de structures, ou bien comme des refuges et des piliers80.

Une autre analogie s’établit entre le terme « bayt » (= domicile) et « bayt » (= vers) du point de vue de la structure et de la partition. En effet, les séquences phonétiques qui imprègnent au vers un rythme et une mélodie se règlent avec une harmonie qui rappelle rappeler celle des maisons en raison de leur style architectural harmonieux.

S’agissant du troisième point de ressemblance, celui-ci a trait à la fixation et au support. La prosodie se définit en effet comme étant le dernier pied du premier hémistiche, c’est-à-dire son milieu et nous rappelle curieusement ces traverses que l’on fait greffer au milieu de la tente, comme le souligne ’Ibn ManÛūr à travers cette phrase, qui compare c arū Ã pour décrire le centre du vers et le pilier (ou traverse) que les Arabes fixent comme supports au centre de leur habitat.

En outre, il est possible de dire que le terme « bayt » (= vers) fait partie des termes de la poésie que l’on rencontre dans les ouvrages de l’ancienne critique arabe et qui tire sa signification de la racine « B – Y – T ». Cela confirme le postulat selon lequel la racine n’est pas une chose statique dépourvue de signification et qu’au contraire elle indique le sens. Les versifications, les accents et les suffixes ne sont en réalité que des suites qui participent à l’enrichissement de son champ lexicographique et à l’extension de ses dérives. Celui qui observe la structure de toutes ces terminologies aperçoit que, dans leur forme, elles reposent sur la racine constituée de consonnes en un nombre précis entrant dans leur formation.

Le tableau suivant présente un aperçu de l’ensemble des termes différents dont la formulation réside dans l’emploi de ces trois consonnes de la racine linguistique (D – L – L), laquelle constitue l’élément fondamental commun entre les termes qu’elle produit.

Termes critiques arabes construits sur la racine (D. L. L) :

Terme français Terme arabe traduit Référence de la traduction
Sémantique, p. 10 دلالي El-waliyy et El- cAmriyy, p. 12
Sémantique, p. 111 دلالة
مدلول
El-waliyy et El- cAmriyy, p. 106
Sens, p. 116 دلالي Darwīš, p. 133.
Signe, p. 27 دليل- دلالة El-waliyy et El- cAmriyy, p. 111, p. 27
Signe, p. 111 دليل- دال Darwīš, p. 39
Signifiant, p. 27 دال El-waliyy et El- cAmriyy, p. 27
Signification, p. 35 دلالة Darwīš, p.39.
Signifié, p. 27 مدلول
مدلول
El-waliyy et El- cAmriyy, p. 34
Darwīš, p. 39.

La formation des termes évolue avec le mécanisme de la dérivation à partir de la racine. Cela constitue l’un des aspects d’exploitation des unités terminologiques. On observe ce phénomène dans les termes littéraires découlant de ces trois consonnes « Š– c – R »,qui présentent un système complémentaire en faveur des termes qui gravitent tous autour d’un seul univers littéraire, celui de la poésie avec sa substance, sa composante, sa théorie, etc. tel que le montre le tableau suivant :

Des terminologies arabes traduites découlant

De la racine «  Š c A – R »

Termes français Traduction Darwīš Trad. El-waliyy et El- cAmriyy
Poème, p. 9
Poésie, p. 7
Poétique, p. 7
Poétique, pp. 24,38
Poétique, pp. 39,40
Poétique, p. 200
Poétisation, p. 54
Poétisation, p. 182
قصيدةp. 19
شعرp. 17
شعريةp. 17
شعرية p. 36,52
شاعريpp. 52,53
فن الشعرp. 226
وسيلة لجعل اللغة شعرًاp. 66
الإضفاء الشعري p. 207
شعــرp. 11
شعــرp. 9
شعريةp. 9
شاعرية pp. 25,38
شاعريp. 38
شعريةp. 192
عملية شعريةp. 52
الشعرنة p. 173

Une question se pose : quel est le rôle de la racine dans la formation de tous ces termes ? La racine, avec ses trois matières « Š– c – R », est liée dans la signification dérivationnelle à tout ce qui est en relation avec la sensation et la poésie dans la langue, selon la formule d’Idrīs NāqÙrī : "Connaître la chose, c’est aussi faire preuve de sagacité envers elle et la ressentir." (’IdrÐs ’an-NāqÙrÐ, ’al-Mu ÒÔ ala Î ’annaqdiyy f Ð naqd ’a šš i c r, p. 252. Voir aussi ’al- Mun Ê id, p. 391.)

" العلم بالشيء والفطنة له والإحساس به ، ..."

D’ailleurs, les Arabes utilisent le terme š i c r (= poésie) pour décrire l’aspect syntagmatique du mot soumis à la métrique et à la rime. Le mécanisme de la dérivation a permis de procéder à la formation de plusieurs termes ayant une importance majeure dans la gestion du mouvement de la critique littéraire moderne et contemporaine. A ce propos, nous faisons particulièrement allusion aux textes de la structure de la langue poétique, thème de l’étude. Nul ne doute que les termes produits par la racine tri consonantique « Š– c – R » sont des termes essentiels dans la formation de la théorie poétique.

Chez Jean Cohen, le terme š i c r (= poésie), en tant qu’aspect de la langue, est considéré comme étant l’une des formes de la connaissance, voire l’une des dimensions de l’existence.

Pour Cohen il existe trois variétés de la poésie :

- le poème en prose (= ’al-qaÒīdah ’an-na×riyyah), appelé aussi « le poème sémantique » (= qaÒīdah dilāliyyah). Il s’appuie sur des éléments couramment usités dans la langue ;

- les poèmes phonétiques (= qaÒā’id Òawtiyyah) ou « la prose rythmée » (= na×r manÛūm) ils s’appuient dans la langue sur les éléments phonétiques de celle-ci ;

- la poésie phonétique (= ’aš-šicr ’aÒ-Òwatī) ou « la poésie intégrale » (= ’aš-šicr ’al-kāmil), que l’on retrouve dans les caractéristiques poétiques (phonétiques, sémantiques)81.

La « poétique » est une science ayant pour objet la poésie ou l’immanence de la poésie. Il faudrait que cela constitue son principe fondamental. Mais à l’instar de la linguistique, elle s’intéresse seulement au langage. Le seul point qui puisse les différencier est que la poétique ne prend pas, la langue pour objet mais se limite à l’une de ses formes spécifiques. De plus, la poésie se mesure par son expression et non par sa réflexion.

- le terme « poétique » est employé pour exprimer une caractéristique créative attribuée à son auteur ;

- le terme « poétique » traduit un évènement poétique, c’est-à-dire l’œuvre créative elle-même. C’est aussi dans son cadre que réalise l’écriture du poème.

En réalité, la relation sémantique entre les termes dérivés de la racine « Š– c – R » se construit sur une base linguistique. Ces termes partagent les mêmes fondements et montrent clairement que le mot soumis à la métrique et à la rime est le fruit de la sensation et l’un des stimulants de sa création et de sa formation82.

Notes
77.

Voir Hassan Hamzé, « De la racine au mot ou du mot a la racine : problématique de la création d’une nouvelle mémoire de l’emprunt en arabe » in Revue tunisienne de sciences sociales no spécial : actes du colloque de linguistique, Tunis 25 -26 et 27 sept. 1997, no 117 année 1998, 35 ème année, p. 63.

78.

Voir Michèle Aquien et Georges Molinié, Dictionnaire de rhétorique et de poétique, p. 723. Voir aussi ’Ibn RašÐq, ’al- c Umdah f Ð ma Î āsin ’a šš i c r, p. 121.

79.

Voir Michèle Aquien et Georges Molinié, Dictionnaire de rhétorique et de poétique, p. 723. Voir aussi Jina ’Abu FāÃil, ’al-Mutar Ê im f Ð c ibārat ’anna ÒÒ, p. 27.

80.

Cf. Zakia DaÎmānÐ, « Dilālat al-ÊiÆr calā al-macnā », in Revue ’al- Mu c Ê amiyyah, N° 12-13, 1996-1997, p. 118.

81.

Cf. Zakia DaÎmānÐ, « Dilālat al-ÊiÆr calā al-macnā », in Revue ’al- Mu c Ê amiyyah, N° 12-13, 1996-1997, p. 40.

82.

Cf. cAbdul Salām ’al-Mseddī, ’al-Mu ÒÔ ala Î ’annaqdiyy, pp. 90, 95. À travers ce qui nous a été donné de lire dans les différents dictionnaires et encyclopédies se rapportant à la linguistique ou à la critique, nous n’avons pas trouvé le terme ’aššacranah « = poétisation ». Il semblerait que ce terme soit l’œuvre des traducteurs maghrébins, El-waliyy et El- cAmriyy, Binyat ’allu È ah ’a šš i c riyyah, p. 173.