3.3.3 Etude de Jean Cohen de la figure

1/ Jean Cohen a eu recours à la méthode formaliste pour faire une distinction entre les modèles de l’ancienne figure : figure de l’emploi et figure de la création.

À partir de la définition de la forme en tant que relation réunissant les mots, et la définition de la matière en tant qu’expressions elles-mêmes, il analyse la relation formelle qui sépare les figures de l’emploi et les figures de la création. Il attribue à l’une des figures de l’emploi cette expression : « Flamme noirâtre », en disant à son sujet qu’elle est dépourvue de toute trace créative. Cela dit, la métonymie (flamme : pour décrire l’amour) et (noirâtre : pour faire allusion au pêcheur) était très répandue à l’époque classique. Par conséquent, elle pouvait être directement saisie par la majorité des gens. D’où l’absence ici de l’écart, entraînant avec lui l’éclipse de l’impact stylistique. 124

Pour Cohen, les figures, depuis l’Antiquité sont définies comme des manières de parler éloignées de celles qui sont naturelles et ordinaires, c’est-à-dire comme des écarts de langage : « Le mot peut donc couvrir l’ensemble des faits de style pour lesquels il fournit une étiquette commode. Le terme est aujourd’hui décrié, comme tout ce qui vient de l’ancienne rhétorique »125. Cohen considère que la figure de l’emploi ne peut être incluse dans cet ancien modèle rhétorique parmi la notion de la figure poétique : « Que si je m’avise à présent de m’informer de ces emplois, ou plutôt de ces abus de langage, que l’on groupe sous le nom vague et général de “ figures” »126. À la lumière de la rencontre de la forme avec le langage, Cohen analyse la figure créative à travers son interprétation du nouveau dictionnaire de la romancie en expliquant ce qu’avait écrit Hugo : « À nous de combattre la rhétorique ». Une telle phrase n’était nullement destinée à la rhétorique en elle-même, mais à ces figures qui sont utilisées et qui ont perdu de leur éclat à force de leur utilisation et de leur imitation répétées127.

Cohen fait aussi une étude détaillée de la relation formelle à travers deux figures métaphoriques qui sont (nuit verte) de Rambo et (sanglotante idée) de Mallarmé. Selon Cohen des couples de termes, et par conséquent un contenu, complètement distincts. Mais le rapport qui unit, à l’intérieur de chaque formule, l’adjectif au nom est le même. « Verte » est « nuit » ce que « sanglotante » est à « idée ». La structure syntagmatique est identique, et c’est cette structure qui fait de chacune de ces deux formules une métaphore. Ce que l’on peut symboliser de la manière suivante (en désignant par Sé le signifié de chaque terme et par R la relation) :

Théorie substantialiste :

Prose = Sé1 + Sé2 ;

Poésie = Sé3 + Sé4.

Théorie substantialiste :

Prose = (Sé1) R1 (Sé2) ;

Poésie = (Sé1) R2 (Sé2).

La différence R1/R2 est une différence formelle qui peut, en tant que telle, se retrouver identique dans des signifiés différents, différente dans des signifiés identiques128.

Lorsque le poète crée une métaphore, il ne fait que créer des mots et la relation ne consiste pas à représenter l’ancienne forme à travers une nouvelle matière. Et c’est en cela que réside son originalité poétique. Les figures originales ne constituent pas une nouveauté dans leurs formes mais dans les nouvelles expressions que traduit le génie du poète.

2/ Jean Cohen définit la notion de figure à partir d’une représentation qui relie la figure à la structure du poème. En effet, la figure poétique n’est pas un simple ornement de trop. Au contraire, elle constitue la substance de l’art poétique. C’est à elle qu’échoit le rôle de libérer l’énergie poétique que renferme l’univers et que la prose tient en otage auprès d’elle. Selon Cohen le poème a un sens, et ce sens il faut savoir quel il est. Si, dans ce vers de Valéry :

Ce toit tranquille où marchent des colombes,

on ne comprenait pas que « toit » désigne la mer et « colombes » des navires, on manquerait l’intention du poète. Mais ce sens comme substance, c’est-à-dire le fait que « des navires voguent sur une mer paisible », n’a rien de poétique en lui-même. Le fait poétique commence à partir du moment où la mer est appelée « toit » et les navires « colombes ». Il y a là une violation du code du langage, un écart linguistique, que l’on peut, avec l’ancienne rhétorique, appeler figure et qui fournit seule à la poétique son objet véritable129. Le vers de Valéry attire l’attention selon El-waliyy et El- cAmriyy que "les dérivations et les imperfections d’un côté, les métaphores, les métonymies et les figures de l’autre ne constituent guère de simples détails et décors du langage susceptibles d’être annulés. Au contraire, il s’agit de caractéristiques dans l’œuvre littéraire. Le thème ne constitue pas une imperfection de la forme mais une de ses résultats" (El-waliyy et El- cAmriyy, Binyat ’al-lu È ah ’a š-ši c riyyah, pp. 46-47.)

"الانحرافات والعلل من جانب ، والاستعارات والمجازات والصور من جانب آخر ليست مجرد تفاصيل وحلية للخطاب ، بحيث يمكن إلغاؤها بل هي خصائص جوهرية للعمل الأدبي فلم يعد الموضوع علة للشكل بل هو نتيجة من نتائجه".

3/ Jean Cohen attribue une notion large au terme figure. En effet, celle-ci ne se limite guère à des anciens modèles rhétoriques qui opèrent dans le poème poétique à l’image du rythme, la rime, l’allitération, la métaphore, la synecdoque à l’instar d’autres figures rhétoriques telles que classées par la rhétorique classique.

Néanmoins, la figure chez Jean Cohen dépasse cette classification pour s’étendre à la recherche de ce qui est commun entre ces éléments. Cependant, existe-t-il une relation entre la rime, la métaphore, l’antéposition et la postposition et qui mérite à ce que son action soit prise en considération130 ?

Toute partie élémentaire d’une figure produit un effet rhétorique qui peut avoir un rôle dans la constitution du poème. Cela conduit Cohen à faire une autre lecture globale et structurale de la figure rhétorique.

Notes
124.

Cf. El-waliyy et El- cAmriyy, Binyat ’al-lu È ah ’a š-ši c riyyah, p. 43.

125.

Voir Jean Cohen, Structure du langage poétique, p. 43.

126.

Ibid., p. 48.

127.

Cf. El-waliyy et El- cAmriyy, Binyat ’al-lu È ah ’a š-ši c riyyah, pp. 44-46.

128.

Voir Jean Cohen, Structure du langage poétique, p. 44.

129.

Idem, p. 43.

130.

Cf. El-waliyy et El- cAmriyy, Binyat ’al-lu È ah ’a š-ši c riyyah, p. 42.