3.3.5 Le terme «’aÒÒūrah ’al-fanniyyah » (= figure rhétorique) fait découvrir la notion de « figure » dans l’ancien patrimoine rhétorique et critique arabe 

Nous nous limiterons ici à faire l’analyse de ce qui était défendu par les anciens rhétoriciens dans leur conception de la «’aÒÒūrah ’al-fanniyyah » et à voir jusqu’où ils sont allés dans leur définition de la substance de ce terme. Quelles sont les conceptions et les notions couvertes par le terme en question et aptes à confirmer la notion de figure dans l’ancien patrimoine rhétorique et critique arabe ? Est-il possible d’élargir la notion de figure en ajoutant des nuances modernes à l’authentique formation rhétorique et critique arabe pour en faire un équivalent correspondant au terme de figure  chez Jean Cohen ?

Si on suit dans ses moindres développements la notion dégagée par le terme de figure ou bien si on analyse les problèmes et les questions qu’elle traite, on parviendra à trouver une réponse à ces questions dans les ouvrages des rhétoriciens arabes.

’Al-ÉāÎiÛ (mort en l’an 255H) est probablement le plus ancien auteur qui a mis l’accent sur la notion de terme en rhétorique :

« Les significations sont posées sur une voie que connaît aussi bien le non-Arabe, l’Arabe, le Bédouin, le paysan que le citadin. Mais l’important réside dans l’établissement d’une métrique, le choix de la parole, la facilité de l’articulation, l’abondance de l’eau [= la fluidité de la parole], l’authenticité du caractère et dans la qualité du façonnement. Car la poésie est un métier, une espèce de tissage et une sorte de figure. » 132

"والمعاني مطروحة في الطريق يعرفها العجمي والعربي والبدوي والقروي والمدني ، وإنما الشأن في إقامة الوزن ، وتخير اللفظ ، وسهولة المخرج ، وكثرة الماء ، وفي صحة الطبع وجودة السبك ، فإنما الشعر صناعة ، وضرب من النسج وجنس من التصوير".

De prime abord, ’al-ÉāÎiÛ semble établir une séparation entre la forme et le sens, entre le contenu du texte littéraire et sa forme. Or, une lecture plus attentive permettra de nuancer cette impression :

● D’une part, par la profondeur de sa pensée et l’étendue de son approche, ’al-ÉāÎiÛ fait savoir que les significations sont des expériences humaines communes à tous pour faire face aux exigences de la vie et que, s’il y a inégalité, elle est à rechercher dans leur approche de ce métier, dans la réserve linguistique et dans ’al-Ìayāl ’al-fanniyy133.

● D’autre part, lorsqu’il compare ce métier à une espèce de tissage, cette notion prendra toute sa signification à travers le tissu ayant pour matière le fil et la teinte et pour habileté de fabrication, la coordination, la structuration et l’harmonisation dans la production des figures.

● Enfin, il attribue au terme figure la même définition que celle rencontrée chez les linguistes et dont la nature est relevée dans la poésie de la période antéislamique en la considérant comme un ensemble d’éléments sensoriels traduisant les idées et les sentiments.

C’est la raison pour laquelle ’al-ÉāÎiÛ ne parle pas de figure mais d’une sorte de figure 134.

Il ne fait pas allusion à une figure verbale mais à des facteurs qui participent à la constitution de la structure de la poésie pour lui donner un aspect esthétique et il a un impact manifeste sur la définition donnée par cAbdul Qāhir ’al- ÉurÊānī (m. 471 H) de la notion de figure.

Le mot figure chez ’al-ÉāÎiÛ ne renvoie pas seulement à une notion de figure par ressemblance, métaphore ou métonymie, mais à une figure littéraire qui contient les caractéristiques citées dans son texte.

À partir de ces considérations, nous pouvons avancer que la notion de figure esthétique dans les ouvrages de la rhétorique et de la critique jusqu’à la fin du quatrième siècle de l’hégire a vu ses dimensions théoriques se définir pour correspondre avec la nature du texte littéraire de la poésie antéislamique et du Coran.

C’est à cette époque que les rhétoriciens et les critiques arabes saisissent le sens de la figure, dont les notions se concrétisèrent à travers le terme ’al- Ì yāl ’al-fanniyy comme étant un tissage qui exprime la forme du texte, ses qualités ainsi que ses caractéristiques esthétiques.

Ce qui mérite d’être signalé ici, c’est l’emploi par cAbdul Qāhir ’al-ÉurÊānī du terme Ò ūrah « = figure », qui véhicule la notion de l’image, dans ses deux livres « Dalā’il ’al-I c Ê āz », « ’Asrār ’al-Balā È ha ». À travers un tel emploi, il entend montrer la caractéristique et la forme que prend le sens lorsque celui-ci devient un système d’expression spécifique, conformément à la théorie de la versification qui détermine la forme du sens en fonction des relations syntaxiques entre les mots de l’expression qui les expriment.

Par ailleurs, ce qu’écrit d’al ÉurÊānī à propos du terme figure prouve, si besoin est, qu’il a été influencé par ’al-ÉāÎiÛ lorsqu’il cite quelques exemples de Qudāmah ’Ibn Éacfar sur la question de la séparation entre le contenu et la forme du texte littéraire : la séparation et la qualité du texte littéraire ne résident pas seulement dans sa forme et dans son sens mais aussi dans la structure de ses mots et dans ses significations. L’ensemble relève d’un système stylistique précis conformément à l’appellation « théorie  de la versification ». En témoignant ses paroles :

« Le moyen de la parole est aussi celui de la figure et de la formulation, en ce sens que le moyen de la signification qu’exprime la chose reste celui qui fait l’objet de représentation et de formulation. On peut par exemple tirer de l’argent et de l’or comme signification : bague, bracelet… » 135

"ومعلوم أن سبيل الكلام سبيل التصوير والصياغة وأن سبيل المعنى الذي يعبر عنه الشيء الذي يقع التصوير والصوغ فيه كالفضة والذهب يصاغ منهما خاتم أو سوار..."

D’autre part, cAbdul Qāhir ’al-ÉurÊānī reconnaît que la figure constitue l’enjeu essentiel à même de déterminer la qualité qui fait, à titre d’exemple, distinguer l’allure d’un homme de celle d’un cheval. Il part de ce préalable pour arriver à une conclusion selon laquelle c’est la figure qui permet de distinguer le sens et sépare un sens d’un autre sens. Dans le cadre de cette définition précise de l’essence (ou substance) de la figure chez ’al-ÉurÊānī, les linguistes ont considéré que cette notion — qui s’étend pour englober beaucoup de modèles rhétoriques, faisant appel dans leur constitution à l’imagination et à la formulation — permet aussi de rechercher dans le texte littéraire une figure esthétique. La recherche ne se limitera pas à la ressemblance, à la métaphore ou à la trope mais permettra de présenter une conception nouvelle allant dans le sens de la recherche des caractéristiques stylistiques du texte littéraire et possédant une noblesse d’origine au demeurant ancienne mais dotée de nouvelles fonctions.

La recherche rhétorique et critique arabe a mis à nu la fonction de la poésie, qui se réalise grâce à la figure esthétique et à son reflet sur ceux qui la reçoivent.

D’après ce qui nous a été présenté à travers les anciens écrits de la rhétorique et de la critique, la notion de figure est indissociable de la vision stylistique moderne, et n’est pas en contradiction avec la notion de figure chez Jean Cohen 136.

Notes
132.

Voir ’al -ÉāÎiÛ, ’al- Í ayawān, tome 3, pp. 131-132.

133.

Cf. ’al -ÉāÎiÛ, ’al- Í ayawān, tome 3, pp. 131-132.

134.

Idem, tome 3, p. 132.

135.

Voir cAbdul Qāhir ’al-ÉurÊānī, Dalā’il ’al-i c Ê āz,  pp. 254-255.

136.

Cf. El-waliyy et El- cAmriyy, Binyat ’al-lu È ah ’a š-ši c riyyah, p. 47.