3. Vers une marchandisation du monde entier

Dans ses œuvres économiques, Marx étudie principalement les conditions de l’apparition du capitalisme industriel, son mode d’organisation et sa logique spécifiques. Au moment où il procède à cette analyse, l’extension de la mise en valeur du capital à la sphère de la production de marchandises s’est effectuée pour l’essentiel dans les métropoles occidentales (en Grande-Bretagne et en France). Mais Marx n’ignore pas pour autant la tendance du capital à étendre son empire à l’échelle planétaire. Au contraire : il estime que telle est la mission historique et civilisatrice de la bourgeoisie « moderne ». Il n’est pas inutile de citer quelques extraits méconnus du Manifeste communiste (1848) où Marx fait l’apologie du « rôle éminemment révolutionnaire » joué par bourgeoisies notamment dans la constitution du marché mondial :

‘« La grande industrie a fait naître le marché, que la découverte de l’Amérique avait préparé. Le marché mondial a donné une impulsion énorme au commerce, à la navigation, aux voies de communication. En retour, ce développement a entraîné l’essor de l’industrie… En exploitant le marché mondial, la bourgeoisie a donné une forme cosmopolite et à la consommation de tous les pays… par suite du perfectionnement rapide des instruments de production et grâce à l’amélioration incessante des communications, la bourgeoise précipite dans la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares… elle contraint d’importer chez elles ce qui s’appelle la civilisation, autrement dit ; elle en fait des nations de bourgeois. En un mot, elle crée un monde à son image… De même qu’elle a subordonné la campagne à la ville, elle a assujetti les pays barbares et demi barbares aux pays civilisés, les nations paysannes aux nations bourgeois, l’Orient à l’Occident »’

La mondialisation de la civilisation capitaliste est déjà reconnue et exaltée de manière emphatique dans ce texte vieux de plus de 150 ans. Marx ne parle pas ici simplement de l’emprise du capital sur l’ensemble de la planète, il évoque également, et de façon tout aussi enthousiaste, ce qu’il est convenu d’appeler « l’occidentalisation du monde ». C’est là un aspect que l’on ne soulignera jamais assez, car, à ne voir la mondialisation que dans sa dimension économique manifeste, on risque fort d’être victimes moins de la « pensée unique » que de cette idolâtrie occidentale du progrès et de la raison qui inspire aussi bien les pourfendeurs de la mondialisation sauvage que ses thuriféraires, et de passer ainsi à côté de la plus grande menace que constitue la mondialisation, outre la mutilation d’hommes et de la nature : à savoir la destruction, au nom de l’efficacité, de la concurrence, de la performance, du progrès, de la raison, etc. de toutes les cultures sans lesquelles les hommes ne peuvent vivre leur humanité, donner un sens à leur existence, mettre de la « poésie » dans leur vie. Cet aspect de la dynamique du capitalisme, non seulement Marx ne l’ignore pas, mais il le juge historiquement nécessaire. C’est ainsi qu’il a pu écrire que l’Angleterre devait « accomplir une double mission en Inde : l’une de destruction ; l’autre de régénération — faire disparaître la vieille société asiatique et jeter les fondements matériels de la société occidentale en Asie (Barrilon, 2001 : 187-190).

L’analyse du capitalisme contemporain conduit à avancer cette caractérisation : dans le monde actuel, le capitalisme tend à suivre sa nature profonde et cherche à se débarrasser de toutes les « rigidités » qui font obstacle à la mise en œuvre de sa logique fondamentale. Il proclame haut et fort sa revendication de pouvoir porter jusqu’à ses limites la soumission au profit. Ce projet se déroule selon deux dimensions principales. La première est géographique et la mondialisation du capital prend la forme d’un projet (fantasmatique) d’établissement d’un marché mondial. La seconde est sociétale, dans la mesure où le capital pose comme principe que tous les secteurs de l’activité humaine doivent passer sous le signe de la marchandise (Husson, 2002).

En développant une spirale de production de marchandises, accompagnée d’une accumulation financière sans précédent dans l’histoire, le système marchand eu un effet utile pour la marchandisation du monde. Le résultat de cette idée du capitalisme est que la marchandisation a tout envahi, allant du lien social au savoir. En fait, si à l’heure de la mondialisation, les cultures et les valeurs de l’humanité sont menacées globalement par la mondialisation de la culture, notre époque de mondialisation se caractérise aussi par un totalitarisme de la marchandise envahissant toutes les dimensions humaines. Ce n’est plus seulement la culture, mais toutes les ressources de la personnalité et des identités qui sont exploitées, manipulées comme les moyens de production. Donc c’est l’extension de la marchandisation à de nouveaux domaines affectifs et culturels. En effet la thématique envahissante, celle de la souveraineté culturelle de la marchandisation du monde prend avec optimisme toute la place dans la vie sociale et culturelle.

« La liberté avec laquelle ils appliquent grâce aux règles du libre-échange, aux déréglementations et à des restructurations de grande envergure- les théories, stratégies et politiques qui ont spectaculairement échoué partout au cours des dernières décennies explique cet optimisme. Ce sont celles qui ont amené la désintégration croissante de l’ordre social, l’augmentation de la pauvreté, la multiplication du nombre de sans-logis et de paysans sans terre, la violence et l’inquiétude quant à l’avenir. Elles nous ont conduits au bord de la catastrophe écologique, dont le changement, l’extinction massive d’espèces animales et végétales et la pollution de l’air, des sols et de l’eau sont les symptômes manifestes.»(Goldsmith et Mander, 2001, 29-30).

Enfin, la marchandisation du monde avance que par le creusement des inégalités entre des gens et des pays, en fait bien que le 20e siècle ait été un moment opportun pour l’émergence d’une cohésion citoyenne mondiale, fondée sur l’échange permanent des diverses richesses culturelles et naturelles de la planète. Ces bouleversements permettent l’établissement d’une coopération planétaire, fondée sur une stabilité économique assurant la redistribution des richesses globales. Entre 1960-1980, la richesse mondiale produite annuellement a été multipliée par 7,5 (passant de 4000 à 30 000 milliards de dollars). Cependant les inégalités sont aussi globales : les 20 % d’être humains les plus riches du monde se partagent 85 % du revenu mondial, alors que les 20 % les plus pauvres se contentent de 1,4 % de ce même revenu. La situation ne fait qu’empirer depuis l’émergence de la globalisation financière : entre 1987 et 1999, le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté absolue (évalué par le Banque mondiale au revenu excessivement bas un dollar américain par jour) est passé de 1,2 milliard à 1,5 milliard ; trois milliards de personnes (soit un être humain sur deux) vivent aujourd’hui avec moins de deux dollars quotidiens. Les inégalités sont ensuite ciblées. On trouve en première ligne les jeunes : près de la moitié des habitants du Tiers-monde (ou vivent 80 % de la population mondiale) ont moins de vingt ans ; 200 millions d’enfants de moins de cinq ans sont sous-alimentés. Enfin, les inégalités sont géographiques : avec seulement 20 % de la population mondiale, le Nord consomme 60 % de l’énergie, 75 % des métaux, 85 % du bois, 75 % des automobiles ; 49 % du gaz carbonique émis dans l’atmosphère proviennent du Nord. À l’opposé, douze pays concentrent 80 % des pauvres de la planète (Inde, Chine, Brésil, Nigeria, Indonésie, Philippines, Éthiopie, Pakistan, Mexique, Kenya, Pérou et Népal) (Zacarie, et Toussaint, 2000 : 8-10)