4.1. La théorie libérale du choc de civilisation

L’ouvrage de F. Fukuyama, « la fin de l’histoire et le dernier homme », apparaît comme le cri triomphal du modèle occidental américain : nous avons atteint le terme de l’évolution idéologique de l’humanité et de l’universalisation de la démocratie libérale en tant que forme définitive de gouvernement. Les progrès des sciences et des technologies conquièrent toujours plus de domaines, entraînant un accroissement considérable des richesses appelées à se diffuser partout par l’économie de marché. Ces avancées technologiques et économiques confortent et élargissent les régimes démocratiques de type occidental, effacent les frontières et les différences nationales, endiguent les causes de conflits et de guerres, ouvrent à tout progrès. Le temps des affrontement idéologiques est révolu : resteront des problèmes techniques et économiques concrets. Ici et là, cette marche vers une société rationnelle et sécularisée pourra rencontrer des résistances locales et sociales, composer avec les différences culturelles, mais rien n’arrêtera la généralisation de l’American Way of Life, de la pax americana qui est le dernier mot de l’histoire, le meilleur des mondes, le seul modèle universel capable de répondre aux attentes de l’humanité (Houée, 2001 : 94-97).

Cependant, la mondialisation eu une autre conséquence importante pour la réflexion, comme le remarque Samuel P. Huntington8auteur pour être le premier écrivain qui a parlé d’un choc des civilisations (1993) la diffusion sur toute la planète des références, des valeurs occidentales, appelle de formidables réactions des autres cultures, se sentant menacées de disparition par la rationalité et la sécularisation, par « le désenchantement du monde ». Les individus, les peuples, déracinés, ne trouvant plus dans l’État-nation un cadre incontesté de sécurité et d’identité, ne pouvant plus s’investir dans des idéologies à prétention universaliste (comme le marxisme-léninisme), ressentiraient leur culture comme la source majeure de solidarité, de protection face au déferlement de la mondialisation. Autrement dit, Huntington pense qu’un nouvel ordre international unipolaire a été commencé après la guerre froide et l’effondrement de l’ex-URSS. L’œuvre d’Huntington réagit à l’ouvrage de Francis Fukuyama « Fin de l’histoire », qui envisage un avenir optimiste du monde, surtout dans les domaines politiques et économiques. Samuel Huntington refuse cette vision et formule sa thèse du choc des civilisations (Huntington, 1993 : 25).

En effet, l’ouvrage de S. Huntington se situe à l’opposé de la thèse euphorique de Fukuyama, pour lui la fin de la guerre froide ne marque pas l’hégémonie d’une civilisation occidentale devenant universelle, mais au contraire l’avènement d’un monde multipolaire. La coexistence, sinon l’affrontement entre grandes civilisations héritées et histoire, soudées par les religions, qui résistent à l’influence occidentale, permet d’intégrer les apports de lamondialisation qui les confortent, les rapports d’alliance ou de conflit entre ces grandes aires culturelles, organisées le plus souvent autour d’«États phares » et dessinent les visages multiples et mouvants de la mondialisation dans la diversité acceptée ou exaltée. Les réalités fondamentalesappelées à durer ne sont pas les fluctuations économiques, mais 184 États, qu’on peut regrouper en 8 civilisations principales :

  • La civilisation, vieille de 4000 ans, soudée par le confucianisme ;
  • La civilisation hindoue d’où a dérivé le Bouddhisme qui n’a pas fondé une civilisation propre ;
  • La civilisation japonaise, en partie dérivée de la Chine, marquée par une cohésion forte dans un espace restreint ;
  • La civilisation musulmane plus récente, expansive dans ses variantes ;
  • Une relative civilisation africaine faite d’emprunts et de réalités multiples ;
  • La civilisation occidentale dominante avec ses versions européenne et américaine ;
  • La civilisation latino-américaine avec son noyau ibérique et ses nombreux métissages.
  • La civilisation orthodoxe qui s’affirme face à l’Europe et à l’Asie (Houée, 2001 : 94-97).

Le départ des thèses de Samuel Huntington est une approche culturelle. Selon lui, «le monde est passé successivement par plusieurs phases durant lesquelles il était divisé de différentes manières. Dès la fin des années 1980, les distinctions majeures entre les peuples deviennent culturelles : c’est le début de l’ère civilisationnelle, les deux blocs de la Guerre froide disparaissent alors pour laisser place aux civilisations. » De nos jours, notre planète se trouve dans une crise identitaire et les distinctions essentielles entre les êtres humains ne se font plus d’une manière idéologique, politique ou économique, mais culturelle. Chaque peuple s’identifie surtout par une délimitation des autres, la religion en joue un rôle principal. Dans ce monde, il y a désormais deux sortes de politique : la politique locale de l’ethnicité, et la politique globale ou internationale des différences civilisationnelles, ainsi, « la politique est à la fois multipolaire et multicivilisationnelle ». Les distinctions entre les cultures se font selon la pensée, c’est-à-dire, la langue, l’histoire, la religion, les coutumes, les institutions, et non plus selon l’apparence, comme la race, la couleur de peau, etc (Nabil, 2004).

Notes
8.

- En fait, Elmandjra était effectivement le premier écrivain qui a parlé d’un choc des civilisations ; dans un entretien avec le magazine allemand « Der Spiegel » le 11 février 1991, il a désigné la guerre du golfe en 1991 comme la « première guerre civilisationnelle ». Dans la même année, le professeur a publié un livre sous le même titre en arabe, qui a paru plus tard aussi en français, anglais et japonais. Dans ce livre, Elmandjra distingue trois périodes fondamentales qui ont influencé le monde pendant les derniers siècles : l’ère coloniale, qui a été caractérisée par des enjeux d’ordre économique, le néocolonialisme, par des enjeux d’ordre politique et depuis les années 1990, avec la fin de la guerre froide, la période post-coloniale qui a été caractérisée par des conflits culturels. Ces derniers sont surtout des oppositions d’intérêts entre les pays du Nord et ceux du Sud. Le début de cette période post-coloniale était, selon l’auteur, la crise et ensuite la guerre contre l’Irak, dans laquelle s’opposaient deux cultures tout à fait différentes : l’Occident et l’Orient. Elmandjra voit comme cause du conflit la diversité culturelle et il décrit trois grandes peurs de l’Occident qui déclenche la mise à disposition à la guerre. Premièrement, il y a la peur de la démographie. L’Occident qui représente moins de 20% de la population mondiale s’empare plus de 80% des richesses matérielles de la planète, mais dans 30 ans sa population ne dépassera pas 13% de celle du globe. Deuxièmement, l’Occident craint la religion, c’est-à-dire l’Islam, car la population musulmane est en pleine croissance et représentera bientôt plus de 40% de la population mondiale. Finalement, l’Asie et surtout le Japon constituent aussi un facteur faisant peur à l’Occident, à cause de son développement technologique et économique, qui a eu lieu sans imitation des modèles occidentaux et sans adaptation à ses valeurs.