4.3.1. La culture de l’Inde et l’Islam en Asie

Du français Jean Chardin (1643-1713), agent de la Compagnie anglaise des Indes, qui a visité la Perse et l’Inde, à Henri Corbin (1912-1975) en passant par le Comte Joseph Arthur de Gobineau (1816-1882), René Guénon (1886-1951) et beaucoup d’autres l’Asie n’a cessé de passionner les Occidentaux.

Cette passion qui nous paraît irréductible à la seule tentation de la domination économico-politique de l’Occident sur l’Orient, réactivée par « l’Orientalisme », connaît, nous semble-t-il, deux explications (nous ne parlerons ni des causes de la colonisation ni des raisons économiques) :

1)D’abord, ce qui s’est produit chez les modernes est la mise en œuvre de ce que Goethe, à travers Faust, appelle le « principe de la vie » : la révolte et l’effort permanent. C’est l’esprit même de la modernité. Ceci correspond également à ce que Lukacs, dans ses remarques sur la modernité, appelait « l’inachèvement », la volonté constante de sortir de son espace géographique et culturel en partant à la découverte du monde. C’est le sens même de l’invention du Sujet (Descartes) appartenant à « l’univers infini » (Koyré), encore une fois, élément fondateur de toute la modernité occidentale. Adam Smith, en décrivant la colonisation, parle, entre autres, de la « multiplication de jouissances » comme d’un moteur chez les Occidentaux pour la découverte de l’Amérique.

2)Ensuite le fait de découvrir la différence, de trouver un espace culturel construit à partir de valeurs fondamentalement différentes de celles de la modernité. Cette deuxième raison est relativement liée à la première, mais s’inscrit dans un registre différent, se mettant en correspondance avec la crise interne, avec la mise en question des valeurs de la modernité. Elle se définit donc dans la confrontation des éléments constitutifs de l’Occident et de ceux du monde historiquement non moderne. Autrement dit, dans l’esprit des Occidentaux, l’Orient se présente comme une sortie possible de la crise, une issue à la vie moderne, un vécu autre que la modernité, inopérante, peut-être, du point de vue de l’incertitude permanente de l’homme face au monde.

Dans ses fondements, la modernité représente l’inquiétude et l’incertitude. L’Occidental en Orient, en Asie, trouve ce qu’il ne pourrait jamais trouver chez lui : la certitude, point crucial de la différence fondamentale entre l’Occident et l’Orient. L’homme moderne ne devient jamais oriental, mais il prend l’air en Orient, il s’y repose. L’Orient est le moment reposant, le moment non occidental de l’Occident.

Mais qu’est-ce qui explique cette certitude, cette situation de « tranquillité de l’esprit » de l’Orient ? Les éléments de cette situation pourraient s’expliquer, entre autres par la définition de l’homme, le sens de la vie et la conception de la nature et le rapport que l’homme établit avec elle. Décrire chacun de ces éléments nécessiterait de longues recherches. Pour le présent texte, nous nous concentrerons sur un seul élément : la nature. Les quelques lignes introductives suivantes peuvent présenter sommairement les pistes possibles d’une recherche à ce sujet. Mais avant tout faisons un constat de la manière dont la nature est conçue dans la modernité occidentale :

En ce qui concerne l’Inde, nous pouvons constater qu’il existe une doctrine métaphysique relative à la nature. Le psychologue indien, Suddhi Kakar, souligne bien que l’idéal de la sagesse hindoue ne requiert pas un Sujet au sens moderne du terme. Loin de toute approche qui préconiserait une instrumentalisation de la nature, les Indiens la trouvent si belle qu’ils l’appellent mâyâ, c’est-à-dire « magie ». Spécialiste de l’Inde, le philosophe iranien Darush Shayegan souligne que « pour un hindou hanté par l’irrésistible séduction des divinités omniprésentes, le « mythe » a plus de réalité que la vie quotidienne et que pour un bouddhiste mahayaniste, la vie du Bodhisattva est plus lumineuse, plus instructive que celle… de l’histoire, compte tenu que celle-ci n’est qu’un des aspects multiples du samsâra (flux des renaissances) ».

Le Chinois « est émerveillé par la nature », se laissant emporter par elle » ; ce qui produit une situation d’harmonie avec la nature. Shayegan mentionne que cette « harmonie » correspond à ce qui, dans la culture chinoise, est connu comme « non-activité ». Cette « non-activité », est ce qui dans la culture indienne, se manifeste comme une « action sans intention » (ou non-intentionelle) (Shayegan, 1975, p. 64).

En ce qui concerne l’Islam, l’islamologue N. Pourjavadi (1989) insiste sur l’existence irréfutable de "l’intellect", au sens cartésien, dans la tradition islamique. Cependant, dit-il, celui-ci n’y est jamais devenu absolu… il y a toujours préservé « son sens profond islamique et coranique ». Mais, dans la rationalité cartésienne, ce sens particulier de l’intellect « perd sa place, et la Raison le remplace ». Ainsi la pensée moderne occidentale, mentionne N. Pourjavadi, est philosophique dans son fondement et cette philosophie ne connaît que la Raison, tandis que dans l’histoire de la civilisation islamique, les philosophes ne représentant qu’une partie des penseurs, les autres penseurs ne permettant jamais que la pensée philosophique devienne absolue…, étant des mystiques et des soufis.

Dans ses recherches sur les plus grandes figures du monde islamique, H. Nasr étudie notamment Avicenne (Ibn Sinâ) et Al Bîrûnî : la méthode d’Avicenne (980-1037) par rapport à la nature, dit l’auteur, ressemble beaucoup à « à la méthode expérimentale » de la science moderne, bien que le philosophe musulmane ne cherche pas à la maîtriser. La nature ayant pour lui un aspect mystérieux et intime, n’est jamais « un objet de domination ». Al Bîrûnî (973-1048) ne cherche pas à mettre la connaissance de la nature par l’homme à la place de la nature même, ce qui fut, au moins selon M. Heidegger et Adorno, le résultat de l’ouverture de Descartes et Galilée. Pour ce philosophe persan, la nature est avant tout l’œuvre de Dieu. L’image que l’homme produit de la nature ne pourra jamais correspondre à sa vérité.

Ainsi, nous pouvons comprendre quelques éléments de base de la différence fondamentale entre l’Occident et l’Orient. Dans toutes ces grandes civilisations asiatiques l’homme oriental n’a jamais pensé, ni voulu connaître la nature à partir de sa propre subjectivité. Car, la scission entre l’homme et la nature, telle que nous la constatons dans la fondation de la modernité, ne s’y est pas réalisée (Hoodashtian, 2000).