Chapitre I. Pourquoi les TIC sont-elles considérées comme une menace dans les établissements éducatifs d’Iran et d’Inde ?

L’intégration des TIC dans les systèmes éducatifs d’Iran et d’Inde est un phénomène qui est suivi par la direction de l'éducation nationale et locale et par les directeurs des écoles. Mais comme on l'a montré plus haut, le contexte culturel et linguistique est un obstacle essentiel à l'intégration des TIC dans les pays en voie de développement. Notre recherche a démontré que cette préoccupation culturelle est vivante et assez forte.

Dans notre échantillon, 53 % des professeurs et des directeurs d’écoles en Iran et 60 % des professeurs et des directeurs d’écoles en Inde croient que l’émergence de nouvelles techniques dans les écoles suscite toujours des résistances et des polémiques. 53 % des professeurs et des directeurs d’écoles en Iran et 68 % en Inde croient que les TIC ou Internet ne sont pas adaptés à notre modèle de développement culturel. 50 % des professeurs et des directeurs d’écoles en Iran et 66 % en Inde croient que les préoccupations en matière culturelle et religieuse sont toujours un problème central en matière de TIC dans les écoles. Autrement dit, 57 % des professeurs et des directeurs d’écoles de notre échantillon en Iran et 49 % en Inde croient que les TIC dans le système éducatif ne favorisent pas la création de contenus informationnels variés, qui facilitent la conservation et la diffusion des cultures et héritages locaux et nationaux.

Un autre indicateur montre que 59 % des professeurs et des directeurs d’écoles de notre échantillon en Iran croient que l’information et les applications des TIC dans le système éducatif ne se présentent pas dans la langue de l’utilisateur. Au sujet de la langue, 69 % des professeurs et des directeurs d’écoles iraniens croient qu’un problème central l’intégration des TIC dans le système éducatif est la langue. La plus connue l’anglais utilisée dans les réseaux éducatifs. Or 62 % des professeurs et des directeurs d’écoles de notre échantillon en Iran et 66 % des professeurs et des directeurs d’écoles en Inde croient que les logiciels d’alphabétisation n'existent pas en langue locale.

Donc pour de nombreux professeurs et directeurs d’écoles en Iran et en Inde, l’intégration des TIC dans les écoles correspond à un scénario cauchemardesque d’homogénéisation culturelle, les diverses cultures nationales laissant place à un monde dominé par les valeurs et les symboles occidentaux. Dans un autre sens, des professeurs, comme d'autres dans les pays de sud pensent que des pays occidentaux, surtout les États-Unis, exportent leur mode de vie aux quatre coins du monde et que le XXe siècle est celui de « l’American way of life » et d’une culture américaine mondialisée.

Pour les pays du sud, la mondialisation des TIC en soi n’est ni positive ni négative, ou comme dit Jacques Le Goff « la mondialisation n’est ni l’horreur ni le bonheur », elle peut être les deux. Dans le sens positif, la mondialisation des TIC est devenue un outil indispensable d’intégration sociale et économique, de valorisation des savoir-faire locaux et de reconnaissance des diversités culturelles, c’est-à-dire que les TIC dans les domaines politique, culturel, économique et social ont construit un moteur de changement permanent. Les TIC ont préparé de formidables outils d’expression et de diffusion culturelles. Du simple texte au produit multimédia, de la musique au cinéma, du courrier électronique au cours universitaire, tous les types de contenu y sont accessibles, de partout dans le monde, pour peu qu’on dispose d’un ordinateur et d’une liaison de télécommunication. En fait, grâce aux TIC, chacun peut produire et diffuser ses valeurs, ses cultures, ses connaissances et ses propres sujets. Enfin, les TIC créent de nouvelles possibilités d’expression culturelles, sociales et politiques pour toute la planète et c’est-à-dire on a aujourd’hui une situation où toutes les cultures et les identités peuvent utiliser les technologies de l’information et de la communication pour exposer leurs visions.

Or pour les professeurs et des acteurs en éducation des TIC en Iran et en Inde, l’environnement de l’information et de la communication peut créer un espace de vie sociale et culturelle. Aujourd’hui grâce aux TIC, on peut générer de nombreux produits et services éducatifs efficaces et on peut réduire le coût et améliorer la performance des services et des produits de nombreux secteurs de l’éducation : la direction, la planification, l’apprentissage, etc. Ces pays veulent utiliser les TIC pour améliorer la qualité du système éducatif et scolaire comme dans les pays développés. En effet, les TIC ont commencé à pénétrer les pays en voie de développement, modifiant les pratiques d’éducation dans différents secteurs. Dans le nouvel environnement de l’éducation, les progrès de l’accès aux TIC ont lancé un défi à de nombreux pays, particulièrement à ceux en voie de développement. Grâce aux technologies de l’information et de la communication, il est maintenant possible pour les écoles en Iran et en Inde d'accéder à de grandes quantités de données et d’informations créées d’un bout à l’autre du monde. Enfin, le challenge de faire face à la mondialisation demande une application efficace et effective de la technologie de l’information et de la communication pour gérer les affaires éducatives des pays en voie de développement.

En bref, les TIC, bien qu’âgées seulement de quelques années, peuvent modifier de façon éducative les établissements scolaires, leur direction et la gestion de la planification éducative dans les pays en voie de développement comme dans les pays développés. En fait, l’impact des technologies de l’information et de la communication dans les pays en voie de développement peut être multiple : elles changent les méthodes traditionnelles des métiers de l'apprentissage en créant de nouvelles méthodes d’éducation, comme l'éducation à distance et créent de nouveaux moyens de communication éducative.

Cependant si l’introduction des TIC a permis aux pays en voie de développement d’améliorer leurs communications et de partager l’information dans un environnement plus convivial, en même temps, elles peuvent considérer comme une grande menace pour eux comme notre recherche le montre. En fait, en négatif, ce phénomène a un autre visage, celui d’autres scénarios possibles, opposés aux TIC à l’heure de la mondialisation. En réalité, ces pays ont vraiment peur d’utiliser les TIC dans leurs systèmes éducatifs face à la domination des pays industrialisés et à la place défavorisée des pays du tiers-monde dans la mondialisation de l’éducation. Sur le terrain, dans les pays en voie de développement, les TIC ont poursuivi leur pénétration dans tous les domaines: vie culturelle, identité, dimension sociale et politique. Pour les langues par exemple, certains chiffres mettent en évidence l’état de santé de la diversité culturelle:

  • Environ 6000 langues existent dans le monde mais seulement 4 % d'entre elles sont utilisées par 96 % de la population mondiale. De surcroît, 50 % de ces 6000 langues sont en voie d’extinction !
  • Sur l’Internet, 90 % des langues monde ne sont pas représentées.
  • Le commerce des industries culturelles est contrôlé par 5 pays. Dans le domaine de la cinématographie par exemple, 88 pays sur 185 n’ont jamais produit un seul film (Moresco Fornasier, 2005)

Car comme le dit Dominique Wolton dans son ouvrage « L’autre mondialisation », il faut bien comprendre que si tout le monde parle anglais, il n’y aura plus de cohabitation culturelle possible. En effet une langue n’est pas qu’un assemblage de mots, c’est aussi une façon de penser, d’imaginer et de regarder le monde. On ne fait pas les mêmes constructions mentales, ni les mêmes raisonnements d’une langue à l’autre. Par exemple on ne pense pas de la même façon selon qu’on parle anglais, russe ou chinois. Pour cette raison, il est illusoire de penser qu’il serait beaucoup plus aisé de communiquer si tout le monde parlait anglais et utilisait internet. C'est un point de vue technique sur la communication, or dans la langue, il est question d’identité. Aucune identité culturelle n’est possible s’il n’y a pas d’identité linguistique. C’est le cas de l’anglais qui se place comme une langue universelle mais à qui il manque une identité culturelle. Par contre beaucoup de langues comme le français, l’espagnol et l’italien sont liées à une identité culturelle forte. Donc pour sauvegarder les identités culturelles, il faut encourager la pratique de toute langue nationale.

En fait pour de nombreux professeurs et directeurs d’écoles, le risque fondamental des TIC dans les domaines culturels est la domination idéologique. Dans cette situation, les dominations culturelles et identitaires sont vraiment pour eux un obstacle important à l'intégration des TIC. Ils pensent que la direction majeure de la transmission de l’information (du Nord vers le Sud) génère un processus d’homogénéisation culturelle, sociale et politique qui crée des problèmes divers : perte de l’identité, transmission des nouveaux systèmes de valeurs aboutissant à la perte du sens de la solidarité global, etc. Le modèle qui soutient le développement des technologies de l’information cherche la délocalisation des espaces en fonction des intérêts du Nord, en utilisant les TIC comme instrument d’homogénéisation et de domination culturelle ; et comme moyen de dérégulation et de libéralisation, qui transforme le cyberespace en une zone unifiée de libre-échange. En effet, quand on regarde le passé, on voit que cette préoccupation a une longue histoire qui a commencé par la formation d’une idéologie à portée mondiale du développement et de l’éducation, cette dernière étant conçue comme une partie intégrante et un instrument essentiel de la modernisation. Cette idéologie accompagne, soutient et renforce les processus d’expansion et de globalisation précédemment notés. Schriewer se réfère ici aux organisations internationales actives dans le domaine de la politique culturelle, de la politique du développement et de l’éducation (notamment la Banque mondiale, l’UNESCO, le Bureau International d’Éducation, l’Institut International de Planification de l’Éducation), ainsi qu’à ce que P. Altbach a nommé une "sorte d’OPEP du savoir", c’est-à-dire l’espace scientifique anglo-américain, européen occidental et japonais, ainsi qu’un petit nombre de groupes médiatiques internationaux, les acteurs de l’un et les membres des autres contrôlant " la production, la légitimation et la distribution du savoir scientifique traité comme ' pertinent" (Lessard, 1998).

Or, dans les systèmes éducatifs des pays en voie de développement comme l’Iran ou l’Inde, tous ces niveaux de mondialisation du système éducatif ont été franchis avec l'arrivée des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Les gens pensent que le capitalisme culturel impose des règles et des valeurs occidentales dans le domaine éducatif et ils cherchent de nouveaux styles de vie, de nouveaux objets, de nouveaux buts et de nouvelles formes d’espérance, de nouveaux lieux et de nouveaux environnements, sans référence aux contenus informationnels national et local, qui ne facilitent pas la conservation et la diffusion de leurs cultures et héritages locaux et nationaux.

Cette captation, homogénéisation ou occidentalisation de la culture et de la langue n’est pas restée sans réponse des acteurs sociaux et éducatifs d’Iran et d’Inde. Elle a engendré des mouvements de résistances et de re-traditionalisation. Cette partie analyse en profondeur la situation dramatique créée par les inquiétudes culturelles en Iran et en Inde en expliquant comment on y est parvenu. Il s'agit d'interroger la peur de l'intégration des TIC dans les systèmes éducatifs iraniens et indiens.