1. La situation de l’Iran

Dans les pays en voie de développement comme l’Iran, ça fait plus d’un siècle qu’on parle de modernisation culturelle, démocratique et économique. Au début du XXe siècle, l’Iran est bouleversé par une révolution constitutionnelle qui met fin au règne du dernier Shah Qadjar. Ce mouvement fait entrer l’Iran dans la modernité en réintroduisant les droits de l’homme, en créant un parlement. Cette période est également marquée par l’apparition d’une génération 'intellectuels qui tente de faire entrer le pays dans la modernité, mais en suivant le modèle l’Occident, surtout en adoptant la culture occidentale, ce qui a toujours été un problème et suscité des résistances (Halliday, 2003 : Xiii, Jahanbegloo, 2003 et Nikpey, 2003 : 9-20).

En fait, si depuis toutes les générations intellectuels iraniens se réclamaient des Lumières, la troisième génération est attirée par l’idéologie marxiste et chez les intellectuels religieux, on peut trouver de grandes réserves culturelles vis-à-vis de la culture occidentale(Farsoun, 1993 :41 ; Mirsepasi, 2000 : 65-128). Précisément, toutes les générations d’intellectuels, surtout celle d'après la révolution islamique de 1979, présentent deux catégories inquiétudes dace à la modernisation culturelle. La première est composée de croyants préoccupés de leur culture et leur identité religieuse. Jugeant leur culture parfaite et Idéale, ils doutent de la culture occidentale et de toutes les innovations qui en émanent comme la télévision, la radio et aujourd'hui Internet. Ils essayent de conserver leur propre culture. La deuxième catégorie est celle des gens qui ont d’une part par une pensée anti-utopique et d’autre part le désir d’établir un dialogue avec l’Occident, mais d’échapper à l’imitation pure et simple de ses valeurs. Ayant peur de la modernité culturelle, ils penchent vers une modernité localisée, créolisée (Kousari, 2005).

Le vrai débat culturel et politique, comme notre débat sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication, passe par la localisation. Trois scénarios centraux sont possibles pour l'intégration de moyens modernes comme les TIC en Iran :

  • Il faut accepter tout ce qui incarne la modernité
  • Il faut ignorer tout ce qui incarne la modernité
  • Il faut localiser tout ce qui incarne la modernité

Les deux premiers scénarios n'ont jamais fait l'unanimité chez les Iraniens. Mais la situation était schizophrénique (Shayegan, 1997). L’Iran d’aujourd’hui (avec son héritage national, culturel, social, naturel et de l’islam chiite) par exemple est partagé entre le nationalisme et l'islam, identifiés respectivement à la modernité et la tradition.D’une part, on veut entrer dans le monde moderne et d’autre part il fait peur car on est face à la modernité occidental. En fait, comme bien souligné Daryush Shayegan, toutes les tentatives de modernisation, dans les pays arabe-musulmans, ont plus ou moins avorté (Lamchichi, 2000 : 34).

 En fait, la modernité a été introduite dans la société Iranienne, mais sans sécularisation de la pensée et sans la rationalisation qui l’accompagne. La religion en Iran ne prend pas en compte les tendances majeures du monde moderne, où l’homogénéité culturelle et l’absolutisme religieux sont remis en question. La société musulmane d’Iran se trouve aujourd’hui dans un état schizophrénique, partagées entre l’Orient (l’expérience historique) et l’Occident (la modernité). Les mouvements islamistes sont des tentatives d’adaptation à la modernité à travers leur propre vision du monde. Il faut espérer que les sociétés musulmanes arriveront à accéder à la modernité par une voie différente, c’est-à-dire par la réconciliation des valeurs traditionnelles avec les valeurs dites occidentales.

En éducation, notre recherche montre l'étendue de la préoccupation culturelle dans le système éducatif vis-à-vis des TIC qui sont devenues un outil indispensable d’intégration sociale et un moteur de changement culturel permanent. En fait beaucoup de gens en Iran pensent que cette nouvelle technologie a une couleur culturelle occidentale et qu'il faut la localiser. Pour d'autres, cette localisation de la culture et de moyens comme les TIC a apporté une nouvelle question en éducation. En fait, ils croient comme Xiang Xianming que le processus de cette localisation qui se déroule parallèlement à la mondialisation, est un processus où la culture occidentale est absorbée et reconnue par le monde non occidental afin de se transformer pour devenir partie intégrante de la culture locale. Ils pensent que la culture indigène, qu’elle soit issue des cultures traditionnelles ou des cultures vivantes actuelles, n’a pas besoin de localisation. Les connaissances qui viennent de l’Occident, restent toujours celles de l’Occident, même si elles sont traduites en langues locales. Il leur paraît dommageable de remplacer la culture locale par des connaissances extérieures. La localisation est en fait un processus de la colonisation culturelle de l’intérieur. Il est plus exact de parler de l’invasion de la culture occidentale dans la culture non occidentale que de la renaissance de la culture non occidentale (Xianming, 2001).

L’autre réflexion sur le système éducatif iranien, indispensable aussi pour comprendre l'inquiétude culturelle face aux TIC dans le système éducatif, consiste en l’idée d'une prédominance de la politique sur la structure culturelle en général et sur le système éducatif en particulier. Selon Gramsci, la famille, l’école, l’Église, les partis, les professions, l’institution scientifique, universitaire, artistique, les moyens de communication de masse constituent une forme de domination de classe. Elle se réalise au sein d’un mode de vie et de pensée, d’une forme de la culture et des rapports sociaux. Pour Gramsci, le pouvoir de l’État n’est donc pas la source de l’hégémonie mais son résultat (Susam-sarajeva, 2006:74).

Or la structure historique de l’Iran, comme d’ailleurs de beaucoup d’autres pays, a fait de la société un corps unidimensionnel. La dimension politique détermine la vie de la société, de la culture et donc de l’éducation. En Iran, cette réalité est doublement confirmée par la révolution islamique qui est arrivée au pouvoir avec les intégristes en 1979. En quelques années, de la fin du régime du Chah à l’installation des intégristes, le nouveau régime politique est parvenu à imposer des modifications considérables dans le domaine de l’éducation : des curriculums, des objectifs sociaux, des politiques éducatives, la structure, la personne même des enseignants et des élèves.

L’installation du régime islamique correspond à un grand mouvement antioccidental dans tous les domaines. Par le contrôle l'éducation, des changements considérables étaient possibles sur la structure des écoles, allant jusqu’à des décisions concernant les habits des élèves. Des modifications furent introduites également dans les manuels des écoles en histoire de l’antiquité et histoire générale de l’Iran concernant le rôle des rois perses, la raison de leur existence, ainsi que dans la réalité de la Révolution constitutionnelle et toute la pratique des régimes politiques précédents.

En fait, le nouveau système s’est rapidement interrogé sur les finalités de l’éducation. Il s’agissait d’un changement radical dans la vision et la philosophie de l’éducation et de son contenu par rapport au passé. Pour le nouveau régime islamique, le fondement de l’éducation était la religion; donc, il n’y avait pas de vie sociale sans obéissance aux préceptes divins, l’école n’étant plus seulement un lieu d’instruction. C’est ainsi que durant les premières années suivant l’avènement de la République Islamique, on assista à l’institutionnalisation des règles islamiques dans le domaine de l’éducation.

Les politiques éducatives étaient décidées au plus haut niveau (Conseil de la Révolution Culturelle) et toute tendance ne s’intégrant pas à la ligne directrice élaborée au sein du pouvoir était exclue. Ce qui rendait impossible de vrais débats contradictoires entre les décideurs institutionnels et les différents acteurs de l’école comme la famille et les enseignants ainsi que l’opinion publique.

Ces préoccupations idéologiques ne pouvaient qu’avoir des répercussions importantes sur le fonctionnement du système éducatif et les programmes scolaires. Elles sont à l’origine de nombreuses réformes qui ont façonné le système éducatif iranien actuel. Le système tend à éduquer l’enfant en fonction des valeurs propres de la société islamique. Les réformes issues de ces orientations ont radicalement changé le système éducatif iranien. Dans ces réformes, les manuels scolaires et la formation des enseignants occupent une place centrale. Dans les écoles normales, entièrement réorganisées, les futurs enseignants, après une sélection très sévère, devraient être "imprégnés" du sens de leur mission. Ils étaient censés adhérer à des valeurs "islamiques" et les propager.

Les manuels scolaires étaient, comme l’a bien montré M. Shorish (1988), des moyens de véhiculer l’idéologie islamique et une morale capable de remplacer celle de l’époque du Chah, considérée comme "corrompue" et "occidentalisée". À travers les manuels scolaires, on peut décrire le citoyen idéal que la république islamique d’Iran veut former.

Comme le soulignent Shorish (1988 : 59), Yavari-d’Hellencourt (1988), Mehran (1991), Taleghani (1994), Paivandi (1995a) et Javanroh (1 998), dans les manuels scolaires, de l’école élémentaire au lycée, la ligne directrice est de renforcer le caractère religieux de l’enseignement en s’opposant systématiquement à des valeurs de la société occidentale, à celles de l’Iran d’avant l’islam ainsi qu’à la sécularisation de l’enseignement entreprise depuis des décennies. Ainsi, la réforme se focalise-t-elle avant tout sur le contenu politique ou idéologique de l’enseignement. Les grandes personnalités du nouveau pouvoir islamique se sont exprimées ouvertement en faveur d’une école à orientation islamique (eslâmi kardan), capable de former des individus intégrés, des Iraniens musulmans qui partagent les mêmes valeurs et des citoyens. Le nouvel État n’a pas tardé à manifester son intention de devenir "l’éducateur du peuple" (Paivandi, 2006).

En Iran, la politisation de l’éducation va donc de pair avec une islamisation inédite. On s’interroge : même dans la République islamique, la structure « moderne » de l’éducation, dans la forme et dans ses plus grandes lignes, n’est pas préservée. Mais dans le contenu, la politisation de l’éducation aboutit à une plus grande modification encore l'islamisation. On peut, en effet, constater un certain nombre de changements dans les contenus des leçons considérées comme non conformes aux règles islamiques. L’aspect le plus visible de ces changements sont les suivants :

  • L'habillement, surtout celui des femmes est devenu la tenue islamique
  • Les finalités du nouveau système éducatif iranien adoptées par le Conseil Supérieur de l’éducation se résument ainsi :
  • L’éducation en République islamique iranienne  doit renforcer dans l’esprit des élèves le respect de Dieu, de son Prophète et de ses descendants ;
  • La dimension spirituelle de l’éducation a pour mission d’expliquer les principes et les lois de l’Islam et de favoriser l’esprit de croyance en Dieu ;
  • Les objectifs sociaux de l’éducation consistent à préserver les relations familiales sur la base de la foi islamique, à renforcer et à développer la fraternité islamique, l’unité nationale, le respect de la loi et à assurer la justice sociale, économique et culturelle,
  • Les finalités politiques comprennent l’adhésion à la règle absolue de Dieu, l’unification des nations musulmanes, la lutte contre les pouvoirs tyranniques.

L’islamisation du système éducatif a touché toute l'éducation: formation des enseignants, équipements, contenus, direction des écoles et technologies éducatives. Pour les TIC, par exemple, l’islamisation a commencé par le filtrage des sites, des images et des textes occidentaux dans tous les organisations (Panne, 2006: 74-76) que le gouvernement iranien considérait comme anti-islam. Autre exemple concernant les TIC qui démontre l'inquiétude culturelle à l'échelon politique national du système d’éducation iranien, c’est que le gouvernement islamique pour combattre de l’influence de la culture occidentale a interdit l’Internet à haut débit. Dans un pays où les utilisateurs sont estimés à 8 millions, il est ainsi plus difficile de télécharger la musique étrangère, les films et les émissions télévisées. Cela empêche également des groupes politiques d’opposition de s’organiser en téléchargeant l’information sur le net.14

Notes
14.

- Pour constater autre exemple au ce niveaux, en 20 septembre 1994, le parlement iranien a adopté une loi interdisant l'importation, la fabrication, la distribution et l'usage des antennes paraboliques, considérées par les autorités comme les vecteurs principaux de l'"invasion culturelle occidentale" (tahâjom-e farhangi-ye garb). L'article deux de cette loi prévoit la confiscation par la force, des antennes après une période de grâce d'un mois suivant son approbation finale par le Conseil des Gardiens (choura-ye negahbân). L'article 3 stipule que les contrevenants seront appelés devant les tribunaux révolutionnaires et risquent des peines allant jusqu'à l'emprisonnement. Cette interdiction confirme la détermination de l'élite politique et religieuse au pouvoir d'entraver la pénétration des valeurs occidentales. Elle survient au moment où le plaidoyer des intellectuels laïcs et religieux pour une nécessaire ouverture culturelle, philosophique et économique à l'Occident, comme seule issue à la crise, prend une ampleur sans précédent en Iran post-révolutionnaire et trouve un large soutien parmi la population urbaine, notamment dans la jeunesse. Elle révèle aussi l'impuissance de l'État islamique à gérer une société post-islamiste qui, après son expérience révolutionnaire et huit années de guerre, a entamé une réflexion sur elle-même.( Kian, 2006)