1. La situation économique indienne et le rôle qu'elle joue dans la faiblesse de l’équipement en TIC dans le système éducatif

L’Inde est une nouvelle puissance mondiale (Boquérat, 2005) dont l’importance ne cesse de croître. Elle s’efforce d’approfondir ses relations avec l’Association des nations du Sud-est asiatique (ASEAN), de resserrer ses liens avec la Chine et d’accroître ses interactions avec les pays d’Asie centrale, les États-Unis et l’Europe. Dixième économie mondiale (quatrième en parité des pouvoirs d’achat), l’Inde dispose de tous les atouts pour faire d’énormes bonds économiques au cours des dix prochaines années. L’Inde a connu une croissance économique soutenue, grâce à un large éventail de réformes mises en œuvre au cours de la dernière décennie. Une classe moyenne dynamique dotée d’un pouvoir d’achat a vu le jour et une nouvelle génération d’industriels et d’entrepreneurs se sont lancés dans la compétition au niveau mondial. Avec un produit intérieur brut (PIB) de 692 milliards $ EU en termes nominaux, en 2004, l’Inde est la dixième économie mondiale.

La position des paiements extérieurs de l’Inde s’est considérablement améliorée. Les exportations ont augmenté, particulièrement les exportations des services qui ont augmenté de 105 % en 2004-2005. La croissance dans le secteur des services a en grande partie été alimentée par le boom des technologies de l’information, domaine dans lequel l’Inde devient un leader mondial.

Pourtant malgré ce développement économique, l’Inde est un pays pauvre. En fait, l’économie indienne suscite depuis quelque temps des réactions ambivalentes : océan de pauvreté d’un côte, essor de grande centres tertiaires d’excellence à vocation mondiale de l’autre. Si on définit la pauvreté comme dans d'autres pays par le minimum de calories requis pour assurer la subsistances d’une personne : 2400 calories par jour et par adulte en zone rurale, 2100 calories en zone urbaine, auxquelles s’ajoute une petite allocation pour des produits non alimentaires. Convertie en dollar courant, cela donnerait respectivement un revenu de 0,18 et 0,21 dollars américains en 2003, mais en réalité correspondrait à un revenu de 0,97 et 1,13 si le calcul est fait à partir du pouvoir d’achat réel se référant aux prix intérieurs. Selon cette définition, la dernière estimation officielle remonte au 55 xime Round (1999-2000) du National Samples Survey qui faisait état de 26 % de la population indienne vivant en dessous de ce seuil de grande pauvreté, soit 260 millions de personnes. Ainsi le rapport 2004 de la FAO faisait état de 221 millions de personnes sous-alimentées en Inde en 2000-2002 contre 142 en Chine et un total de 814 millions dans le monde. À des fine de comparaison internationale, les mesures les plus usitées sont les proportions de la population vivant avec moins d’un dollar par jour (en PPA/Les parités de pouvoir d’achat) pour la grande pauvreté, et même de deux dollars pour le seuil de pauvreté retenu par les nations unies (PUND). Selon son dernier rapport 2004, 34,7 % de la population indienne vivrait en dessous du premier seuil et 79,9 % pour le second seuil, soit une fourchette absolue d’environ 365 et 840 millions de personnes respectivement (Boillot, 2006 : 59).Dans le tableau suivant, on peut comparer l’Inde aux autres pays de voie en développement comme la Chine.

Tableau (4-1) Pauvreté comparée en Inde en 2002 selon définition (en % de la population totale)
1 dollar/jour 2 dollars/jour LPN 18
Népal 37,7 82,5 42,0
Bangladesh 36,0 82,8 49,6
Inde 34,7 79,9 28,6
Sénégal 26,3 67,8 64,0
Chine 16,6 46,7 4,6
Brésil 8,2 22,4 17,4
Sri Lanka 6,6 45,4 25,0

Source : Banque mondiale, HDR 2004

Mais comment l’Inde est-elle arrivée à cette situation dramatique et très inégale ? Pour bien comprendre la réalité d’économique indienne, il est indispensable d'analyser un peu plus l'entrée de l’Inde dans l’ère de la mondialisation et ses effets sur la vie des gens. Le monde a connu, ces dernières années, des changements qui n’ont pas épargné l’Inde. Le pays a vécu l’effondrement du bloc soviétique, la fin de la guerre froide, l’apparition d’un monde unipolaire, l’affaiblissement du rôle des Nations Unies et la victoire de l’économie et des programmes politiques néo-libéraux. Ces changements n’ont pas épargné l’économie nationale indienne, ses structures et sa politique.

La mondialisation a fortement affaibli la position du Sud sur le plan international. Le Nord, quant à lui, a renforcé son offensive néo-libérale pour intégrer l’économie du Sud et y transformer les bases du commerce, des finances et de la technologie. Le résultat de ces mutations est ce qu'on appelle la mondialisation. Ce processus a été renforcé par le programme d’ajustement structurel mis en place par la Banque mondiale et le FMI (Fonds monétaire international), des banques privées internationales et des grandes entreprises. L’Inde fut contrainte d’adopter sans délai un programme d’ajustement structurel lorsque la crise de la balance des paiements, obligea le gouvernement à entamer une série de réformes en juillet 1991. Le programme politique a bouleversé de fond en comble les acquis du passé. Des principes qu'on respectait depuis longtemps - la croissance alliée à la justice, la responsabilité sociale, l’équité et l’autosuffisance - ont été abandonnés pour faire place aux nouveaux slogans de "libéralisation", "privatisation", "mondialisation", "efficacité" et "compétitivité".

Mais on est face aux paradoxes de la nouvelle politique économique en Inde. L’argument de fond de la nouvelle politique économique est bien dans la lignée du paradigme néo-libéral, dont les conséquences sur la vie des gens sont néfastes. Il s’articule autour de quatre axes : la croissance économique est le moyen privilégié pour aboutir à la réduction de la pauvreté ; la croissance doit être le résultat d’une économie axée sur la libération des marchés intérieur et extérieur et sur l’encouragement du capital privé ; les exportations sont la source principale de la croissance économique ; le maintien des objectifs des politiques macroéconomiques constitue la priorité absolue, quel que soit le coût social supporté par le peuple dans sa vie de tous les jours.

Ces programmes qui promettent une vie meilleure pour tous cachent une dure réalité : les inégalités et les privations augmentent, la vie même est menacée, l’ordre social éclate, les gens s’exilent et perdent leurs terres, l’exclusion et la violence règnent et l’avenir fait peur. La pauvreté et l’exclusion font partie intégrante de ce schéma de développement. Celui-ci a non seulement élargi le fossé social et économique, mais il a aussi fait basculer dans la pauvreté de nouveaux groupes de population et provoqué l’éclatement des communautés locales et des systèmes traditionnels d’entraide.

De 1980 à 1991, la dette extérieure de l’Inde est passée de 15,5 milliards de roupies à 1 004 milliards, soit une augmentation de 547 % en tout juste onze ans (ces chiffres ne tiennent compte ni de la dette pour la défense, ni de la dette à court terme remboursable à moins de six mois). Depuis l’adoption du programme d’ajustement structurel, les chiffres ont rapidement grimpé à 1 990 milliards de roupies en mars 1992, puis à 2 440 milliards de roupies (87 milliards de dollars) en septembre 1992 (2). Le rapport annuel de la Banque Centrale d’Inde (1993) constate qu’entre mars 1990 et mars 1993, la dette extérieure est passée de 61,5 à 89,5 milliards de dollars. En 1998-1999, la dette extérieure s’élevait à 95,2 milliards de dollars. Autrement dit, le problème du remboursement est plus inextricable aujourd’hui qu’il ne l’était en 1991. Actuellement, le taux du service de la dette par rapport aux exportations de biens et services est de 30,8 %, soit environ 250 milliards de roupies. L’Inde occupe actuellement la troisième position parmi les pays les plus endettés au monde. Chaque famille indienne doit payer chaque année 1400 roupies (38 dollars) aux puissances étrangères pour le seul service de la dette. En 1993, le service de la dette était d’environ 8,2 milliards de dollars, y compris 3,3 milliards d’intérêts.

Malgré plusieurs initiatives de libéralisation du commerce extérieur par le gouvernement, le déficit commercial de l’Inde atteint un niveau record : il est passé en 1998 à 5,8 milliards de dollars, soit plus du double des 2,67 milliards en 2001. C’est que les exportations ont diminué de 5,08 % entre avril et octobre 1998, tombant à 18,87 milliards de dollars. Quant aux importations, elles s’élevaient à 24,67 milliards de dollars, soit un bond de 9,35 % en six mois.

La croissance est synonyme d’inégalité et d’injustice. La nouvelle politique économique a déjà produit des résultats spectaculaires. Les investissements étrangers augmentent à vue d’œil. Les multinationales pénètrent dans la plupart des secteurs de l’économie. Les marchés boursiers, bien que soumis aux fluctuations qui leur sont propres, font preuve d’une excellente vitalité et d’un dynamisme certain. Les biens de consommation offerts - surtout les produits de luxe - ont augmenté et le consommateur bénéficie d’un choix plus vaste. Les salaires les plus élevés ont grimpé. Une prospérité toute neuve se voit partout. Mais à côté de la satisfaction de la demande d’une classe moyenne de 250 millions d’individus, la politique économique néglige la création d’emplois qui assureraient la survie des centaines de millions de pauvres. En Inde, bien des discours académiques sur la pauvreté et le dénuement traitent du revenu de survie. Il est prouvé que le revenu de survie s’est dégradé en Inde entre 1991 et 1994. Se basant sur les dépenses de consommation communiquées par une enquête portant sur un échantillon national (NSS), S.P. Gupta constate que la pauvreté et les inégalités se sont aggravées au cours des années 1990. La proportion des ménages pauvres est passée de 39,3 % en 1987 à 34,3 % en 1989-1990, pour ensuite remonter à 40,7 % en 1992-1993. En termes absolus, 310 millions d’individus vivaient en dessous du seuil minimal de pauvreté en 1987-1988. En 1992-1993, le nombre de pauvres atteignait 355 millions.

291 millions d’adultes sont illettrés (dont une grande majorité sont des femmes - les femmes qui sont la clé du changement de la société), 45 millions d’enfants ne fréquentaient pas l’école primaire en 1995, près d’un tiers des enfants de moins de 16 ans sont obligés de travailler, 135 millions d’individus n’ont pas accès aux soins de santé de première nécessité, 226 millions n’ont pas l’eau potable, 640 millions ne disposent pas d’installations sanitaires élémentaires, etc. Mais lorsqu'on parle de 350 millions d’individus vivant en dessous du seuil de pauvreté, l’être humain est réduit à une simple donnée statistique ou biologique, à qui on refuse le statut d’individu social qui se respecte. L’ironie veut que l’Inde, qui compte le plus grand nombre de pauvres au monde, arrive aussi en tête des pays importateurs d’armes du Tiers-Monde (Muricken, 2002).

Dans le domaine éducatif en Inde, comme on l'a déjà démontré, la situation est aussi inquiétante. La scolarisation des enfants indiens est obligatoire et gratuite jusqu’à 14 ans, selon la Constitution, un minimum de huit années est requis, sous peine d’amende pour les parents. Le taux d’alphabétisme aurait certes progressé de 18,3 % à 65,4 % de la population totale entre 1951 et 2002. Le gouvernement avance un taux d’alphabétisation de 65,4 % en 2001 (contre 52,2 % en 1991). En nombre absolu, l’Inde comptait encore prés de 355 millions d’illettrés lors du dernier recensement contre 324 millions en 1991(Boillot, 2006 :62). Le taux net de scolarisation s’élève aujourd’hui à 71 %, mais avec d’importantes disparités : dans les zones urbaines, plus de 80 % des enfants sont scolarisés et dans les zones rurales 60 % ; disparités entre États qui sont gestionnaires des politiques éducatives, alors que l’État central se contente de définir les grands axes ; 7 États concentrent 70 % de la population indienne analphabète alors que Goa, le Tamil Nadu ou le Karnataka affichent des taux de scolarisation très satisfaisants, et le Kerala l’État le plus avancé, avec un taux de scolarisation de 90 % et un taux d’abandon faible. Disparités aussi entre les enfants qui travaillent et sont privés d’école et les autres, ce qui se traduit par un taux élevé d’abandon (40 %). Dans l’enseignement secondaire, on compte une sortie annuelle de 3 100 000 bacheliers. Le plan prévoit d’en doubler le nombre d’ici à 2010 (Abadie, 2004).

En Inde, concernant les inégalités entre groupes sociaux, les chiffres globaux renseignent mal sur les différents aspects de l’éducation. Celle-ci se caractérise par de fortes inégalités entre les groupes sociaux, variant selon le sexe, la classe d’âge, la classe économique, la zone de résidence urbaine ou rurale et la région. Par exemple, la moitié des femmes sont alphabétisées contre les trois quarts des hommes. Une autre inégalité est fonction de l’appartenance de classes et à des castes. Dans les zones rurales, les enfants travaillent plus que dans les zones urbaines. Non scolarisés, ils appartiennent aux basses castes et aux paysans sans terres. Leur travail apporte un revenu nécessaire à la famille. Moins de 50 % des enfants de familles pauvres vont à l’école, et parmi eux, seulement 1 sur 5 achève 8 années d’études, alors que les enfants de familles aisées, filles ou garçons, sont systématiquement scolarisés et ont un taux d’abandon nettement inférieur (Yatzimirsky, 2002 : 110-112). En tout cas, comme le dit Boillot, Jean-Joseph, il faut porter une attention critique à toutes les statistiques officielles fournies par les États. Elles paraissent assez douteuses aux spécialistes qui craignent une situation plus inquiétante que celle qu'elles décrivent.

Le secteur le plus dynamique de l’Inde à l'ère de la mondialisation est celui des technologies de l’information, avec un taux de croissance de 30 % par an depuis plusieurs années, des entreprises indiennes de tout premier plan : Infosys, Wipro, Tata Computer Services, par exemple. Ces firmes, pour ne citer qu’elles, font pratiquement 90 % de leur chiffre d’affaires à l’export. La ville de Bangalore a été un exemple de développement technologique fabuleux dans le high-tech. Aujourd’hui on voit d’autres villes apparaître sur le modèle de Bangalore. Il y a d’abord, à la périphérie des grandes métropoles que sont Delhi et Bombay, de nouvelles villes du high-tech indien. À la périphérie de Delhi, il y a Noida, Gurgaon. À la périphérie de Bombay, il y a Pune. Ces villes, nouveaux arrivants dans le high-tech, avaient souvent déjà une base industrielle à leur actif. L’Inde a des ingénieurs qui coûtent entre 40 et 50 % moins cher que les Français, qui sont parfaitement anglophones et avec lesquels on peut travailler via Internet pour le développement de programmes.

Tableau (4-2) Profil des TIC – Inde
Indicateurs La situation
Total de la population 1037 billions
Pourcentage de la population rurale 72 %
Secteurs économiques principaux Agriculture, industrie, services, TIC
Alphabétisés dans les langues nationales 52 %
Propriétaires d'ordinateurs pour 100 habitants 0.6
Lignes téléphoniques pour 100 habitants 4.2
Centres serveurs d’Internet pour 10 000 habitants 0.35
Cybercafé pour 10 000 habitants 0.1
Utilisateurs d’Internet pour 100 habitants 0.33 Abonnés, 1.65 Utilisateurs
Abonnés de téléphones portables pour 100 habitants 1.73 (2001)

Source : Digital Review for Asia Pacific

Par rapport aux pays en voie de développement, la situation des TIC en Inde est très faible (voir le tableau 4-2). La distribution des équipements de TIC révèle déjà les différences énormes entre les pays riches et des pays comme l’Iran et l’Inde, (comme le montre notre résultat concernant les groupes de population privilégiés et défavorisés en Iran et en Inde). Or le fossé numérique est plus alarmant dans les pays en voie de développement que dans les pays riches. Du point de vue technologique de l’information et de la communication, qui couvre un large éventail de services, des applications, des technologies, des équipements, des logiciels et tous les outils comme la téléphonie et l’Internet, l’apprentissage à distance, les télévisions, les ordinateurs et les réseaux, leur démocratisation en Iran et en Inde sont faibles encore parmi les pays en voie de développement. La première raison de cette faiblesse, montrée plus haut, est la situation économique générale, surtout en Inde où sévit une grande pauvreté. Dans les parties suivantes quelques exemples sont abordés pour bien comparer la situation des TIC dans le système éducatif d’Inde avec celle qu'il a dans les pays européens.

Notes
18.

- LPN : Lige de pauvreté nationale calculée en calories par jour