Introduction

“La douleur est une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable liée à une lésion tissulaire existante ou potentielle ou décrite en termes d’une telle lésion”. Cette définition de l’IASP (International Association for the Study of Pain), proposée par Merskey en 1979, reste toujours d’actualité.

Par ailleurs, on définit la douleur chronique comme une douleur persistant depuis plus de trois à six mois (IASP, 1986).

7 à 12 millions de personnes souffrent de douleur chronique en France, une affection qui se présente aujourd’hui comme un vrai problème de santé publique, d’autant qu’elle se révèle particulièrement handicapante dans tous les registres de la vie physique, sociale, et psychique. Pourtant, il s’agit d’un mal insidieux car toujours latent, invisible, et peu pris en compte, tant par le milieu médical que par l’environnement familial et social.

François Boureau (1986) nomme les douleurs aiguë et chronique respectivement “douleur signal d’alarme” et “douleur-maladie”, en précisant leurs fonctions si différentes :

‘“La douleur signal d’alarme est le témoin d’une lésion ou d’un traumatisme. La douleur-maladie est avant tout un dérèglement du système de perception de la douleur” (p19).’

Si la douleur aiguë est utile en tant que signal d’alarme pour le corps, la douleur chronique, sur le plan purement médical, n’a pas de sens. Car, une fois le signal ponctuel d’une dysfonction donné, et après la disparition du trouble associé, il n’est pas nécessaire pour l’organisme que la douleur perdure :

‘“Légitimement, on pourrait penser que si l’on fait disparaître la cause de départ, tout devrait rentrer dans l’ordre. Malheureusement, l’expérience montre que, dans de nombreux cas, ce n’est pas possible. Après plusieurs mois de persistance, le rôle des conséquences peut devenir plus important que celui de la cause initiale. La douleur peut persister même si les traitements de la cause initiale sont bien conduits. Il devient alors utile, car plus efficace, de considérer la douleur persistante comme une maladie en soi” (p43).’

La douleur chronique se voit donc assimilée, à juste titre, par le corps médical, à une maladie à part entière, et non plus à la simple conséquence d’un trouble initial distinct.

Cependant, il paraît important de distinguer maintenant deux types de douleurs chroniques :

Or, nous choisissons, dans ce travail, de porter principalement notre attention sur la douleur-maladie, la douleur aiguë récurrente constituant, selon nous, un domaine d’étude à part entière.

La psychosomatique, puis le modèle biopsychosocial, semblent, dans notre contexte, s’imposer comme les toiles de fond de notre réflexion autour des différentes questions que nous nous posons concernant la douleur chronique.

D’abord comment la douleur chronique s’inscrit-elle dans le registre psychosomatique ?

Le modèle martyien propose la douleur comme un mécanisme de défense régressif. Mais la douleur chronique prend davantage l’allure de ce que Freud (1985) nomme “un mode régulier du caractère”, ce mécanisme de défense devenu inutile, et qui perdure sous forme d’ ”infantilisme”. Avec Pierre Marty, Christophe Dejours et Mahmoud Sami-Ali, le trouble psychosomatique, auquel se rattacherait la douleur chronique, est décrit comme un déficit structurel au niveau des processus secondaires. Chez Marty, une faille dans la “stratification” du Préconscient aurait pour conséquence une prédisposition à la somatisation. La névrose de comportement en serait le corollaire, présentant un déficit de représentation et de symbolisation chez le sujet, ainsi qu’un comportement déchargé d’affect et de lien, au profit de l’agir. Avec Dejours, le caractéropathe serait aux prises avec un Inconscient “amential” issu d’une désorganisation du Moi et d’une cessation totale dans l’activité de pensée de l’enfant. Le système Inconscient amential/Conscient prendrait alors une place prépondérante au niveau topique, augmentant le risque de somatisation du fait de sa fragilité structurelle. Avec Sami-Ali, on entrevoit le trouble psychosomatique comme l’expression d’une faille dans le processus relationnel, sous-tendu par quatre éléments majeurs : le rythme, l’espace, le rêve, et l’affect. Pour Sami-Ali, la somatisation serait vécue comme la réponse à une impasse dans ce processus relationnel.

En ce qui concerne la prise en charge des patients psychosomatiques, le courant martyien tend à proposer une approche psychanalytique adaptée au déficit des processus secondaires (Marty), à l’échec de la subversion libidinale (Dejours), ou au refoulement de la fonction imaginaire (Sami-Ali). La relaxation est une technique qui se voit alors couramment utilisée (Gisèle de M’Uzan, 1981).

Une autre question qui se pose alors est celle de considérer la douleur chronique comme forcément relative à un déficit structurel de l’appareil mental, tel que décrit par Marty. Une vision différente de la douleur chronique, comme actrice dans un processus dysfonctionnel de communication peut se voir avancée. Nous proposons ici, avec le modèle systémique constructiviste, l’hypothèse que la douleur chronique trouve sa source dans un système familial et biopsychosocial par lequel l’individu peut valider, en permanence, ce que Boureau appelle un “comportement douloureux”. Ici, la douleur ne se pose plus comme la résultante d’une carence initiale, mais comme un comportement ayant une fonction au sein du système. Dans le comportement douloureux, spécifique à la douleur chronique, la réalité est vécue comme insatisfaisante, voire hostile, de sorte que le sujet éprouve une certaine difficulté à entrer en contact émotionnel avec son environnement. C’est ainsi qu’on observe un déficit dans le processus empathique, comme une difficulté à maintenir une juste distance émotionnelle (ni trop près, ni trop loin) avec autrui et avec son milieu. Pour aller plus loin dans cette optique, nous proposons que le déficit d’empathie avec l’extérieur se manifeste également sur un plan endogène. On constate en effet une difficulté, propre au douloureux chronique, à “habiter émotionnellement” sa propre personne de façon adaptée, autrement dit à ne se montrer ni trop impliqué, ni trop désengagé émotionnellement dans son rapport avec lui-même. Nous choisissons de qualifier ce trouble de déficit d’ ”endocongruence”.

En ce qui concerne la prise en charge de la douleur chronique, nous proposons l’hypnose comme un outil systémique. L’hypnose montre, en effet, des vertus possiblement antagonistes vis-à-vis de la perception de la réalité du douloureux chronique. Par une mobilisation des ressources du patient, une connotation différente de l’expérience perceptive, représentative et émotionnelle, l’hypnose se présente comme un vecteur d’une “réassociation de la vie intérieure” (Zeig, 1997), permettant une restauration des capacités d’empathie et d’endocongruence.

Cependant, bien que nous soyons forts d’un modèle systémique au service de notre pratique clinique, il nous semble indispensable de confronter ce modèle avec les neurosciences. La perception sensorielle, l’élaboration du mouvement, l’émotion, la cognition, avec lesquelles tout psychologue compose dans sa pratique quotidienne -et davantage encore quand le corps est impliqué dans la problématique du patient-, sont autant de phénomènes qui trouvent leur genèse dans le cerveau. Comment, ainsi, s’exonérer aujourd’hui de techniques d’exploration donnant l’occasion de corréler nos théories à un substrat neuronal ? Comment se revendiquer “systémicien” ou “psychosomaticien”, en ne portant pas son intérêt, aussi minime soit-il, sur les dimensions biomédicale et neurophysiologique des positions que nous défendons, sans que ces positions ne végètent à l’état de simples spéculations ?

Ainsi, si la physiopathologie de la douleur aiguë est désormais connue, celle de la douleur chronique l’est beaucoup moins, et ses retentissements sont très mal maîtrisés. La prise en charge de la douleur chronique ne peut se pratiquer de la même manière que celle d’une douleur ponctuelle. Car, si le symptôme “douleur” est identique dans les deux cas, la forme, l’intensité, et bien sûr la fréquence et la récurrence divergent nettement.

La douleur aiguë se présente comme un symptôme ; la douleur chronique s’impose comme une maladie à part entière, et se révèle ainsi résistante à toute thérapeutique classique adaptée à la douleur aiguë.

C’est pourquoi l’exploration d’approches “alternatives” à l’approche médicamenteuse se fait grandissante. Parmi celles-ci, l’hypnose semble trouver toute sa place et se voit le fruit de diverses études scientifiques dans le cadre de la douleur, pour diverses raisons :

Premièrement, c’est justement une approche non-médicamenteuse, qui peut venir en renfort de la thérapeutique médicale, voire même, dans certains cas, s’y substituer.

Deuxièmement, l’hypnose, puis l’apprentissage de l’auto-hypnose, permettent au sujet de contrôler la prise en charge de sa maladie, en s’ ”administrant” lui-même, et surtout à sa manière, son “remède”, devenant ainsi davantage acteur de son rétablissement.

Troisièmement, l’hypnose semble ne pas agir uniquement sur la dimension sensorielle de la douleur, mais sur la dimension globale de l’individu, comprenant ses émotions, sa relation au monde, son schéma corporel, ou encore l’image de son corps, autant de dimensions qui sont connues pour être impliquées fortement dans la douleur chronique. On commence ainsi à en comprendre les mécanismes intrinsèques, et à évaluer son impact sur la nociception.

Des études par imagerie cérébrale ont ainsi montré que l’hypnose modifie le métabolisme de zones cérébrales spécifiques, dont certaines sont connues pour jouer un rôle dans la modulation de la douleur.

Néanmoins, l’immense majorité des études pratiquées dans le cadre de l’utilisation de l’hypnose sur la douleur ne s’appliquent qu’à une douleur expérimentale, et non pas à la douleur chronique, dont l’expression s’avère tout à fait différente.

Deux études, que nous avons menées, se verront ainsi décrites.

La première, réalisée par Tomographie d’Émission de Positons (TEP), vise principalement à caractériser les réseaux cérébraux impliqués dans l’atténuation de la douleur chronique par l’effet de l’hypnose. Plus spécifiquement, il s’agit ici d’évaluer, chez une population de douloureux chroniques :

La deuxième étude, réalisée par Imagerie par Résonance Magnétique (IRM), vise à caractériser les modifications anatomo-fonctionnelles chez des sujets lombalgiques chroniques.

Premièrement, une acquisition anatomique de l’ensemble du cerveau permet la mesure du volume cérébral dans son ensemble et pour différents tissus cérébraux, comme la substance grise et la substance blanche.

Deuxièmement, une acquisition par IRM de tenseur de diffusion (IRMtd) a pour but l’évaluation de l’intégrité des fibres nerveuses par mesure des coefficients de diffusivité de l’eau. Cette technique, très sensible aux modifications pathophysiologiques, permet de caractériser les réseaux de la douleur étudiée, et notamment les fibres responsables du traitement cognitif et émotionnel de l’information, en comparaison avec des sujets sains.

Nous verrons, au travers de notre prisme clinique et des résultats recueillis par ces techniques d’imagerie cérébrale, combien les dimensions structurelle et fonctionnelle semblent co-évoluer dans la problématique nociceptive chronique. Nous pourrons ainsi entrevoir les interactions entre les aspects émotionnels, cognitifs, sensoriels, et moteurs, et proposer l’éventualité d’une approche globale, avec l’hypnose, permettant d’influencer de façon cohérente la possibilité d’un changement vers le mieux.