… au pathologique

Nicos Nicolaïdis évoque, quant à lui, “cet espace-temps de régression extrême où se situe entre autres, la désorganisation contre-évolutive pendant laquelle le sujet, ne pouvant pas représenter-mentaliser, répond soit par la voie somatique, soit par une angoisse diffuse primitive qui témoigne de l’absence de toute organisation défensive et de la menace de l’unité du self (Winnicott)” (2004, p11). Nicolaïdis corrèle ainsi cette “régression extrême” avec la notion d’ ”objet référent”, émergeant dans la première période de vie du nourrisson, où le désir n’a pas encore point, où la nécessité fait loi, et où les représentations ne viennent pas encore se lier à l’affect pour l’étayer. La régression extrême ne permettrait donc pas une réorganisation faisant sens au sein du Moi, car elle mettrait le sujet directement en contact avec un Moi régressé au point le plus archaïque et “irreprésentable” de lui-même.

Ce concept, très intéressant, de régression extrême, interroge quant à son expression : la régression s’opérant, en général, en relation étroite avec les points de fixation psychogénétiques (et somatogénétiques, devrions-nous dire, selon la théorie des fixations-régressions de Marty), alors cette régression extrême qu’évoque Nicolaïdis aurait comme corollaire une fixation très archaïque, au début du stade oral, et révélerait ainsi une structuration psychopathologique de l’ordre de la psychose. Attribuer à une manifestation psychotique la maladie psychosomatique est d’ailleurs l’idée défendue par Claude Smadja, et que nous développerons plus loin.

Chez Marty, les troubles de la sensorialité évoqués précédemment seraient à mettre en relation avec une défaillance au niveau du Préconscient. En effet, Marty émet l’hypothèse de la “participation de divers types de sensorialité et de motricité dans la constitution même du Préconscient”. Une dysfonction sensorielle et motrice d’expression douloureuse pourrait donc être corrélée avec ce déficit structurel du Préconscient. Dans ce cadre, Marty décrit les représentations des cervicalgiques comme des “représentions à fleur de conscience”, c’est-à-dire comme ne parvenant pas à franchir la barrière du Préconscient.

La manière dont s’est structuré le Préconscient au cours de la psychogenèse se révèle prépondérante, dans le modèle martyien, pour expliquer le phénomène psychosomatique. Dans l’observation du “normal”, on notera un Préconscient capable de jouer son rôle de liaison entre l’affect et les représentations. Dans ce processus secondaire, on passe alors de la représentation de chose à la représentation de mot, celle-ci plus élaborée et conceptuelle.

Freud (1967), dans sa première topique, nous présente l’appareil psychique comme un ensemble de systèmes possédant des caractéristiques différentes de traitement de l’énergie libidinale. Dans le système Inconscient, la libido s’exprimerait au travers du principe de plaisir.

Cette énergie serait considérée comme libre et anarchique, car n’étant pas encore soumise au principe de réalité. Ce processus, dit “primaire”, verrait ainsi se construire des représentations de chose, représentations en correspondance directe avec la trace mnésique sensorielle laissée dans l’appareil psychique par le stimulus. Ces images mentales porteraient l’empreinte de toutes les expériences de satisfaction pulsionnelle à l’état brut.

Dans le processus secondaire, en revanche, on observerait la formation de représentations de mot. Il s’agirait ici d’une élaboration conceptuelle à partir des représentations de chose. Le processus secondaire, de son côté, serait régi par le principe de réalité. Il consisterait, entre autres, à canaliser l’énergie libidinale pour la vectoriser, afin de la mettre en adéquation avec la réalité, au sein du système Préconscient/Conscient. C’est dans ce système qu’on verrait ainsi apparaître les mécanismes de l’attention et de la mémoire, permettant la concentration de la libido vers un but. Ainsi, Freud (1967, p512) décrit-il les deux processus en ces mots :

‘“Le processus primaire s’efforce de faire se décharger l’excitation pour établir, grâce aux quantités d’excitation ainsi rassemblées, une identité de perception ; le processus secondaire a abandonné cette intention et l’a remplacée par une autre : atteindre une identité de pensée”.’

Marty développe, postérieurement, sa théorie d’une prédisposition à la somatisation à partir du concept de stratification du Préconscient concernant les représentations. Il explique ainsi que chronologiquement (sur un plan longitudinal), les représentations, au cours de la vie psychique, se sont sédimentées au fur et à mesure de leur création. Chaque “époque” connaît donc une production d’un certain nombre de représentations (sur un plan transversal).

Par ailleurs, ces représentations, tant sur le plan transversal que sur le plan longitudinal, sont liées entre-elles par un mécanisme d’associations psychiques, rendant compte, selon Marty, de la “‘fluidité’ de la circulation préconsciente”.

Si l’on se focalise ainsi sur les différentes acquisitions de représentations fournies par le Préconscient sur un instant t, on peut alors analyser les processus psychiques d’associations correspondants. D’un autre côté, si l’on se focalise sur les acquisitions de représentations sur une ligne temporelle, on peut alors recueillir des données chronologiques de constitutions des représentations.

Marty distingue alors deux types de lacunes concernant l’organisation du Préconscient :

Ces insuffisances du Préconscient proviendraient “le plus souvent d’excès ou de carence des accompagnements affectifs de la mère”.

Enfin, Marty émet l’hypothèse qu’une pathologie “se situant sur le versant mental” correspondrait à des représentations préconscientes abondantes et profondément liées entre-elles, alors qu’une pathologie “se situant sur le versant somatique” correspondrait davantage à une pauvreté quantitative et relationnelle des représentations préconscientes. Les malades psychosomatiques se situeraient ainsi sur ce dernier versant. Dans la conception martyienne, donc, on se rend compte que la conversion hystérique n’entre pas le cadre de la maladie psychosomatique. Pour Marty, d’ailleurs, l’hystérie se ferait assez rare dans les consultations hospitalières se préoccupant des maladies de l’appareil somatique, et ce “au profit” des malades psychosomatiques. Profondément liée avec la qualité des représentations, la différence entre la conversion hystérique et la maladie psychosomatique résiderait dans le sens donné à la somatisation. Du côté de l’hystérie, la localisation de trouble somatique serait l’équivalent symbolique du conflit psychique. Du côté martyien de la maladie psychosomatique, le symptôme organique n’aurait pas de sens spécifique en tant que tel ; il serait néanmoins le symptôme d’un échec d’élaboration de l’excitation pulsionnelle, dû au déficit Préconscient précédemment défini.

En outre, on peut mettre en lien l’idée d’une carence au niveau du système Préconscient, avec le concept de “Pensée opératoire”, décrit par Marty en 1962. Marty considère la pensée opératoire comme une émanation directe des processus secondaires. Il s’agirait d’un mode de pensée allant vers

‘“la réalité sensible, le souci de causalité, de logique, de continuité” (1990, p27).’

On observe un raisonnement qui ne s’embarrasse pas d’un étayage fantasmatique, pour ne s’exprimer que par le biais d’un pragmatisme qu’on pourrait qualifier d’ “excessif”. L’impression est celle d’un fonctionnement psychique désérotisé.

Marty dépeint (1990, p26) la pensée opératoire de la façon suivante : “la pensée opératoire est une pensée consciente, sans liaison avec des mouvements fantasmatiques (représentatifs), appréciables. Elle double et illustre l’action, la précède ou la suit dans un champ temporel cependant limité. Les rapports du sujet avec ses interlocuteurs habituels ou particuliers se traduisent dans une relation ‘blanche’”.

Or Marty attribue au mouvement fantasmatique une vertu de protection physiologique, dans le sens où celui-ci permettrait principalement d’intégrer les tensions pulsionnelles. Le manque d’énergie libidinale propre à la pensée opératoire aurait donc pour conséquence de fragiliser la santé du corps du fait du désétayage produit, et d’entraîner ainsi le sujet, par désorganisations successives, vers la problématique psychosomatique.

Dès 1980, Marty préfère employer le concept de “Vie opératoire” à celui de “Pensée opératoire”, qui donne, selon lui, une idée plus large de l’appauvrissement de la pensée au profit d’un fort investissement comportemental. Il s’agirait ici de comportements automatiques, visant en partie à se conformer aux règles sociales.

On observe aussi, dans la vie opératoire, du fait du manque d’activité fantasmatique, une disparition de la production onirique (ou plutôt du souvenir des rêves), une perte des désirs, ainsi qu’une fragmentation de la satisfaction des besoins :

‘“Les désirs ont disparu pour seulement laisser place à la satisfaction de besoins isolés les uns des autres. La cohésion rationnelle qui retenait la névrose antérieure a cédé, pour donner lieu à une mosaïque de conduites dont chacune a pris en quelques sortes un aspect rationnel” (p28).’

Pour Smadja (2004, p34), le fonctionnement opératoire doit à l’évidence être mis en relation avec le fonctionnement psychotique. Ces deux fonctionnements semblent, en effet, avoir en commun les “mécanismes primordiaux de déni et de clivage”. Mais Smadja ne perçoit les mêmes modes d’expression de ces mécanismes au sein des deux fonctionnements. Dans le fonctionnement psychotique, le déni se situerait à la limite entre l’appareil psychique et la réalité, et s’appliquerait aux perceptions extérieures, alors que, dans le fonctionnement opératoire, le déni se situerait à la limite entre l’appareil psychique et le soma, et s’appliquerait aux perceptions internes, comprenant à la fois les émotions et les sensations.

‘“Ainsi, selon Smadja, le fonctionnement opératoire n’est pas une défense vis-à-vis du fonctionnement psychotique, c’est un fonctionnement psychotique spécifique d’une nature singulière” (2004, p34).’

Notons qu’en 1973, Sifnéos propose le concept d’”Alexithymie”, complémentaire à celui de “Pensée opératoire”. Ce terme désigne, littéralement, l’absence de mots pour désigner les émotions (a = absence, lexis = mot, thymos = humeur, émotion). Il décrit, principalement chez les patients psychosomatiques, en sus des caractéristiques de la pensée opératoire :

Concernant la pensée opératoire et l’alexithymie, Michel Sapir s’oppose radicalement tant au fait qu’elles apparaissent dans un contexte pathologique qu’à leur mise en lien étroit avec la somatisation. Par ailleurs, il refuse aussi l’idée du caractère prépondérant des problématiques psychosomatiques par rapport aux hystéries. Il évoque ainsi, en premier lieu, le philosophe Heidegger, décrivant notre civilisation désormais soumise à la technique et à la science, ne permettant plus, ainsi, de laisser sa place à une pensée romantique, imagée et associative. Pour Sapir, ce serait donc notre culture qui tendrait de plus en plus vers l’opératoire, et non pas forcément une quelconque défaillance au sein de l’appareil psychique. Il nous fait aussi remarquer les éléments suivants :

‘“Aucune recherche ne montre à ce jour l’existence d’un lien entre la pensée opératoire et a maladie somatique. À ses origines tout au moins ? Le nombre de malades à caractère hystérique atteints des maladies les plus diverses est considérable, constaté quotidiennement. Ne gênent-ils pas la marche de divers services hospitaliers, qui au lieu de s’y adapter, essaient de se plier à leur discipline ou de les expulser ? […] Or P. Marty, dans ses ouvrages, affirme que le nombre d’hystériques parmi les malades somatiques demeure faible. J’affirme qu’il n’y a à l’heure actuelle aucune preuve de l’existence d’une maladie somatique dont le déclenchement serait dû en grande partie au mode de pensée opératoire. Depuis plus de trente ans, aucune étude multicentrique n’a été entreprise ni même conçue pour vérifier l’affirmation de P. Marty” (1996, p17).’

Il est à noter pour autant une étude (Jasmin et al., 1990, à laquelle Marty a participé), rapportée par Rosine Debray (1998), montrant le lien entre le déficit de mentalisation et le cancer du sein. Il s’agissait pour des psychanalystes, chez des patientes présentant une tumeur dans le sein et dont la dimension bénigne ou maligne n’avait pas encore été établie, de déterminer, par une investigation psychosomatique, la probabilité d’une tumeur maligne, en fonction de la mentalisation de la patiente. Rosine Debray relate ainsi que

‘“les résultats ont montré que les prédictions des psychanalystes étaient statistiquement significativement plus fiables que les éléments épidémiologiques habituellement retenus par les médecins. La référence à la structure fondamentale est apparue décisive. Ainsi 18 patientes sur 77 ont été jugées ‘bien mentalisées’ (well organized), le pronostic faisant état de ce qu’elles n’avaient pas de cancer, ce que les résultats médicaux sont venus confirmer. 19 patientes ont présenté un cancer du sein, 17 avaient été considérées par les psychanalystes comme suspectes de cancer et deux patients avaient été considérés comme ne présentantpas de cancer” (p66-67).’

Si l’on peut apprécier le pronostic de cancer du sein, s’étant révélé juste dans 17 cas sur 19, celui d’absence de cancer reste cependant plus discutable. En effet, si, sur 77 patientes, 19 ont présenté un cancer, cela signifie que 58 n’en ont pas présenté, alors que l’équipe de thérapeutes n’en avait jugé que 18 comme étant “bien mentalisées”.

À partir de l’idée d’une défaillance au niveau du système Préconscient développée avec les concepts de “Vie” et de “Pensée opératoire”, nous avons clairement commencé à opérer un glissement théorique vers le pôle pathologique de l’évolution psychique. Le concept de “traumatisme” vient ensuite ancrer et pérenniser le processus menant, selon Marty, à la somatisation.

Freud (1926) donne une définition économique du phénomène traumatique, basée sur l’idée d’une surcharge d’excitation que le Moi ne parvient pas à métaboliser. Il évoque ainsi une

‘“absence de secours dans les parties du Moi qui doivent faire face à une accumulation d’excitation, qu’elle soit d’origine externe ou interne, excitation qu’il ne peut maîtriser”.’

Selon Marty, ce sont les capacités d’adaptation d’un individu à la réalité qui déterminent sa capacité à être en santé, tant mentale que somatique. Chacun serait doté de trois appareils, somatique, mental, et comportemental, l’appareil somatique connaissant peu de souplesse adaptative, et l’appareil comportemental étant “soumis à l’ordre mental” (1990, p49).

Ainsi, un traumatisme serait susceptible de se déclencher dès lors que l’un de ces appareils se verrait limité dans ses capacités d’adaptation à son environnement, entraînant par là même une désorganisation tendant à s’étendre, tant qu’un processus de régression efficace ne permet pas de juguler ce phénomène.

Or, Marty explique que c’est cette désorganisation, issue directement du traumatisme par manque d’adaptabilité, qui se révèle comme le facteur principal de somatisation. Il parle alors des

‘“traumatismes désorganisateurs de l’appareil mental (impliquant l’éventualité de désorganisations somatiques) dont un grand nombre peut être envisagé sous l’angle de la perte objectale pure, du deuil non élaboré”(1990, p32).’

Marty donne aussi une description de la désorganisation comme se déroulant

‘“selon un processus contraire à l’organisation évolutive. On constate en même temps une disparition de la hiérarchie fonctionnelle et une dispersion des fonctions antérieurement associées. La confusion et le désordre s’ensuivent, évoquant l’anarchie…” (1976, p115).’

En 1967, Marty développe le concept de “Désorganisation progressive”. Il s’agit d’une désorganisation, sous forme d’”isolement et anarchisation fonctionnels” (1990, p34), qui s’opérerait lorsqu’une quantité trop importante d’excitation n’a pu être limitée grâce aux Instincts et aux Pulsions de vie. Cette désorganisation correspondrait à l’expression des Instincts et Pulsions de mort.

Marty, met en lien le concept de désorganisation progressive avec le concept freudien de “désintrication”. Il serait ici question de la “destruction de l’organisation libidinale d’un individu à un moment donné”. Cette destruction étant progressive et résistante à toute tentative de mise en place d’un système régressif efficace, elle conduit le plus souvent à un processus de somatisation.

Le Préconscient, quant à lui, se révèle, pour Marty, comme le sous-système le plus défaillant, ne parvenant plus à exercer son rôle tant dans le lien original avec le monde, que dans l’établissement de repères temporels et mnésiques. Le Préconscient ne réussit plus, en effet, à puiser dans l’Inconscient et dans son “magma fantasque” (1963), pour créer des liens avec les représentations, et faciliter la cohésion du Moi…

‘“L’absence de communication avec l’Inconscient constitue une véritable rupture avec sa propre histoire” (1980).’

Le concept de “Dépression essentielle” (1966), semble représenter un exemple significatif de désorganisation progressive faisant suite à un traumatisme. Marty distingue les dépressions névrotique et psychotique de la dépression psychosomatique. La différence se situe principalement dans ce qu’il appelle le “raccrochage libidinal”, c’est-à-dire dans le mouvement régressif libidinal permettant de réorganiser la psyché en cas de crise. Dans le cadre de la dépression essentielle, aucune place n’est laissée à ce mouvement.

Dans le registre commun de la dépression, il existe bien un “abaissement marqué du tonus libidinal” (1968, p23), mais celui-ci est “à la fois objectal et narcissique”, et l’on n’observe pas, dans la dépression essentielle, de souffrance avérée. Le patient “ne demande rien, car il ne souffre guère”. Par ailleurs,

‘“l’angoisse ne représente pas ou ne représente plus le signal d’alarme… elle est l’alarme”, ’

propose Marty (1980), à l’image de la douleur chronique dont l’expression n’a plus, depuis longtemps, pour vocation d’alerter d’un dysfonctionnement ponctuel, mais de pallier le débordement des capacités d’élaboration. Il s’agit d’une angoisse non systématisée, traduisant la désorganisation d’un Moi devenu incapable de remplir ses fonctions de liaisons et d’interface.

Le point de départ de cette “dépression sans objet” aurait lieu par accumulation de situations traumatiques désorganisant progressivement les fonctions psychiques par débordement.

Là encore, Sapir s’insurge :

‘“Qui n’a subi de période de baisse de tonus vital ? Etait-elle forcément accompagnée de maladies somatiques, ou s’agissait-il plus banalement de fatigue, de douleur musculaire ou d’un autre trouble fonctionnel ? Peut-on appeler dépression ces baisses de tonus ? Il peut s’agir de moments ; d’autres fois, il pourrait être question d’une morosité durable. […] Ainsi, la morosité de Senancour est-elle une dépression essentielle ? En va-t-il ainsi des romantiques allemands ? Et s’est-elle accompagnée par la suite d’un taux élevé de maladies somatiques ?” (1996, p19).’

Si j’adhère à la réserve de Sapir quant à la conclusion rapide d’un lien entre baisse de tonus et dépression essentielle, nous plaçant dans le risque d’un concept “fourre-tout”, les exemples ici donnés ne me semblent pas heureux pour appuyer l’argument. En effet, on sait que Senancour était, justement, un être particulièrement prédisposé à la maladie. Quant aux romantiques allemands (ou autres d’ailleurs), on ne peut noter dans ce courant aucun signe de dépression essentielle : ils sont avant tout pour le côté du cœur et très ouvertement antirationnels ; ils expriment sans retenue, forts de digressions, leurs émotions, et en particulier leur mélancolie ; et enfin ils se montrent enthousiastes et contemplatifs car ils sont fascinés pas les beautés du monde… rien en commun, donc, à mon sens, avec la dépression essentielle, lors de laquelle le sujet ne serait pas conscient de sa souffrance, présenterait une nette tendance à la pensée opératoire, et donc un déficit certain dans ses capacités de liaisons ! Rien en commun, encore une fois, avec la description de Marty de la dépression essentielle, avec la

‘“suppression des relations originales avec les autres et avec soi-même… la perte d’intérêt pour le passé ou le futur…”, et où, “démunies d’une partie de ses significations antérieures, les diverses figures de rhétorique (comme le symbolisme) devenues sans emploi, la parole semble seulement conservée pour décrire les événements et médiatiser les relations… La sexualité, au sens plus large, se trouve ainsi exclue du verbe… Le pénis n’évoque que la castration” (1990, p30-31).’

Pour Marty, le processus de somatisation suivrait ainsi des étapes spécifiques, partant d’une carence au niveau Préconscient, donnant lieu à la manifestation d’une pensée opératoire, elle-même fragilisant l’appareil mental en cas de traumatisme. Lorsqu’un traumatisme surviendrait, donc, une désorganisation progressive se mettrait en place, et la régression ne pourrait pas se produire sous forme d’un raccrochage libidinal “classique”. Mais, celle-ci (la régression) en passant dans le sillon de la dépression essentielle, prendrait enfin la voie somatique pour s’exprimer.

Mais cette “sensibilité” particulière au traumatisme, qu’on trouve chez le sujet “psychosomatique” n’a pu se mettre en place que parce que, justement, ce sujet a été victime d’un traumatisme à l’origine de sa vie. Concernant l’origine traumatique de la dépression essentielle, Smadja introduit le concept de “situation traumatique initiale”, correspondant à

‘“la situation vécue précocement avec la mère et le couple parental et qui va initialiser l’ensemble des événements psychiques qui vont construire son état de sujet” (2004, p29). ’

Smadja décrit ainsi une “phagocytose du Ça de l’enfant par le Moi de la mère”, constituant le commencement du clivage au sein du Moi de l’enfant. Car, selon Marty,

‘“il faut signaler ici l’importance du rôle de tampon de pare-excitations que joue la mère vis-à-vis du nourrisson. La régulation, le dosage de la ‘quantité’ traumatique (qui transforme en réalité la qualité même du trauma), ne constitue pas une minime partie du pourvoir organisateur qu’elle détient. Les systèmes de pare-excitation, utilisés par la mère dans un premier temps, s’impriment et peuvent participer à l’élaboration ultérieure d’une série de mécanismes de défense individuels. Non utilisés ou utilisés abusivement par elle, ils laissent la voie ouverte aux désorganisations immédiates ou à long terme” (1980, p165).’