Nosographie

À partir des concepts précédemment développés, Marty caractérise ainsi différents types de névroses, menant à différents types de somatisation, et incluses dans trois ensembles :

Ensemble n°1

Ensemble n°2

Ensemble n°3

Pour Marty, deux “pôles” de somatisation peuvent se définir :

Les pathologies liées à l’Ensemble n°1 (névroses de comportement et névroses mal mentalisées), donneraient ainsi lieu à des somatisations sous forme de maladies évolutives. Dans la conception de Marty, toute somatisation évolutive serait issue d’une période, plus ou moins longue, de dépression essentielle, provenant, elle-même, d’un traumatisme n’ayant pas pu être endigué par un mécanisme de “stabilisation régressive”. C’est la qualité de la dépression qui déterminera ainsi le type de maladie somatique ultérieure :

‘“Moins spectaculaire que la dépression mélancolique, elle (la dépression essentielle) conduit plus sûrement à la mort. L’Instinct de mort est le maître des lieux de la dépression essentielle. Le temps passé dans la dépression essentielle est de plus en plus néfaste aux sujets” (1990, p30).’

Ainsi, plus la durée de la dépression essentielle s’avèrerait conséquente, plus le risque deviendrait important d’entretien des somatisations dans un processus de chronicité.

Les pathologies liées à l’Ensemble n°2 (névroses mentales et névroses bien mentalisées) produiraient des somatisations sous forme de maladies réversibles, exprimant une période de régression provisoire et salutaire, sous-tendue par l’Instinct de vie. La dépression corrélée avec ces névroses plutôt bien mentalisées se présenterait davantage sous forme de dépression mélancolique, constituant ainsi un raccrochage libidinal efficient.

Enfin, l’Ensemble n°3 (névroses à mentalisation incertaine) connaîtrait en majorité des somatisations sous forme de maladies réversibles, et parfois sous forme de maladies évolutives, en fonction de la durée et de la profondeur de la désorganisation correspondante.

Le modèle martyien me semble ainsi représenter un modèle complet et directement applicable sur le plan clinique, malgré les réticences de certains auteurs, tels qu’André Green, à adhérer au côté “biologiste” de ce courant :

‘“On a l’impression que Marty raisonne essentiellement en termes d’excès, d’insuffisance, de non-intégration, de désorganisation, donc de références qui, à mon avis, sont beaucoup plus celles auxquelles nous avons affaire quand nous étudions une fonction biologique” (1998, p28).’

Pour ce qui nous concerne, si l’on convient de caractériser deux types de douleurs chroniques, les douleurs-maladies, et les douleurs aiguës récurrentes, on peut considérer :

Cependant, dans l’observation clinique, il est à noter l’élément, hautement paradoxal, suivant : bien que l’on puisse objectivement lier la douleur-maladie à une maladie réversible et la douleur aiguë récurrente à une maladie évolutive, on s’aperçoit, dans les faits, que, la plupart du temps, lorsque la maladie organique évolutive correspondant à la douleur aiguë récurrente cesse, la douleur aiguë récurrente cesse aussi ; alors que la douleur-maladie, ne présentant plus, depuis longtemps, de lien avec une affection organique, continue d’évoluer, en général, pour son propre compte. Par ailleurs, les observations cliniques tendent à montrer que la douleur-maladie est rapportée par la grande majorité des patients qui la vivent de manière considérablement plus handicapante que la douleur aiguë récurrente exprimée par les patients souffrant d’une maladie évolutive (Burloux, 2004). Pour ces derniers, la douleur est vécue comme un élément plus secondaire.

Tout porte ainsi à penser que plus la douleur chronique se voit directement corrélée avec un trouble organique, comme c’est le cas de la douleur aiguë récurrente, plus elle connaît de chances d’aboutir favorablement, donc plus on pourra la qualifier de “réversible”. Au contraire, l’expérience clinique aurait tendance à montrer que plus une douleur chronique se voit éloignée d’un syndrome organique, comme c’est le cas de la douleur-maladie, plus il est difficile d’en venir à bout, et donc plus on observera de risques de la qualifier d’”évolutive”.

Quand Marty mentionne ainsi les maladies évolutives et réversibles, il s’agit, à l’évidence, de maladies somatiques uniquement, dont la douleur représente, apparemment, un élément tout à fait indépendant. Cela pose évidemment la question du positionnement de la douleur chronique dans le tableau psychosomatique. La douleur chronique se situe-t-elle du côté du psychique ou du somatique ? Représente-t-elle une maladie à part entière ou un symptôme ?

Il apparaît que la douleur au sens large représente bel et bien un trouble somatique, mais un trouble qui n’a valeur que de symptôme. Aucune douleur n’est inscrite dans le registre des maladies organiques. On pourrait faire exception ici de la fibromyalgie, mais personne ne connaît vraiment son étiologie, et le débat reste encore très ouvert quant à son affiliation à un modèle psychopathologique et/ou médical.

Dans ce contexte, la douleur aiguë n’est pas une maladie organique, mais le symptôme organique d’un syndrome psychique ou somatique. Elle peut ainsi, comme le suggère Marty, être classée dans les maladies réversibles, ayant valeur de régression pour un raccrochage libidinal.

Pour ce qui est du type de douleur chronique que nous avons nommé précédemment “douleur-maladie”, elle paraît refléter, de son côté, une désorganisation bien davantage liée à l’appareil psychique qu’à l’appareil somatique, bien que l’écho se produise au sein du corps.

Il semble alors légitime de se poser une autre question : Dans le modèle de Marty, doit-on classer la douleur chronique dans le registre des somatisations, c’est-à-dire d’un déficit au niveau du Préconscient ayant rendu la psyché propice au traumatisme sous forme algique, ou dans le registre des mécanismes de défense régressifs efficaces pour faire face à une simple désorganisation de l’appareil mental?

Pour Gabriel Burloux, la douleur chronique, loin d’être l’étendard d’une somatisation, posséderait au contraire une vertu protectrice à ce niveau, grâce à son fort potentiel de régression :

‘“J’ai observé depuis une vingtaine d’années que nos patients douloureux chroniques […] ne somatisent jamais. […] Pourquoi une douleur si investie protégerait d’une somatisation ? Peut-être par le biais de plus grandes possibilités régressives, d’un type particulier, qui permettent de retrouver ou de chercher une instance protectrice, maternelle, et dans la rencontre qui se fait avec nous, d’exprimer ce que tout petit enfant a fait autrefois : une plainte” (2004, p15).’

La douleur chronique se présenterait ainsi comme un mécanisme de défense psychique régressif qui ne parviendrait pas à baisser sa garde, un “mode réactionnel régulier du caractère”, mécanisme tel qu’il est décrit par Freud :

‘“Chaque personne n’utilise naturellement pas tous les mécanismes de défense possibles, mais se contente d’opérer un certain choix parmi eux ; toutefois ceux-ci se fixent dans le moi, ils deviennent des modes de réaction réguliers du caractère, qui se répètent durant toute la vie, aussi souvent que revient une situation semblable à la situation d’origine. De ce fait, ils deviennent des infantilismes, et partagent le destin de tant d’institutions qui cherchent à se maintenir au-delà du temps où elles étaient utiles. […] Le moi renforcé adulte continue à se défendre contre des dangers qui n’existent plus dans la réalité, il se trouve même poussé à aller chercher ces situations de la réalité qui peuvent plus ou moins remplacer le danger d’origine, afin de pouvoir justifier à leur contact son attachement aux modes de réaction habituels” (1940, p253).’

Ainsi, si l’on admet qu’un mécanisme de défense, sous forme de régression, sous-tend le processus de chronicisation de la douleur, on peut se demander alors contre quoi le Moi cherche à se défendre.

Selon Anna Freud (1936), l’objectif, pour le Moi, serait d’abord de se prémunir contre les pulsions du Ça ou leurs dérivés. Ces pulsions, en effet, tenteraient de pénétrer le Conscient. Dans le cas où elles n’y parviendraient pas, elles tâcheraient alors d’accéder au Conscient sous une apparence dérivée. Le Moi entreprendrait donc de se défendre, la pulsion tentant d’émerger à un niveau primaire, ou contre la variante secondaire lui correspondant.

Anna Freud évoque ensuite une seconde raison pour le Moi de chercher à se protéger : il s’agirait cette fois des affects liés aux pulsions, que sont par exemple, selon Ionescu, Jacquet, et Lhote,

‘“l’amour, la ‘désirance’ (terme utilisé par Vichyn pour traduire le mot longing), la jalousie, la mortification, la douleur et le deuil” (1997, p17)…’

Mais ne peut-on pas considérer ces affects comme étant justement des dérivés des pulsions ? En outre, si le Moi réussit à se défendre contre une pulsion ou son dérivé, c’est qu’il s’est défendu aussi contre l’affect lié à cette pulsion.

Si l’on en revient, ainsi, au modèle initial de Marty, et qu’on y substitue, dans la dernière étape, la nuance apportée par Burloux : le traumatisme, chez un individu souffrant d’une carence au niveau Préconscient, désorganiserait l’appareil mental. Cette fragilisation ouvrirait ainsi la porte à une mobilisation massive de la pulsion, entraînant enfin au sein du Moi la mise en place d’un mécanisme de défense régressif sous forme de douleur, protégeant dans le même temps le corps de la somatisation. Mais, étant donnée la précarité de la structuration du système Préconscient, et la pulsion se révélant trop forte, la douleur se présenterait alors comme une rustine indispensable pour pallier cette faille, d’où le processus de chronicisation.