A.2- Christophe Dejours

Christophe Dejours est un psychiatre, psychanalyste, appartenant, lui aussi, au courant psychosomatique.

Il est à l’origine de différents concepts, s’attachant à comprendre, autrement que par le négatif, les phénomènes psychosomatiques.

Il décrit ainsi le processus de “subversion libidinale”, par lequel le “corps érotique” se construit et se détache progressivement du “corps biologique” :

‘“C’est ainsi que la sexualité humaine parvient à se jouer, dans une certaine mesure, des rythmes endocrino-métaboliques. Chez la femme, par exemple, la sexualité ne suit plus le cycle menstruel et ne s’arrête pas à ménopause. Grâce à l’étayage, le registre du désir instaure son primat sur celui du besoin, la pulsion se dégage partiellement de l’instinct” (2001, p16).’

À partir de ce corps érotique, tout empreint du rapport à la mère, ou plus généralement aux parents, vont naître une “sexualité psychique” et une “économie érotique”, fortement dépendantes de la relation à l’autre. “Les rencontres, les ruptures, les deuils, vont de ce fait affecter l’économie érotique du sujet, et ce durant sa vie entière” (2001, p18). C’est pourquoi, selon Dejours, le corps érotique doit être perpétuellement entretenu pour exister, faute de quoi il peut être susceptible de se “‘désétayer’ et d’engendrer un mouvement contre-évolutif” (2001, p17).

On comprend, dans cette conception, toute l’importance de l’intersubjectivité pour entretenir le corps érotique par le biais de ce que Dejours appelle “l’agir expressif” (2001, p27), un agir justement coloré par la subversion libidinale, et soumis à la motion pulsionnelle. Ainsi, non seulement le corps érotique est dépendant d’une réalimentation permanente pour perdurer, mais la solidité de sa structure elle-même se voit déjà fonction des différents registres de l’agir expressif sur lesquels les parents ont pu jouer avec le corps de l’enfant.

Selon Dejours, une altération dans l’économie du corps érotique serait probablement à l’origine du phénomène de somatisation, par “désétayage de la fonction sur la pulsion” (2001, p18).

Cette décompensation somatique élirait ainsi le support organique correspondant à la fonction exclue de l’agir expressif, dès lors que cette fonction serait mobilisée de force par l’autre au travers de la dynamique intersubjective.

La conséquence de cette sollicitation par l’autre s’exprimerait alors par une “violence compulsive réactionnelle”  (2001, p31), réprimée, puis redirigée vers le corps, sous forme de somatisation.

Pour illustrer le phénomène de somatisation provenant du désétayage du corps érotique sur le corps biologique, Dejours emploie la métaphore du moulin :

‘“Le moulin représente l’appareil psychique ; le paysage rural aux alentours du fleuve représente le corps ; le lit du fleuve, les canaux d’irrigation qu’il alimente, ses bras et ses bifurcations représentent le système nerveux central ; le courant fluvial et l’énergie de l’eau représentent l’excitation qui se transmet dans le système nerveux central et qui va jusqu’aux organes. Non seulement une part de l’énergie mécanique du fleuve est dérivée, subvertie pour fabriquer l’électricité, mais en aval les données écologiques se transforment ainsi que l’agriculture, l’économie rurale, et même la géographie physique. C’est dire en quelques sortes qu’un processus essentiellement fonctionnel au départ -l’étayage subversif- a des conséquences qui se matérialisent. La géographie physique elle-même se transforme. La subversion libidinale conduit, à terme, à des modifications anatomiques. Le psychique parvient, par l’intermédiaire de l’étayage, à se cristalliser, à s’organiciser, à s’anatomiser. Supposons maintenant que dans la vie amoureuse survienne une crise, par exemple une infidélité de l’objet d’amour conduisant à une rupture sentimentale. Dans notre métaphore, le partenaire de l’exploitation du barrage sera représenté par le client qui achète l’électricité produite. Voici que ce dernier préfère à l’électricité du barrage celle d’une centrale nucléaire, moins onéreuse. Le barrage ne sert plus. Il est mis hors service et se détériore. Le fleuve reprend son cours primitif. Crues et décrues ne sont plus amorties. Les rythmes instinctuels reprennent le dessus. En aval, cela risque d’occasionner des catastrophes. Car la nouvelle économie agricole ne peut plus s’accommoder d’un fleuve revenu à l’état sauvage. Les dégâts vont parfois être sévères : le corps est victime d’un processus de somatisation. Dans cette perspective, les maladies somatiques se déchiffreraient non plus comme le résultat exclusif d’anomalies physiopathologiques, mais éventuellement comme le résultat de processus psychopathologiques centrés sur la désorganisation de l’économie érotique” (2001, p 20-21).’