La troisième topique

En se basant sur la nosologie martyienne, Dejours regroupe les névroses de comportement et les névroses de caractère sous une seule et même appellation, “les caractéroses”, dont les victimes sont appelées des “caractéropathes”. En effet, selon lui, il n’existe pas de différence fondamentale de structure entre les deux pathologies qui imposerait deux terminologies diverses.

Pour Dejours, les deux topiques freudiennes se révèlent insuffisantes pour expliquer le fonctionnement psychique du caractéropathe. En effet, celles-ci ne tiendraient pas compte du mécanisme de clivage qui semble s’opérer, au niveau de l’Inconscient, au sein de l’appareil psychique.

Dejours présente ainsi une troisième topique, incluant le clivage, et susceptible d’intégrer toutes les pathologies, alors que les psychoses et les caractéroses se trouvaient, selon lui, inéluctablement exclues des première et deuxième topiques.

Selon Dejours, l’Inconscient, plongeant “ses racines dans le soma” (2001, p87), se diviserait en deux parties distinctes : l’Inconscient refoulé, dit aussi Inconscient originaire ou Inconscient sexuel, et l’Inconscient amential.

L’Inconscient refoulé, ou originaire, préexisterait au refoulement dynamique qui s’opère avec les représentations de mots refusées par le Préconscient, et laisserait s’échapper des manifestations cliniques sous la forme de retour du refoulé.

L’Inconscient amential serait issu de la cessation totale de l’activité de pensée chez l’enfant, après une violence exprimée par les parents dans le processus de séduction, justement déclencheur de cette activité de pensée.

Dejours explique ainsi que

‘“ce secteur de l’inconscient, formé sans passage par la pensée de l’enfant, est la réplique au niveau topique des zones du corps exclues de la subversion libidinale et du corps érogène […]. Faute de pensée à son fondement, il ne pourrait donner lieu ni à des retours du refoulé, ni à aucune ensée nouvelle” (2001, p90-91).’

Cet Inconscient amential aurait pour corollaire une désorganisation du Moi, qui s’exprimerait

‘“sous la forme de la violence, du passage à l’acte, de certaines formes de perversion, et de la somatisation” (2001, p91).’

En revanche, en l’absence de décompensation, ces sujets caractéropathes réussiraient à maintenir un comportement adapté grâce à une pensée réaliste, logique, et non secondarisée, qu’on pourrait qualifier de pensée opératoire. Pour Dejours,

‘“l’inconscient proscrit (ou amential) serait le réservoir d’un potentiel mortifère dans la mesure où il aurait affaire avec des mouvements réactionnels et des comportements d’un tout autre ordre que ceux de l’inconscient sexuel. Ces derniers ne résultent d’aucun refoulement, d’aucune transformation, par un processus mental […]. Ses manifestations sont toujours marquées par l’urgence d’un décharge ; par le caractère stéréotypé et compulsif de ses actualisations, qui s’identifie exactement à la compulsion de répétition ; et par la connotation de violence qui sous-tend tous ces comportements – violence qui est le résultat inévitable de ce que l’inconscient amential réagit sans pensée, donc sans liaison et même comme actualisation d’un principe de dé-liaison vectorisé vers la confusion (amentia)” (2001 p127-128).’

Ainsi, Dejours marque, dans sa troisième topique, la différence entre les sujets névrosés et les sujets non-névrosés par le positionnement du clivage entre l’Inconscient refoulé et l’Inconscient amential, tel que le montre la figure suivante :

Ici, le Conscient se présente comme une instance relevant d’une pensée logique, apprise, pour ainsi dire “plaquée”, dénuée d’associations analogiques, que Dejours appelle une pensée

‘“intellectuelle, dérivée du développement cognitif […] et non une interprétation fantasmatique inventée par le sujet” (2001, p92-93).’

Pour Dejours,

‘“le clivage serait le résultat de la séparation, interne à la topique, entre deux registres, l’un dominé par le processus secondaire, l’autre par un processus socio-cognitif qui confère aux associations un caractère strictement impersonnel, coupé de l’inconscient” (2001, p93).’

Selon l’auteur, plus le Conscient serait mobilisé pour “assurer l’équilibre topique” (2001, p95), plus le risque de somatisation serait important, du fait du manque de solidité du système ‘Inconscient amential / Conscient’. Ce manque de solidité serait dû, pour sa part, au déficit de circulation entre les deux instances. À cause de ce déficit de circulation, l’Inconscient amential tendrait à “faire éclater” le système conscient, conférant sa fragilité à la partie droite de la topique.

De son côté le système ‘Inconscient refoulé / Préconscient’ sert d’ ”étai” plus ou moins épais, face aux pressions de l’Inconscient amential. Plus la barre du clivage glissera vers la gauche, moins l’épaisseur de l’étai sera grande, et moins la stabilité de la topique saura être garantie.

Dejours évoque aussi l’impact de la réalité sur la topique. Il s’agit ici de

‘“la réalité de la rencontre avec l’autre, avec les autres. La réalité, c’est donc l’ensemble de ce qui peut occasionner une rencontre avec le sujet. Rencontre qui peut stimuler l’inconscient, au sens large, c’est-à-dire l’ensemble des inconscients refoulé et non refoulé” (2001, p95), nous dit l’auteur.’

En effet, selon lui, la réalité exercerait une pression sur la topique, au niveau d’une zone de convergence entre les quatre systèmes. À cet endroit, une épaisseur moindre des systèmes Préconscient et Conscient donnerait à la réalité un accès direct à l’Inconscient. Dejours nomme cette zone la “zone de sensibilité de l’inconscient” (2001, p97).

C’est ainsi que la perception va se poser comme le vecteur de la réalité, et venir impacter directement l’Inconscient, par une stimulation des chaînes associatives analogiques, elles-mêmes issues des représentations construites au cours de l’histoire du sujet.

Du côté de l’Inconscient refoulé, ces associations par analogie alimentent et enrichissent le système, pour donner lieu à des interprétations, impliquant les “organes perceptifs”. Ces interprétations rendent alors possible “tout le jeu des défenses névrotiques attachées au fonctionnement du préconscient”, protégeant ainsi la zone de sensibilité de l’Inconscient.

Cependant, du côté de l’Inconscient non refoulé, cette mise au travail associative ne peut avoir lieu pour créer un filtre entre la réalité et l’Inconscient, de sorte que l’on observe une augmentation et un débordement de l’excitation.

Selon Dejours,

‘“la forme première de cette excitation non mentalisée et non déchargée dans la motricité est le traumatisme. L’excitation déclenche alors la confusion mentale, avec son cortège de signes somatiques” (2001, p105). ’

Les somatisations se produiraient ici en alternance avec les passages à l’acte. D’ailleurs, pour Dejours, les sujets les plus enclins au passage à l’acte seraient aussi les plus victimes de la somatisation.

Burloux explique que, pour Freud,

‘“la douleur et la névrose traumatique sont définies par rapport au pare-excitation : effraction sur une étendue limitée pour la première, étendue pour la seconde. Un autre point commun est le débordement de l’élaboration psychique ou son incapacité à les contenir ou à les traiter” (2004, p40).’

Dans la caractérose, la pensée opératoire permettrait de maintenir le clivage, et de protéger l’Inconscient amential de l’excitation provenant de la réalité, et n’ayant pu être métabolisée. Dejours parle alors d’un “recours à la pensée opératoire invoqué avec passion” (2001, p111), accompagnée d’un raisonnement paralogique. Il s’agit ici d’une défense contre la violence engendrée par l’augmentation de l’excitation. Pour Dejours, si le système paralogique vient à échouer, la somatisation se pose comme le dernier rempart contre la poussée de la violence :

‘“Le psychotique qui décompense laisse exploser son inconscient amential et le clivage est remis en cause. Préconscient et inconscient sont en difficulté et le malade ne peut plus cacher sa folie. En revanche le caractéropathe, lorsqu’il somatise, sauve la face. Le préconscient et le conscient peuvent survivre sans grand changement à la poussée inconsciente somatisée, de sorte que le caractéropathe peut décompenser sans révéler sa folie à l’extérieur, dans son rapport à la réalité et à l’objet. Au point que le caractéropathe en pleine crise peut paraître non seulement très ‘normal’, mais aussi particulièrement pacifiste, calme, voire franchement gentil” (2001, p113).’