Le rythme

Pour Sami-Ali, la notion de rythme s’élabore dans les prémices de la relation mère-nourrisson, le rôle de la mère étant d’apporter sa “couleur” relationnelle à un rythme d’abord biologique. Le nourrisson naîtrait ainsi dépendant de rythmes naturels (veille-sommeil par exemple), qui lui permettraient, grâce à la synchronisation d’avec sa mère, de s’adapter à la temporalité à laquelle tout organisme vivant est soumis.

De ce rythme biologique, adaptatif, et linéaire, se détacherait un autre rythme, celui-là imaginaire, non soumis à la réalité du temps, et dont les modalités seraient circulaires et réversibles. La fonction de ce rythme imaginaire serait de susciter l’émergence du rêve

‘“dans la conscience vigile, pour modifier en profondeur tout le rythme corporel, tonique, et respiratoire” (2003, p7).’

À cette notion de rythme décrite par Sami-Ali, il me semble important d’adjoindre le concept d’ ”accordage affectif” développé par Daniel Stern, et auquel, à mon sens, le contenu s’apparente.

Selon Stern (1985, p185), c’est la constitution d’un “sens de soi” chez le bébé qui lui permettrait ensuite en grandissant d’acquérir un “soi exprimable, objectivable et réflexif”. Stern considère en fait le “sens de soi comme principe organisateur du développement”. Car ce “sens de soi” correspondrait pour le bébé aux prémisses de son individuation, au fait de “se rassembler”. Pour ce faire, il se mettrait en place, entre la mère et le nourrisson, un échange d’affects, une “interaffectivité”.

Le bébé n’ayant pas en effet accès à la parole, la communication qui se constitue avec sa mère serait un dialogue d’affect à affect, de sensation à sensation, où leurs actions respectives s'orienteraient autour d'une action commune, pour faire ressentir une émotion ou une intention autre que l'événement réellement exprimé. C’est ce que Stern appelle une correspondance “transmodale”. Il explique ainsi que 

‘“L’imitation traduit la forme, l’accordage traduit la sensation” (1985, p186). ’

Mais ce qui paraît caractériser fondamentalement une expérience affective serait sa courbe temporelle, le rythme d'alternance des moments de tension et des moments de détente, c'est-à-dire sa ligne de tension musicale, ce que Stern nomme la “trame temporelle du ressenti”. L'expérience affective dans la vie relationnelle est partagée, communiquée, sur la base d'un accordage affectif qui n'est autre qu'une inter-régulation temporelle, qu’une synchronisation, celle-là même qui régit les rapports des musiciens. Les termes d’ ”accordage” connote d’ailleurs la relation mère-nourrisson selon cette idée d’une danse, d’une musique, d’un rythme partagés. On aurait tout lieu d’imaginer que la mère et son bébé se mettent ainsi au même diapason affectif, pour créer ensemble une mélodie commune et harmonieuse, un “intérieur et un extérieur” (Winnicott, 1987-1988, p136), un “sens de soi” chez le bébé.

Nombreux sont les auteurs utilisant des notions liées à la rythmicité et à l’intensité pour évoquer la relation mère-nourrisson et les premières expériences du bébé. Winnicott (1987-1988, p133) par exemple, parle du premier rapport du nourrisson à la réalité en ces termes :

‘“Le nourrisson, lui n’a jamais été une mère. Il n’a jamais été un bébé auparavant. Tout est de l’ordre d’une première expérience. Il n’a pas de repères. Le temps n’est pas mesuré par des horloges, ni par le lever ou le coucher du soleil, mais plutôt par le cœur maternel et les rythmes de la respiration, par le flux et le reflux des tensions instinctuelles et d’autres systèmes essentiellement non mécaniques”.’

Grâce à cette sorte de musique interne qui sert de premier repère au bébé par rapport à son environnement, celui-ci va pouvoir, selon Winnicott, faire ensuite l’ ”expérience de la fiabilité”, liée ici encore à la continuité, sans rupture, du rythme trouvé... c’est la mélodie personnelle du bébé qui s’installe!

Selon Stern (1985), l'accordage affectif se présenterait donc comme une manière dont la mère réussit à donner une figuration physique, sensationnelle et rythmique de l’affect du bébé, parvenant à produire une mise en forme immédiate de l’éprouvé du nourrisson par cet échange musical.

Cela permettrait au bébé l’accès à l’expérience d'un vécu intersubjectif, d’un “vécu compris”. Plus le bébé aura connu des comportements d'accordage affectif dans son entourage, plus il tendra vers l’acquisition d’un “sens de soi”, de son propre rythme interne, et plus il aura le sentiment que le vécu intersubjectif est partageable. On peut considérer comme probable que la mère propose alors inconsciemment des formes symbolisation primaire au bébé. Elle lui présente des objets-choses dont il pourra se saisir pour être en mesure de développer son activité de penser.

Il apparaît, en réalité, que l’accordage affectif se produit par essais et erreurs. Cet accordage, de type rythmique et musical, se mettrait en effet en place suite à une multitude de périodes de dysrythmie, créant ainsi des variations, et aboutissant finalement à une harmonie. On peut dire en fait qu’il n’y a pas d’accordage sans désaccordages.

L’accordage affectif serait comparable à l’accordage entre des musiciens : avant de pouvoir accorder correctement leurs instruments les uns aux autres, il faut d’abord qu’ils essaient et entendent les dysharmonies pour pouvoir ensuite parvenir à un même diapason.

Si, pour Stern, l’accordage affectif est au cœur de l’intersubjectivité, de la même manière, pour Sami-Ali, le rythme, et plus largement la temporalité

‘“constitue l’une des dimensions fondamentales de […] la relation” (2003, p7).’

Le passage du sain au pathologique se produirait ainsi lorsque l’ ”agencement temporel” n’aurait pour implication que des dérivés concrets du soin maternel prodigué à outrance, sans plus laisser de place aux rêves, donnant lieu alors à une “subjectivité sans sujet”.