A.4- Où se place la douleur chronique dans le champ psychosomatique ?

Gabriel Burloux : l’algose comme alternative à la caractérose

Il peut sembler étonnant, chez la plupart des psychosomaticiens, d’entendre évoquer la caractérose (pour employer le terme de Dejours) comme l’étendard principal de la psychosomatique.

À croire que l’hystérie ne représenterait qu’un point de détail de ce phénomène.

La caractérose se présente, le plus souvent, sous l’allure d’une psychose aux symptômes nuancés, ou comme un aménagement limite, sous-tendant une alternance d’agirs, de dépression, et de troubles somatiques, avec une angoisse massive de perte d’objet.

Chez Marty, l’hystérie ne fait pas partie des troubles psychosomatiques parce qu’elle ne représente pas une défaillance structurelle de l’appareil mental, comme c’est le cas de la caractérose, mais uniquement une “régression somatique”.

Si ma pratique clinique en psychothérapie m’a fréquemment amenée à être au contact de la problématique psychosomatique, je n’ai jamais noté une prévalence si évidente de la caractérose dans ce contexte. Il me semble pourtant en reconnaître le tableau régulièrement, mais je ne dirais pas qu’il détient le monopole nosographique des phénomènes psychosomatiques.

L’hystérie de conversion, à mon sens, est bien loin d’avoir laissé sa place, avec son cortège symptomatique d’avidité affective, de perte de mémoire, de tendance à l’exhibitionnisme, et, bien sûr, de malaises et maladies à teneur hautement symbolique.

Il faut dire que mon expérience se situe dans un contexte de pratique privée, et non pas en milieu hospitalier. Peut-être la “clientèle” est-elle différente d’un milieu à l’autre, biaisant ainsi les points de vue dès l’origine de l’observation?

Burloux, me semble-t-il, dans son livre entièrement consacré à la problématique douloureuse, en ouvre la perspective psychodynamique.

Il différencie dans ce contexte, trois catégories nosographiques : l’hystérie, l’hypocondrie, et la névrose post-traumatique.

Burloux retrouve, dans ces trois catégories, une constante : une violence sans possibilité d’élaboration, et compensée ou exprimée par la douleur chronique.

Concernant l’hystérie, l’auteur évoque une “détresse traumatique” (2004, p60) à l’origine de la douleur, détresse issue d’une “colère non exprimée”, d’un “affront non vengé”, du “deuil d’une personne chère et jugée irremplaçable”, ou encore “d’affect liés à des excitations génitales”.

Au sujet de l’hypocondrie, Burloux décrit une

‘“violence des affects, violence des images, liées par une contemporanéité, sans que la médiation du langage ait pu tisser des liens entre ces deux violences, ni avec le reste de la psyché. Nous sommes comme devant le tableau d’une bataille, sans pouvoir en entendre ou en lire le récit. Cela implique que la situation qui fut traumatique a été précoce, en tout cas prélangagière” (2004, p88).’

À propos de la douleur chronique dans les névroses post-traumatiques, Burloux décrit, principalement chez les lombalgiques, une

‘“première enfance catastrophique […] marquée par des morts, des deuils, des séparations précoces, des abandons, des détresses indicibles liées à une carence affective chronique qui n’avait pu consoler la détresse originelle du nouveau-né humain. Tous ces états catastrophiques représentent une situation traumatique au long cours, et non pas un traumatisme isolé” (2004, p110).’

Dans ce tableau, Burloux relate, suite au traumatisme, une période de bonheur dans l’hyperactivité, puis une répétition du traumatisme (“de façon ‘démoniaque’, comme le dit Freud”) à travers un accident, la plupart du temps minime, éveillant une douleur qui va se chroniciser.

Le traumatisme, dans les trois catégories nosographiques, évoque une faille au niveau du lien intersubjectif mère-enfant :

‘“La Mère : l’hypocondriaque l’a conservée au sein de son secret douloureux ; l’hystérique l’a confondue au sein d’une scène primitive violente fascinante et inaccessible, qui l’aliène à jamais, et l’a mal reconnue ; et la victime d’un traumatisme, blessée par le dernier avatar de son destin ‘démoniaque’, pleure son absence. Tous la réclament, et lui adressent leur plainte quand ils souffrent. Rencontre impossible ?” (2004, p15).’

Ce traumatisme s’exprime alors dans un “embrasement masochique” (2004, p200) douloureux chronique, que Burloux nomme “algose” ou “névrose algique”, “véritable mélancolie du corps”, qui

‘“consisterait dans le fait d’investir dans un premier temps une douleur existante, un ressenti douloureux ou une simple cénesthésie, en percevant ou en y attachant un certain degré d’intensité douloureuse, puis, dans un deuxième temps, à se livrer à une véritable culture du phénomène douloureux” (2004, p159).’

Soulignons ici que, dans la conception de Burloux (2004, p156 et 161), il existe une différence notable entre un patient douloureux chronique et un patient psychosomatique.

  • Un douloureux chronique, dit aussi “algosique”, souffrirait d’une douleur réelle, mais corrélée avec une lésion non existante ou minime (Ce qui correspondrait au registre des douleurs psychogènes).
  • Un sujet psychosomatique, pour sa part, aurait subi “des lésions parfois graves, parfois mortelles, et hyperalgiques” (p156), mais n’exprimerait aucune plainte douloureuse.
‘“Les patients sont alors dits alexithymiques, un peu étrangers à leur souffrances”.’

Ce petit paradoxe se révèle comme un “mystère”, pour l’auteur, l’enjoignant à émettre l’hypothèse de la douleur chronique se posant comme un pare-somatisation.

En premier lieu, il me semble que Burloux opère ici une confusion, au sujet de l’alexithymie, entre la non-expression de la douleur, et la non-expression de son propre état émotionnel (non conscientisé), définition qui paraît plus proche de celle proposée par Sifnéos.

Par ailleurs, il convient de rappeler que la douleur chronique est considérée comme une maladie à part entière. Or, pour chaque maladie, me semble-t-il, on observe que la première plainte du patient se dirige prioritairement vers le symptôme prégnant de la maladie.

Ainsi on comprendra qu’un handicapé, bien que soumis à la douleur, ne mentionnera que son handicap, c’est-à-dire ce qui le préoccupe en priorité, lors d’une consultation médicale ou psychologique ; et l’on comprendra à l’inverse qu’un douloureux chronique, bien qu’handicapé par la douleur, ne mentionnera que sa douleur lors d’une consultation du même ordre.

En outre, je ne souscris pas à cette vision, qui m’apparaît comme manichéenne, de ces deux phénomènes (douleur chronique et psychosomatique) en négatif. En effet, je rencontre dans ma pratique nombre de douloureux chroniques dont l’origine est une lésion grave, centrale ou périphérique, exprimant leur douleur avec force et vigueur.

Enfin, la douleur chronique n’appartiendrait donc pas, aux yeux de Burloux, au registre de la psychosomatique, puisqu’elle protégerait justement de la somatisation. De nouveau, je vois fréquemment des patients souffrant à la fois de douleur chronique et de troubles psychosomatiques (si tant est qu’on décide de séparer les deux phénomènes).

Ainsi, la douleur chronique me semble avoir toute sa place dans le champ psychosomatique. Mais quelle place ?

Car il s’agit d’un champ particulièrement large, qui peut aller de la nausée, à l’allergie, en passant par l’asthme ou les troubles du comportement alimentaire. Est-il vraiment possible d’englober tous ces phénomènes sous une seule et même structure de personnalité, ou deux au maximum ?

Par exemple, tous les asthmes se ressemblent-ils ? N’y aurait-il pas l’asthme qui dit “j’ai besoin d’air” ; et puis l’asthme comme l’expression d’une carence au niveau Préconscient, qui empêcherait l’affect de se lier aux représentations ; ou l’asthme issu à la fois d’un positionnement du curseur topique laissant la plus grande part à l’Inconscient amential, et d’un manque d’investissement, de la part des parents, du registre respiratoire de l’agir expressif ; ou l’asthme qui parlerait d’une impasse, dans la relation, au niveau du rythme, de l’espace, du rêve, ou de l’affect ; ou encore l’asthme qui servirait simplement d’outil à l’intersubjectivité ?

Je crois qu’il existe autant d’asthmes qu’il existe d’allergies ou de boulimies, et peut-être d’autant plus de douleurs, puisque la douleur peut se nicher dans divers endroits du corps et peut constituer une maladie à elle seule, mais qu’elle accompagne aussi la majorité des troubles somatiques.

En fait, on peut penser que le terme “psychosomatique” ne s’applique pas tant à l’objet observé (la maladie) qu’à l’observateur exprimant, en se revendiquant psychosomaticien, son appartenance à une perception moniste de la relation entre psyché et soma, et sa croyance fervente en leur totale interdépendance. Pour le psychosomaticien, la psyché, c’est du corps, et le corps, c’est de la psyché.

La douleur-maladie doit-elle ainsi se voir interprétée sur un plan symbolique, structurel, ou fonctionnel ?