B- La psychosomatique dans l’approche systemique

B.1- Conception cartésienne - Conception systémique

B.1.1- Réalité et constructivisme

‘«Rien ne devrait recevoir un nom,
de peur que ce nom même ne le transforme.»
Virginia Woolf’

Du point de vue systémique, la réalité n’est que ce qui fait sens pour celui qui la perçoit dans son environnement propre. Il existe ainsi autant de réalités qu’il existe de systèmes, autant de réalité qu’il existe d’individus pour penser cette réalité.

Les phénomènes d’apprentissage, de connaissance, ne reflètent pas l’acquisition d’informations absolues et fondamentalement vraies. En effet, la manière dont nous allons apprendre et organiser les informations dans notre esprit dépend déjà de la théorie que nous avons a priori sur ces informations. En fonction de cette théorie, l’individu sélectionne les informations disponibles dans son environnement à un moment donné. Les informations sélectionnées et traitées ne seront que celles qui permettront de confirmer la théorie initiale. Un phénomène d’appropriation permettra ainsi d’adapter les informations par distorsion, puis de les généraliser par amalgame avec la théorie. La théorie est un ensemble de croyances, de conceptions, de références, de valeurs, spécifiques à un système humain. La théorie, que nous pourrons appeler plus tard “le mythe”, se place au fondement de la construction de ce que nous allons valider comme “réel”, de ce que nous considèrerons comme une information pertinente ou non.

‘“C’est la théorie qui décide de ce que nous sommes en mesure d’observer”,’

affirme Albert Einstein, alors qu’il élabore, justement, la théorie de la relativité, et nous explique que les mesures de temps et de distance sont relatives à la position et au mouvement de l’observateur.

Cette notion de la réalité comme une construction permanente constitue la base d’un courant épistémologique nommé “Constructivisme”.

De ce point de vue, la connaissance ne consiste donc pas en l’apprentissage d’une réalité extérieure, mais en la construction d’une réalité interne qui fait sens. Les informations recueillies en externe et interprétées comme “réalité”, ne représentent, par conséquent, que la projection d’un mouvement intérieur sur une “toile” extérieure.

Ainsi,

‘“Il nous faut distinguer entre l’image que nous recevons de nos sens et la signification que nous attribuons à ces perceptions […].  Les processus par lesquels nous construisons nos réalités personnelles, sociales, scientifiques et idéologiques, puis les considérons comme ‘objectivement réelles’ sont le sujet de cette branche de l’épistémologie contemporaine appelée constructivisme radical” (Watzalawick, 1997, p30-32).’

Chaque système humain, c’est-à-dire chaque groupe d’individus dans un environnement donné, connaît un fonctionnement spécifique, avec des règles implicites et explicites, des valeurs, une définition des relations, de la hiérarchie, et une communication particulière, ponctuée d’une manière identifiable. Pour comprendre cette communication, il s’agit non seulement de “parler la même langue”, mais aussi de partager les mêmes conceptions de la réalité.

‘“1) la signification ne voyage pas de l’émetteur vers le récepteur, la seule chose qui voyage, ce sont les signaux ; 2) les signaux ne sont des signaux que tant que quelqu’un est capable de les décoder, et pour les décoder on doit être familiarisé avec leur signification” (Ernst von Glasersfeld, 1997, p42).’

À l’échelle systémique, les notions de justesse et d’erreur, de tort ou de raison, n’ont pas lieu d’être. Il n’existe pas de réalité absolue, mais uniquement des interactions avec des feed-back, au sein d’un groupe, c’est-à-dire d’un système humain. Dans ce contexte,

‘“chaque groupe pourrait bien avoir raison pour soi-même et ce qui est correct n’existe pas en dehors du groupe” (von Glasersfeld, 1997, p37).

Quand on décrit quelque chose, on parle uniquement de soi-même et de sa vision personnelle du monde. On donne bien davantage d’informations sur son propre système de pertinence que sur la chose décrite.

‘“À la façon dont il entreprend la recherche, nous pouvons pressentir quel type de découverte fera le chercheur ; et, sachant cela, nous pouvons hypothétiser que cette découverte est ce que le chercheur désire intérieurement de manière inconsciente […] Mais l’épistémologie est toujours inévitablement personnelle. La pointe de la sonde est toujours dans le cœur de celui qui explore. Quelle est ma réponse à la nature de la connaissance ? Je dépose les armes devant la certitude que ma connaissance est une petite partie d’une connaissance beaucoup plus ample qui lie l’entière biosphère ou création” (Bateson, 1984).’

Dès lors, tout thérapeute verra dans un discours descriptif simple, dans une façon de dire “bonjour”, sur une toile peinte, une projection de la réalité du patient dans un environnement commun.

‘“Tout portrait qu’on peint avec âme est un portrait non du modèle, mais de l’artiste” (Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Gray).’

C’est ainsi qu’Alfred Korzibsky, (1933) affirme :

‘“Le mot n’est pas la chose, la carte n’est pas le territoire”.’

Par conséquent, au niveau individuel, on peut supposer qu’un comportement et une vision de la réalité adaptés à un système donné vont traduire la santé de l’individu. La santé n’est plus relative à une vision absolue de ce qui doit être ou ne le doit pas, mais elle devient dépendante d’une attitude adaptée au système dans lequel se positionne le sujet :

Vous vous trouvez sur une plage, en plein été. Vous observez un individu en maillot de bain, en train de se passer de la crème solaire sur le corps. Son comportement est adapté.

Vous vous trouvez à présent dans une entreprise. Plusieurs personnes déambulent, vêtues de costumes et tailleurs, transportant dossiers et mallettes. Vous observez, dans un couloir, un individu en maillot de bain, en train de se passer de la crème solaire sur le corps. Son comportement est le même que celui décrit précédemment, mais il n’est pas adapté. On l’appellera pathologique, ou, en termes systémiques, dysfonctionnel.

En revanche, il peut arriver qu’un comportement inadapté d’un individu se pose comme le garant de la santé d’un système.

Giorgio Nardone (1997, p95-108) part du principe que la psychothérapie, qu’elle soit d’approche psychodynamique ou systémique, n’est autre qu’une tentative de persuasion d’un sujet d’adopter une position et une perception différentes dans le monde.

Pour Nardone, l’idée d’une neutralité de la part du thérapeute, neutralité devant obligatoirement être inhérente à tout processus psychothérapique, représente une véritable hérésie.

‘“Comme s’il était possible d’aider quelqu’un sans l’influencer, ou comme si l’influence personnelle délibérée était un péché originel dont les thérapeute devaient se libérer” (1997, p96).’

Que ce soit en sciences, dans un débat, ou dans toute relation intersubjective, l’intention se révèle toujours être la persuasion. Ainsi en est-il de la psychothérapie, qu’elle se situe dans un courant ou dans un autre :

  • Dans la relation psychanalytique, Nardone questionne le transfert :
‘“Qu’est le transfert sinon une intense relation de suggestion ?” (1997, p102).’
  • Avec, Carl Rogers, et la thérapie centrée sur le client (1975), Nardone questionne la technique du mirroring :
‘“Le mirroring est l’un des actes de persuasion les plus efficaces. Même si ce n’est pas explicite, la technique de fond de l’approche non directive finit par être un processus concret de persuasion basé sur un modèle rhétorique de type pascalien […] et ce lien empathique facilite l’activation des potentialités positives présentées par le patient. L’empathie comme construit communicationnel est reconnue comme le plus fondamental des actes de persuasion ; ainsi, même le modèle de thérapie le moins directif apparaît, après une analyse plus précise, fondé sur des techniques de persuasion” (1997, p105).’
  • Du côté systémique, l’un des outils les plus courants, employé à des fins persuasives, est la technique du recadrage,
‘“autrement dit la capacité à construire, au moyen d’artifices de communication, une réalité qui conduit le patient à avoir une perspective différente sur son problème et l’induit ainsi à changer ses émotions et réactions par l’effet d’une forme subtile de persuasion” (1997, p92).’

Dès lors, la distinction entre les approches psychodynamique et systémique réside, pour le courant systémique, dans les choix respectifs de la raison ou de la perception pour opérer cette persuasion.

Les systémiciens emploient ainsi régulièrement la comparaison entre les modes de pensée de Descartes –apparentée aux approches psychodynamique et scientifique- et de Pascal –apparentée aux approches écologique et systémique-, pour se positionner et se distinguer.

  • Chez Descartes, on assiste à un processus de persuasion par la rhétorique, processus rationnel, visant à induire une prise de conscience de la part d’autrui, en cherchant à provoquer un passage de la représentation de choses à la représentation de mots. Il s’agit par conséquent d’une démarche linéaire, cherchant la cause pour modifier les effets.

Concernant les modèles cartésiens, Luigi Onnis estime qu’ils sont

‘“caractérisés par la conviction de pouvoir comprendre et expliquer des phénomènes complexes simplement en les ‘réduisant’ à leurs composantes élémentaires” (1996, p12).’

On nommera ces modèles “réductionnistes”, avec un processus en entonnoir pointant vers le bas, afin de traiter chaque phénomène dans le contexte le plus absolu possible.

  • Chez Pascal, le modèle est circulaire, sur le principe de la sophistique, de l’intersubjectivité. La persuasion se manifeste sur un mode suggestif, après que l’opérateur aura intégré le système de pertinence de son interlocuteur, c’est-à-dire tout ce qui fait sens dans sa perception de la réalité. Dans ce modèle, la persuasion ne peut avoir lieu que dans une perspective de co-construction. L’opérateur ne cherche pas à atteindre le niveau de la représentation de mots, mais cherche davantage à agir directement au niveau de la représentation de choses.
‘“Quand on veut reprendre avec utilité et montrer à un autre qu’il se trompe, il faut observer par quel côté il envisage la chose, car elle est vraie ordinairement de ce côté-là, et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir le côté par où elle est fausse. Il se contente de cela car il voit qu’il ne se trompait pas et qu’il manquait seulement à voir tous les côtés. Or on ne se fâche pas de ne pas tout voir, mais on ne veut pas être trompé, et peut-être cela vient de ce que naturellement l’homme ne peut tout voir, et de ce que naturellement il ne peut se tromper dans le côté qu’il envisage, comme les appréhensions des sens sont toujours vraies”1.’

On nommera ces modèles “constructivistes”, avec un processus en entonnoir pointant vers le haut, afin de traiter chaque phénomène dans le contexte le plus relatif possible.

Transposant les modes de pensée cartésien et pascalien, respectivement, aux approches psychodynamique et systémique, Nardone explique :

‘“Dans le premier cas, le changement est l’effet d’un processus de persuasion graduel fondé sur l’accroissement direct et indirect de la prise de conscience, processus appelé insight : ‘là où est le Ca il y aura la Moi’ dans la formulation freudienne […]. Dans le second cas, au contraire, le savoir est l’effet du changement : les suggestions et stratagèmes rhétoriques sont là pour induire le sujet à l’agir, ou bien à le partager au moment où il est contraint de le rendre opératoire ; ce processus finit par l’induire, par des émotions et des expériences concrètes, à regarder lui-même et le monde avec des yeux différents, c’est-à-dire que cela conduit à de nouveaux savoirs. C’est le cas des thérapies stratégiques” (1997, p100).’

Mais il faut se rendre à l’évidence que, sur le plan “narcissique”, l’attitude “pascalienne” n’est pas des plus gratifiantes, car elle ne place pas le thérapeute dans une position haute, de sorte que, parfois, ce sont les patients qui nous appellent à l’ordre hiérarchique dont ils ont besoin.

C’est ainsi qu’un jour, une famille vint me consulter parce que le fils de six ans avait recommencé à “faire ses besoins” dans sa culotte, depuis que la maman était tombée enceinte d’un deuxième enfant. Ce comportement n’avait lieu que le soir, après que le garçon était rentré de l’école, et le week-end. Quand je me hasardai à poser la question “En quoi cela vous pose-t-il problème ?”, le yeux du papa s’écarquillèrent, et il regarda son épouse d’un air qui voulait dire “Qu’est-ce que c’est que ce psy que tu nous as dégotté ?” (c’est le pédiatre du garçon qui m’avait adressé la famille par l’intermédiaire de la maman). Ils m’expliquèrent que le problème était avant tout d’ordre pratique, parce qu’il fallait changer draps et vêtements en permanence ; et surtout que leur vie sociale était handicapée du fait d’être invités chez des amis et de devoir supporter le dérangement de gérer les “accidents” qui se produisaient en plein cœur d’une soirée.

Après avoir connoté l’attitude du garçon comme un jeu visant à “faire le bébé”, je préconisai alors une solution simple : “Je vous propose de jouer tous ensemble à ce jeu, et, quand votre fils n’est pas à l’école, lui mettre une couche en permanence. Et lorsqu’il en aura assez de ce jeu, il aura le droit de l’arrêter, mais pas avant !”. La réponse du père fut la suivante “Je ne suis pas venu ici pour tirer mon fils vers le bas mais vers le haut”.

Le père me signifiait pour la seconde fois qu’il attendait de moi que je me comporte en “psychanalyste”, et que je lui fournisse des interprétations d’ordre métapsychologique.

Cet exemple montre que la réalité du patient à laquelle nous avons affaire ne correspond pas seulement à sa réalité concernant son problème, mais aussi à sa réalité concernant les solutions qu’on peut lui apporter. C’est le patient qui va donc nous guider, et nous donner la meilleure manière de lui apporter des solutions.

C’est pourquoi je décidai alors de revêtir ma “casquette freudienne”, et de lui expliquer la rivalité inconsciente qui semblait se jouer entre son fils de six ans et le deuxième enfant à venir, notamment à une période probablement œdipienne de son développement psychogénétique (j’expliquai au passage en termes volontairement très complexes le stade œdipien, en prenant soin de placer les mots “triangulation” et “Surmoi” dans mon discours). J’ajoutai que pour cette raison, il me paraissait primordial de permettre à ce garçon une régression “dans les règles”, régression qui lui permettrait d’éviter le traumatisme de la transition du statut de “petit garçon qui devient grand et se sépare de sa mère” au statut de “petit garçon qui, au moment œdipien où il parvient à se séparer de sa mère, doit céder brusquement la place à un autre”.

Le papa était enchanté, et accepta de “jouer le jeu”. La maman était convaincue depuis le départ (grâce au pédiatre). La séance suivante, le problème était résolu, définitivement, d’après les nouvelles ultérieures de la part du pédiatre. Le garçon avait retrouvé le contrôle de ses sphincters.

Notes
1.

Pascal, Discours sur la religion et quelques autres sujets, restitué et publié par Emmanuel Martineau, 1992, p25