B.1.2- Le mythe familial et son implication dans le phénomène psychosomatique

‘“Dans la stupidité, il est un sérieux qui, mieux orienté,
pourrait multiplier la somme des chefs-d’œuvre”
Cioran, syllogismes de l’amertume’

Tout système connaît le principe d’homéostasie, un équilibre sans cesse en mouvement, par régulation des éléments qui compose le tout, les uns par rapport aux autres.

Parmi les systèmes d’appartenance de tout individu, il en est un qui influence particulièrement les comportements et structures de pensée : la famille.

Le support d’homéostasie d’une famille est le mythe qui la fonde, une théorie qui sait englober les valeurs structurantes pour la famille, et qui encourage et permet les identifications.

Un mythe familial représente donc la construction d’une réalité spécifique à la famille, avec une culture particulière, des codes, des règles, des valeurs, et une définition toute à elle des relations entre ses membres. Il s’agit alors d’une projection des interactions inconscientes et internes à la famille vers une représentation symbolique externe mise en commun.

‘“On n’attribue pas au terme de mythe la signification réductrice de ‘quelque chose qui se trouve hors de la réalité’, mais plutôt celle de ‘valeur partagée par une communauté’” (Onnis, 1996, p71).’

Dans cette optique, ce mythe peut être perçu comme une construction fantasmatique de groupe, et la cohésion familiale dépend directement de la capacité de l’esprit de chacun à rendre pérenne ce fantasme .

‘“Pouvons-nous retenir que les mythes familiaux soient aussi largement à inscrire dans le registre de l’inconscient, qu’ils peuvent être considérés comme l’équivalent d’un ‘inconscient familial’ ?” (Onnis, 1996, p70).’

Le mythe, dans sa fonction contenante, n’est autre, dès lors, que l’esprit structurant, que la flaque d’eau des origines grâce à laquelle des cellules de vie ont pu proliférer.

Onnis l’explique ainsi :

‘“En s’identifiant à la dynamique de l’auto-organisation, l’esprit exprime l’organisation de toutes les fonctions et est donc une métafonction qui, à des niveaux de complexité supérieurs, acquiert la qualité non spatiale et non temporelle typique que nous lui attribuons traditionnellement. […] Cette reconnaissance est d’une importance extraordinaire car elle souligne l’inséparable corrélation entre organisme et environnement et propose que, contrairement aux conceptions traditionnelles, l’unité de survie ne soit pas l’organisme, mais l’organisme-dans-son-environnement. Dans cette vision systémique, qui devient réellement ‘écologique’, l’organisme ne s’adapte pas à un environnement donné, mais organisme et environnement co-évoluent” (1996, p14).’

On comprend mieux, par conséquent, que, pour avoir la mesure d’un phénomène individuel, il faille d’abord évaluer sa co-évolution avec un contexte spécifique, souvent la famille et son mythe. Chaque mythe connaît des modalités différentes.

Dans telle famille, le mythe pourra s’appliquer à la composition même de la famille : “On est une famille de femmes”, ou “Chez nous il y a toujours eu un patriarche, à toutes les générations, un homme prend cette place”. Dans d’autres familles, le mythe impose un comportement particulier : “Nous sommes une famille de travailleurs, ou d’artistes”. Parfois, le mythe repose sur des traits de personnalité “Chez nous, les hommes sont plutôt autoritaires, et les femmes ne s’impliquent pas”.

Bien sûr, un mythe familial se constitue souvent d’un mélange de ces différents registres, à savoir ces différents “niveaux logiques”. Par ailleurs, il est rare que le mythe d’une famille soit aussi évident que les exemples précités, qu’il saute aux yeux de cette manière. Pour cerner un mythe familial, il faut ainsi procéder à une “exploration circulaire”, c’est-à-dire à une enquête à différents niveaux logiques, dans le système familial.

Concernant les troubles psychosomatiques, il existe des familles dont le mythe familial repose sur la culture de la maladie. Violon et al. (1984) ont ainsi montré, chez des douloureux chroniques, un taux de 78% d’antécédents familiaux de douleur chronique, contre 44% seulement chez des non douloureux. La maladie peut avoir une vertu identitaire, et sous-tendre des valeurs de courage, de sacrifice, ou de dépassement de soi. Parfois aussi, les membres d’une famille ne réussissent à attirer l’attention des autres sur eux-mêmes qu’au travers de la maladie.

Il arrive, en outre, que la maladie ne représente pas une valeur, mais la conséquence de cette valeur. Par exemple, une famille dans laquelle il est honteux de mettre en avant ses réussites ou ses qualités pourra voir ses membres ne parvenir à se distinguer que par des comportements sous-tendant l’humilité ou la dépréciation de soi, tels que la discrétion à tout prix, les échecs, la dépression ou encore une réponse psychosomatique.

Dans ces cas, le phénomène psychosomatique ne relève pas forcément de la pathologie, puisqu’il représente un mythe familial qui se transmet, et qui maintient la cohésion du système. Onnis explique ainsi

‘“Nos recherches sur la structure et sur la dynamique des familles présentant un patient psychosomatique (L. Onnis et al., 1985 ; L. Onnis et al., 1986 ; L. Onnis et al., 1988a) ont mis clairement en évidence que l’un de leurs dysfonctionnements les plus typiques est la tendance à éviter d’expliciter les conflits et les tensions émotionnelles […]. Par ailleurs, si l’on évalue non seulement les communications verbales et analogiques au sein du contexte familial, on n’observe pas ‘une absence de vie émotionnelle et affective’, mais bien une sélection d’expressions émotionnelles, ayant pour but de protéger l’unité familiale. Il paraît alors possible d’affirmer que le langage du symptôme n’est pas seulement le langage du corps du patient, mais celui de tout le ‘corps familial’” (1996, p198-199).’

Pour ce qui est de la douleur-maladie, elle se pose comme un “choix de symptôme” de premier ordre, exprimant la souffrance d’un corps qui peut demeurer sain.

Mais il existe aussi des familles dysfonctionnelles, où le symptôme psychosomatique d’un ou plusieurs des membres révèle le mal-être qui règne.

Pour Robert Neuburger (1995, p32-45), un mythe familial va se révéler fonctionnel dans la mesure où il assume et transmet à la fois une distinction de la famille d’avec le monde extérieur, pour caractériser son identité propre, et à la fois une conformité avec le monde extérieur, pour une adaptation de la famille dans la société. Le mythe familial porte ainsi en lui deux messages paradoxaux “Sois différent” et “Sois conforme”, messages qui, si la famille s’avère “saine”, cohabitent sans trop d’encombres.

La notion de transmission transgénérationnelle s’avère importante dans l’existence du mythe. Car, au fur et à mesure du temps, des générations et de la manière dont chacun se réapproprie le mythe à chaque “passage de relais”, celui-ci se transforme naturellement, tout en conservant ses vertus fondatrices, et les valeurs qui le sous-tendent. Le mythe, grâce à sa forme souple, peut s’adapter aisément au progrès social et à la modernité, au travers de la réappropriation par la famille.

Concernant les familles dysfonctionnelles, Neuburger propose l’hypothèse qu’

‘“il y a pathologie dans les cas où un seul des deux messages est à l’œuvre dans les processus de transmission : ‘sois différent !’, ou ‘sois conforme, oublie tes différences !’” (1995, p36).’

Ainsi, une famille soumise à un mythe familial trop fort, trop contraignant, irréaliste car ne s’étant pas adapté à une nouvelle réalité extérieure, peut être mise en souffrance, une souffrance qui s’exprimerait par le corps.

Par exemple, un de mes patients, Thomas, migraineux depuis son adolescence, ayant connaissance de ses ascendances lointaines, est issu d’une famille d’instituteurs de père en fils (à quelques exceptions près). Il y a cent ans, le mythe familial de cette famille était “Nous sommes des notables, et notre dignité passe par là”. Aujourd’hui, cette famille est toujours une famille d’instituteurs, mais le statut de notable n’est plus au rendez-vous. La famille souffre, à mon sens, de la discordance entre ses revendications intellectuelles et de la dépréciation du métier d’instituteur ; mais elle n’est pas parvenue à faire migrer le mythe familial vers “Nous sommes des intellectuels, et notre dignité passe par là” ou “Nous sommes des serviteurs du peuple, et notre dignité passe par là”.

Les migraines de Thomas sont allées croissantes depuis l’adolescence, pour atteindre un point culminant alors qu’il était à l’école des maîtres. Il eut alors beaucoup de difficulté à étudier, car ses migraines étaient très invalidantes. Par la suite, alors qu’il était déjà en poste, il eut aussi grand peine à préparer ses journées de travail. Sa famille d’origine, ainsi que sa compagne, elle-même institutrice, se préoccupaient énormément pour sa santé. Sa maman lui apportait régulièrement des antalgiques, et son père lui répétait souvent ce que Thomas appelait “sa litanie”, à savoir qu’il avait fait une folie de choisir lui aussi ce métier qui lui “bousillait la santé”, sans aucune gratification en retour, que ce soit de la part des parents, des enfants, ou de l’État. Ses migraines étaient de notoriété (c’est le cas de le dire) publique : collègues et enfants savaient qu’il fallait “se tenir à carreau” au moment de la crise, et le ménager.

À l’évidence, ses maux de tête avaient à voir avec le sentiment d’être un intellectuel sans reconnaissance, sans respectabilité. Au moins, de cette manière, on reconnaissait que quelque chose se passait dans sa tête.

Thomas portait certainement le symptôme de sa famille, ce mythe trop fort, et mal adapté à la réalité extérieure. Toute l’attention de ses proches était dirigée vers lui. Cela a pu servir de ressource pour qu’il soit, cette fois-ci, porteur d’une migration du mythe vers laquelle j’ai pu l’accompagner, porteur du changement familial.

Aujourd’hui, ses migraines ont totalement disparu.

De la même manière, un mythe qui n’est plus assez solide pour différencier la famille du reste de la société peut produire une dysfonction de cette famille, jusqu’à la désagréger. Ce fut le cas de la famille de Sarah, une femme juive, fille unique, née pendant la seconde guerre mondiale. Ses parents furent obligés de se cacher et de falsifier leur identité durant la guerre, et, aux dires de Sarah, se sentaient très coupables d’être des survivants. Après sa naissance, et après la guerre, la mère de Sarah fit deux fausses couches. Sarah ne connaît rien, outre ces faits, de l’histoire familiale, en partant de la rencontre de ses parents à ses origines plus lointaines. Elle ne se connaît aucun oncle ou tante. Sarah relate que tous les sujets étaient tabous chez elle, et que l’on ne pouvait parler que du programme de la journée ou du temps qu’il faisait, comme si ses parents ne voulaient laisser aucune trace. Sarah les décrit en ces termes “je n’ai rien à en dire, ils étaient biens sous tout rapport”. Ses parents n’avaient pour amis que des voisins de pallier avec lesquels ils jouaient aux cartes.

Sarah eut une post-adolescence mouvementée, jonchée de figures d’agir. Puis elle se maria et trouva une certaine stabilité. Mais un accident de voiture, trois ans après son mariage déclencha en elle des lombalgies “terribles”, dont elle ne s’est jamais défaite. Ces lombalgies, selon elle, “ruinèrent” son mariage, car les douleurs l’empêchaient d’investir une vie sexuelle. Depuis lors, Sarah a vécu quelques aventures, mais n’a pas eu d’enfants. Ses parents moururent tous deux d’un cancer la même année, alors qu’elle avait cinquante-deux ans. Avec elle, la lignée familiale s’éteindra.

Dans le cas où le mythe peut avoir disparu de l’histoire familiale, Neuburger (1995, p69-71) préconise ce qu’il appelle la “greffe mythique”. Il s’agit alors pour le thérapeute, d’ ”insuffler” un mythe, une nouvelle vision de la même réalité, connotée selon les valeurs importantes pour le système.

‘“La conception de la résolution de problème stratégique, qui est à la base de la thérapie brève, est guidée par une logique apparemment si simple que, dans la pratique clinique, elle se manifeste dans le fait de conduire le patient, au moyen de stratagèmes et de formes de suggestions raffinées qui agiront sur ses résistances propres, à espérer des perceptions alternatives de sa réalité. Ces nouvelles expériences perceptives correctrices le conduiront à changer ses dispositions émotives, cognitives et comportementales, auparavant dysfonctionnelles” (Watzlawick, 1997, p10).’

On peut travailler avec le mythe de façon très large, car, bien sûr, une personne peut faire vivre en elle le mythe de sa famille d’origine, et son propre mythe, une nouvelle construction qui se présentera comme une variante de la première.

Car, à partir du mythe familial d’origine, et si ce mythe ne se présente pas comme un “programme bloqué ou limité” ; si au contraire, il s’agit d’un mythe “intelligent et évolutif”, permettant l’apprentissage, il donne alors à chaque membre de la famille une possibilité d’individuation. Le mythe individuel s’enrichira et s’allègera ainsi en permanence, à chaque nouveau système d’appartenance que l’individu intègrera au cours de sa vie.

Le mythe est aussi souple que les capacités de représentation de l’être humain sont vastes. Il fournit ainsi non pas “la carte”, mais “le territoire”, cette perception interprétative de la réalité, suffisamment malléable pour que le thérapeute soit en mesure de la faire évoluer, ou de la “co-reconstruire”. Dès lors,

‘“La psychothérapie devient l’art de remplacer une construction de la réalité qui n’est plus ‘adaptée’ par une autre qui l’est mieux. […]  L’objet de la psychothérapie est de recadrer la vision du monde des clients, de construire une autre réalité clinique, d’apporter délibérément ces éléments de hasard que Franz Alexander appelle ‘expériences émotionnelles correctrices’» (Watzlawick, 1997, p33).’