B.1.3- La nécessaire évolution du modèle biomédical vers le modèle biopsychosocial

‘“Un livre a toujours deux auteurs :
celui qui l’écrit et celui qui le lit”
Jacques Salomé’

Quelqu’un naît dans une famille. Son arrivée se révèle hautement dépendante d’un contexte particulier. L’histoire de sa famille “pèse” déjà sur lui. En fonction du moment de sa naissance ; de la culture de son pays, voire de sa ville ; de l’âge de ses parents, de leur situation sociale et de couple, des attentes de leurs familles d’origine respectives, de leur capacité à composer un nouveau mythe dans la construction de leur propre famille, tout en en gardant la substantifique trame ; en fonction aussi de sa place dans sa fratrie ou d’une position d’enfant unique ; en fonction de son sexe, il va naître au monde avec une orientation déjà toute spécifique. Chaque facteur précité (et il aurait été possible d’en rajouter bien d’autres) serait, à la base, un domaine d’étude à part entière, induisant une “direction” bien à elle du système. Prenons, par exemple, le sexe, un facteur qui peut sembler sans relation directe avec le système d’appartenance. Fabienne Daguet, dans une étude démographique concernant les naissances françaises au XXème siècle (2002), relate :

‘“Comme dans tous les pays et à toutes les époques, il naît plus de garçons que de filles en France. Parmi les enfants né vivants, on enregistre habituellement 105 garçons pour 100 filles. Pendant les deux guerres mondiales, ce rapport a été supérieur, jusqu’à 107 garçons pour 100 filles en 1918 et en 1943, sans qu’il soit possible d’en donner une explication” ’

Penchons-nous d’abord sur la première information : il naît toujours 105 garçons pour 100 filles. Cela signifierait que, partout dans le monde, il n’y aurait pas une prédisposition spécifique à chacun d’engendrer plutôt des filles ou des garçons, ni même un hasard dans ce domaine ? Il y aurait plutôt un accordage inconscient entre tous les individus en procréation à un moment donné, pour que la proportion soit respectée ?

Pour aller plus loin dans notre interprétation systémique on pourrait penser que, chacun ayant un rôle et une place spécifiques dans tout système, et dans le monde entier, ce rôle pourrait concorder davantage avec l’engendrement d’une fille ou d’un garçon, donnant l’illusion d’une tendance individuelle ou, au mieux, familiale.

Venons-en, ensuite, à la deuxième information : pendant les deux dernières guerres ayant touché la France, 107 garçons sont nés pour 100 filles. Cette information viendrait confirmer l’idée d’une régulation interhumaine, en fonction des données d’un système, pour préserver la structure même de ce système. En ouvrant son compas dans une sphère plus large que celle de la famille, on pourrait imaginer que, plus qu’à l’”Inconscient Familial” proposé par Luigi Onnis, l’événement individuel d’engendrement d’une fille ou d’un garçon répondrait à l’Inconscient collectif d’un système plus étendu, peut-être mondial ?

Quelqu’un naît dans une famille. Nous proposons que son allure et ses prédispositions physiques, sa personnalité, ses choix de vie, sont le produit d’une formule mathématique si complexe et si évolutive que l’esprit humain ne peut encore la traiter. Mais sa complexité ne représente certainement pas la seule raison de ce non traitement. Il y a aussi, probablement, la blessure narcissique, la troisième infligée par Freud, après Copernic et Darwin, reléguant l’homme à n’être que l’ombre de lui-même, avec la “découverte” de l’Inconscient, à laquelle Chertock ajoute l’idée d’une quatrième blessure :

‘“L’homme se croyait au centre de l’Univers, il se croyait roi de la création, il se croyait maître de sa vie psychique. Il se retrouve habitant d’une planète insignifiante, produit contingent de l’évolution biologique, et découvre, avec Freud, que les raisons de ses expériences les plus personnelles échappent à sa conscience” (1999, p11).’ ‘“La quatrième blessure, c’est l’énigme du lien affectif qui nous permet de vivre” (2000, p29).’

La démarche constructiviste en psychosomatique aurait ainsi vocation à s’étendre bien au-delà d’une simple approche psychothérapique. En effet, si l’on considère un être humain au sein de son système, mu par une réalité toute sienne, on ne peut davantage tenir pour valides des démarches parallèles et hermétiques les unes aux autres dans la prise en charge des troubles psychosomatiques, et notamment de la douleur chronique.

Dès lors que l’on admet qu’une maladie n’est pas qu’un phénomène isolé, mais participe de la cohésion d’une homéostasie vaste et complexe, on reconnaît que le traitement de cette maladie ne peut, lui non plus, être envisagé de façon isolée, sans quoi il risque d’être inefficace.

C’est probablement la raison pour laquelle nombre de démarches psychodynamiques ou biomédicales, pour traiter la douleur chronique, échouent : si le douloureux se débarrasse de son symptôme de façon “radicale”, il risque l’exclusion du système familial, ou un sentiment de perte d’identité, ou de perte de sens de sa vie.

On a tendance, par ailleurs, à négliger l’implication de la pratique médicale actuelle dans la chronicisation d’une maladie, notamment d’une douleur. Car, alors que le patient arrive avec une maladie qui s’exprime dans un contexte étendu, l’approche médicale réductionniste ne tente de répondre qu’à une partie de ce phénomène.

‘“Le corps est donc réduit à une ‘donnée de nature’, à un ‘objet’ ; et quand la maladie écrit son ‘signe’ sur le terrain du corps, elle intervient comme ‘accident naturel’, dont la seule explication est celle réservée aux accidents naturels. […] Si le corps malade est réduit à ‘un signe naturel’ et dépossédé de son sens, si le corps malade peut être seulement ‘décrit’ mais non ‘interprété’, il ne peut offrir aucune lecture et aucune signification qui permette au médecin de s’engager dans ce parcours” (Onnis, 1996, p12-13).’

La maladie, traitée dans son absolu, sans que le contexte ne soit accueilli, ne trouve, par conséquent, aucune possibilité d’être enrayée.

En outre, le contexte “biopsychosocial” se montrant “de plus en plus le même”, la réponse morbide s’amplifie pour devenir un automatisme, de sorte que, selon Marco Vannotti2,

‘“même dans les cas où cette dernière est sous-tendue par une altération organique objectivable et irréversible, une constellation de facteurs psychosociaux intervient dans la modulation de la chronicité. Dans le processus événementiel complexe qui détermine l’évolution clinique du patient, trois dimensions nous semblent particulièrement significatives ; elles exercent, suivant notre hypothèse, un effet modulateur sur la chronicité au sens où, en interaction avec le facteur biologique, elles co-déterminent le devenir de la personne malade. Il s’agit de :’

Avant de s’occuper de la maladie, le médecin gagnerait, dans cette optique, à s’occuper du patient, de concert avec un psychologue. Il gagnerait probablement en temps, en qualité et en efficacité.

Comme la psychothérapie, la médecine ne peut, par conséquent, s’affranchir d’une métamorphose.

Actuellement, les approches cartésiennes et réductionnistes semblent se révéler tant décevantes que dépassées dans la prise en charge médicale et psychothérapique. Mais l’intégration d’un mode de pensée rationaliste au sein d’une démarche plus large, tenant compte de toutes les dimensions qui composent l’individu, aurait très certainement sa place dans l’établissement d’un nouveau paradigme.

‘“L’approche systémique doit être conçue et utilisée comme approche méthodologique capable d’établir et de retrouver des corrélations récursives entre différents niveaux de la réalité (du biologique au psychologique, de l’interpersonnel au social), mais dont chacun garde sa spécificité et son autonomie et peut donc, également, demander des instruments de recherche particuliers”, nous dit ainsi Onnis (1996, p21).’

Le modèle biopsychosocial proposé par Engel en 1977 enjoint fortement à élaborer une nouvelle approche médicale, basée sur une méthode considérant l’individu avec un œil systémique, et non plus réductionniste.

Mais Vannotti nous met en garde contre la tentation réparatrice de ne faire que compléter l’approche médicale par d’autres approches, plutôt que de réinventer une conception riche de différentes spécialités :

‘“Promouvoir une science de l’homme en médecine, ou repenser la médecine en tant que discipline proprement humaine […] ne revient pas seulement à promouvoir l’ajout d’éléments de psychologie, de sociologie ou d’autres sciences humaines aux connaissances issues des sciences dites exactes. C’est renouveler dans sa globalité le paradigme scientifique qui fonde la formation des savoirs et des pratiques en médecine. […] La formation du paradigme scientifique en médecine implique toujours, en ce sens, une décision première relative à la question de savoir ce qu’est en propre ‘l’objet’ de la médecine : l’organe ou la fonction perturbés ? le fonctionnement corporel d’ensemble ? l’homme comme individu ‘psychophysique’ ? l’homme en tant que membre d’une collectivité de vie ? La méthode implique, elle, une décision quant à la manière d’aborder cet objet spécifique et de le soigner” (p2).’
Notes
2.

http://www.cerfasy.ch/cours_modbmbps.php