B.3- Vision systémique de la douleur chronique et de son atténuation par l’hypnose : quelques mots d’amour…

B.3.1- Empathie et endocongruence

‘“N’importe qui peut sympathiser avec les souffrances d’un ami.
Sympathiser avec ses succès exige une nature très délicate”
Oscar Wilde’

Nous avons admis que le fonctionnement psychique était régulé par deux mouvements, l’un rationnel et linéaire, sous-tendu par le processus secondaire, l’autre perceptif et circulaire, sous-tendu par le processus primaire.

Nous nous sommes positionnés dans l’opinion que l’approche la plus efficace en psychothérapie consistait à utiliser des informations relevant de la pensée perceptive, et que l’hypnose était probablement un des moyens les plus adaptés au maniement des symboles, dans cette pensée perceptive.

Efficacité de cette méthode de persuasion, non seulement parce que, agissant directement sur les strates intimes de la psyché, avant un processus d’élaboration secondarisé, elle nous semble plus simple et plus rapide. Mais aussi parce que ce principe d’action par la transposition métaphorique de l’interprétation de la réalité du patient permet davantage de toucher sa dimension intersubjective et contextuelle, et non pas uniquement sa dimension individuelle.

Ce positionnement suppose certainement que l’on admette l’émotion comme étant le noyaux de la construction d’une réalité au travers de la relation intersubjective. Dans toute interaction humaine, l’émotion joue un rôle primordial. Pour que l’échange soit considéré comme fonctionnel, il faut d’abord une mise en commun de l’émotion. Mais cette mise en commun émotionnelle ne doit être que temporaire afin de préserver l’individu sur le plan identitaire. Pour qu’il en soit ainsi, il s’agit de maintenir, dans cette communauté, une distinction entre l’émotion qui appartient à soi-même et celle qui appartient à autrui.

‘“De la distinction surgit inévitablement une comparaison, et la comparaison pourrait tout aussi bien aboutir à l’identité” (von Glasersfeld, 1997, p44).’

L’enjeu, pour l’appareil psychique, sera donc de trouver “la bonne distance” par rapport à l’autre : suffisamment près pour pouvoir partager l’émotion, garante du lien ; suffisamment éloignée afin de préserver sa propre cohérence identitaire.

‘“Un jour d’hiver glacial, les porcs-épics d’un troupeau se serrèrent les uns contre les autres afin de se protéger contre le froid par la chaleur réciproque. Mais, douloureusement gênés par les piquants, ils ne tardèrent pas à s’écarter de nouveau les uns des autres. Obligés de se rapprocher de nouveau en raison du froid persistant, ils éprouvèrent une fois de plus l’action désagréable des piquants, et ces alternatives de rapprochement et d’éloignement durèrent jusqu’à ce qu’ils aient trouvé une distance convenable où ils se sentirent à l’abri des maux.” (Freud, 1981).’

Pour que la psyché puisse procéder à cette sorte d’accordage affectif “non invasif”, il semble qu’elle utilise une pirouette, sous forme de jeu de rôle : il s’agit alors de “faire comme si” l’on se trouvait “à la place de l’autre”. Ces deux assertions sont importantes : “faire comme si” permet de maintenir la distance, “à la place de l’autre” permet la mise en commun de l’émotion. Cette communauté rend alors capable de simuler, en soi-même, les états émotionnels d’autrui.

La psyché procède ainsi à une dissociation du Moi, une partie restant stable, et une autre se tournant vers l’objet de la mise en commun émotionnelle. Robert Vischer (1873) a nommé ce phénomène “l’empathie”, composition étymologique de “en”, dedans, et “pathos”, l’éprouvé.

Mais la perspective de Vischer s’étend bien au-delà des relations humaines. Dans le courant philosophique esthétique, l’empathie désigne la relation émotionnelle de l’homme à un objet, au monde, à l’art.

Quelqu’un d’empathique, du point de vue esthéticien, serait donc une personne capable de “vibrer” émotionnellement et temporairement lorsqu’elle se trouve en contact avec certains éléments de son environnement ?

Tout comme le mythe familial, pour être fonctionnel, doit trouver un équilibre dans le paradoxe “Sois différent, mais sois conforme”, l’individu, dans son interaction avec autrui et son environnement, dois aussi trouver la juste mesure, avec l’empathie, entre le partage et la distance émotionnelle.

Pour aller plus loin, nous proposons aussi que le sujet, de façon endogène, doit respecter une distance suffisamment bonne avec lui-même pour garantir sa santé et son confort ; être à la fois à l’écoute de lui-même et sourd à lui-même, afin de “s’habiter” de la façon la plus congruente possible. Nous appellerons ce phénomène l’ ”Endocongruence”.

Decety et Jackson (2004) décrivent l’empathie comme un phénomène à quatre dimensions, quatre types d’aptitudes, dissociables les unes des autres : partager des émotions avec autrui ; éprouver une distinction entre soi et l’autre ; faire preuve de flexibilité mentale pour interpréter correctement l’émotion d’autrui ; réguler ses émotions (accueillir l’émotion de l’autre tout en évitant la contagion).

Être à l’écoute de soi-même signifie être “en mesure” de discriminer en soi l’émotion, puis de l’accepter, de la faire vivre et de la transformer. Cela implique forcément que le mythe fondateur, nous l’avons dit plus haut, soit suffisamment souple pour permettre ces mouvements internes de va-et-vient entre soi-même et la réalité construite, qui n’est autre qu’une projection de soi-même. Cela revient aussi à se sentir suffisamment assuré, à l’intérieur, pour réussir à distordre l’émotion par des connotations métaphoriques évolutives, sans que cela ne bouleverse l’intégrité du Moi.

‘“L’approche du processus de compréhension de soi suppose : 1. Que nous prenions progressivement conscience des métaphores qui nous font vivre et que nous déterminions jusqu’à quel point elles gouvernent notre vie quotidienne ; 2. Que nous ayons des expériences qui puissent servir de fondations à d’autres métaphores ; 3. Que nous acquérions une certaine ‘souplesse expérientielle’ ; 4. Que nous soyons pris dans un processus sans fin de reconsidération de notre vie à travers des métaphores nouvelles (Lakoff et Johnson, 1985, p245).’

Pour procéder à cette introspection, il doit s’opérer, comme dans le processus empathique, une dissociation du Moi. Cependant, à l’inverse du contexte empathique, la partie qui “se détache” du Moi ne va pas “se rattacher” temporairement à l’extérieur, mais se place en observatrice du Moi lui-même. On appelle ce phénomène une mise en position “méta”.

Être à l’écoute de soi donne ainsi la possibilité de mieux utiliser ses ressources, notamment émotionnelles, pour pouvoir les partager ensuite avec le monde extérieur, dans un processus empathique d’adaptation à l’autre.

Si l’on reprend la métaphore de la vibration, nous avons besoin d’être un instrument de musique bien accordé, bien réglé, et donc de connaître précisément à quel endroit nous vibrons le plus, ou le mieux, ou le moins bien. Mais un instrument de musique a vocation, par définition, à être utilisé dans le monde, et à s’accorder à d’autres instruments d’un même orchestre (Une famille ? Un groupe d’appartenance ?), pour vibrer ensemble. Souvent on peut se mettre à chanter faux du fait de ne pas s’entendre soi-même (s’entendre avec soi-même ?).

S’écouter serait ainsi, pour l’homme, une nécessité de premier ordre, un gage de qualité dans l’empathie. Mais alors, pourquoi en contrepartie, devoir être “sourd à soi-même” ?

Prenons pour exemple les mécanismes de l’attention. On pourrait dire qu’il existe, schématiquement, deux manières d’utiliser son attention. D’abord, l’attention sélective permet de se concentrer sur une stimulation, ou sur une tâche à accomplir. Néanmoins, pour que la conscience puisse se focaliser sur ce stimulus, il faut que la psyché reste en état de vigilance, afin de veiller au bon fonctionnement des interactions du sujet avec son environnement. Il s’agit alors d’un processus attentionnel non conscientisé, qui n’apportera une information à la conscience que dans la mesure où celle-ci se révèle primordiale pour garantir l’équilibre de ce système.

‘“Un grand nombre de nos actes sont inconscients pour libérer notre conscience et lui permettre cette souplesse de fonctionnement” (Halfon, 2004, p39).’

Ainsi, le sujet, pour pouvoir être en situation de répondre quotidiennement aux stimulations et aux exigences de sa réalité, se voit dans l’obligation de “se mettre en veilleuse”, autrement dit de “s’oublier”, la plupart du temps.

Avez-vous remarqué combien le positionnement “méta”, ralentit, voire arrête toute action ? L’histoire du bras tendu de Brosseau (voir plus haut) en est un bon exemple. Pendant que vous lisez, si vous tentez de réfléchir à votre mode de lecture, remarquez comme vous ne parvenez plus à lire un simple texte. De même, si vous vous adonnez à une performance sportive, le fait de penser à la manière dont vous effectuez votre mouvement vous freine justement dans ce mouvement. Ou enfin, dans le registre des émotions, le fait de se demander à un moment donné si l’on est en train d’être amoureux ou en colère tend à bloquer l’élan d’amour ou de colère.

À l’inverse, une attitude ”méta” défaillante, qui consisterait à ne jamais s’écouter, à ne jamais se placer en position réflexive, prédisposerait l’individu à la fuite en avant et à sa mise en danger, entraînant ainsi une perte de sens et de limites. Cela impliquerait aussi, nous l’avons vu, de ne pas être en mesure de “s’accorder à soi-même”, et donc, de “sonner faux” (faux self ?), et de ne pas pouvoir s’accorder au monde.

Être endocongruent signifie par conséquent se trouver à la bonne distance d’avec soi-même, ni trop ni insuffisamment en position “méta”, s’utiliser soi-même dans une juste mesure, s’entendre, se faire vibrer (dans un mouvement auto-érotique) se mettre en disposition de vibrer avec le monde.

On part, dès lors, du présupposé qu’un individu en santé serait celui qui entretiendrait une juste distance interactive, notamment émotionnelle, avec lui-même, avec son système d’appartenance “prédominant” (tel que la famille), et avec son environnement. L’interaction jugée fonctionnelle serait, par conséquent, l’interaction à la fois empathique avec autrui et avec l’environnement, et endocongruente.

Pour illustrer encore ces deux concepts d’empathie et d’endocongruence, hautement dépendants de la relation, imaginons un groupe d’individus formant un cercle, et s’envoyant un ballon les uns aux autres. Si la distance entre les individus et la qualité des gestes le permet, le ballon sera en condition de circuler de façon adéquate. On pourra parler d’un système empathique et endocongruent. Si, en revanche, les individus sont “collés” les uns aux autres, ou, au contraire, très éloignés les uns des autres ; ou encore s’ils se tiennent recroquevillés, ou, à l’inverse, bras et jambes écartés, la circulation du ballon se verra fortement compromise, du fait du déficit d’empathie et d’endocongruence au sein du système.

Qu’en serait-il ainsi du douloureux chronique ?

Je reconnais en certains de mes patients douloureux chroniques le caractéropathe décrit par Marty ou Dejours, en mal de Préconscient, souffrant probablement d’une désorganisation psychosomatique, ainsi que le névrosé “bien mentalisé” (qu’on pourrait apparenter aux hystériques), victime de somatisations régressives potentiellement réversibles (mais qui migrent souvent d’un point du corps vers un autre).

Cependant, non seulement je rencontre, la plupart du temps, des tableaux nosologiques beaucoup plus nuancés, et plus délicats à évaluer, mais surtout, il me semble que cette approche structurelle me cloisonne dans ma recherche de solutions pour le patient, car elle m’enferme dans une conviction de pathologie qui suggère toujours de se contenter d’accompagner le patient dans la “gestion” de son trouble. Cette résignation à “s’accommoder avec le patient” ne me convient guère.

En revanche, s’il apparaît une constante dans la douleur chronique, elle se situe, à mon sens, très nettement, du côté fonctionnel de l’interaction avec soi-même et sa réalité environnante.

On observe en effet, en premier lieu, une grande difficulté dans le processus empathique (émotion dans la relation avec autrui, avec le monde). Cette difficulté est susceptible de se trouver au niveau d’une forme du lien (trop serré) et à la fois d’une autre (trop distant).

Lorsqu’il s’agit d’un lien trop étroit avec l’environnement, l’empathie se transforme alors en compassion, ou en sympathie, toutes deux consistant en l’expérience de l’éprouvé “avec” l’autre, c’est-à-dire simultanément, et non plus en se positionnant comme un hôte temporaire de l’émotion d’autrui. Dans ce lien serré, voire même enchevêtré, la fusion avec l’environnement occasionne une perte d’autonomie identitaire. Nous sommes ici “dans le collage” ; il n’existe pas suffisamment de distance avec le milieu pour que le ballon puisse circuler. Comment envoyer ou recevoir un ballon de quelqu’un d’avec qui aucun espace ne vous séparerait ? Comment discerner l’état émotionnel de l’autre, quand on n’a aucun recul ?

Cette relation, dans le collage, se traduit, souvent, chez les douloureux chroniques, par une compassion avec les émotions négatives d’autrui, allant jusqu’à l’appropriation. Une de mes patientes, par exemple, lombalgique chronique depuis une vingtaine d’années, n’entretient pas de relations amicales profondes ni constantes. Elle est mariée avec un homme en pleine santé, n’a pas d’enfants, mais se sent très proche de ses parents, qu’elle voit chaque semaine. Un jour, elle apprit qu’une collègue de travail, qui lui était indifférente auparavant, était atteinte d’un cancer. Elle se lia d’amitié avec cette dernière. Dans les mois qui suivirent, l’humeur de chaque séance était directement et consciemment corrélée avec les hauts et les bas de la santé de sa nouvelle amie. Aujourd’hui, cette amie est décédée depuis six mois, et pas une séance ne se passe sans son évocation, entraînant avec elle un flot de tristesse.

Pour ce qui est du collage émotionnel, remarquons que le contact excessif s’applique, au quotidien, avec les émotions interprétées comme spécifiquement négatives. Car, très souvent, l’observation clinique montre que le douloureux chronique ne parvient pas à “vibrer” au diapason d’une émotion positive. On pourra l’expliquer par un mythe projetant une réalité particulièrement sombre, trop sombre pour qu’une émotion positive puisse être sélectionné comme pertinente au sein du système.

Il est un cas, pourtant, qui fait exception : l’amour naissant, ou la passion. Je ne connais pas, il faut le dire, un seul douloureux chronique dont la douleur n’ait concédé une “pause” pendant l’état amoureux naissant. Je parle spécifiquement de l’état naissant, en reprenant l’expression de Francesco Alberoni, car l’amour vécu au quotidien dans une union durable ne produit pas les mêmes émois, les mêmes “vibrations” que l’amour de l’état naissant et/ou passionnel. Freud décrit ainsi cette l’instabilité d’un début d’amour, et la raison probable pour laquelle cette instabilité ne perdure pas :

‘“Dans un grand nombre de cas, l’état amoureux n’est rien d’autre que l’investissement d’objet provenant des pulsions sexuelles en vue de la satisfaction sexuelle directe, investissement qui d’ailleurs disparaît lorsque le but est atteint ; c’est ce qu’on nomme l’amour commun, sensuel. Mais, comme on sait, la situation libidinale demeure rarement aussi simple. La certitude de pouvoir compter sur le réveil du besoin qui vient de disparaître, doit bien avoir été le motif premier pour réaliser sur l’objet sexuel un investissement durable, et pour l’ ‘aimer’ aussi dans les intervalles libres de désir” (Freud, 1981, p175).’

Par conséquent, si un individu en pleine santé peut se nourrir d’une émotion (vécue comme) positive d’intensité moyenne et régulière telle qu’un amour constant et serein, cette stimulation ne constitue pas une accroche libidinale suffisamment forte pour une personne souffrant de douleur-maladie. La cause se trouve vraisemblablement dans le sentiment de sécurité que peut procurer un lien durable, sentiment de sécurité qui permet aux maux de l’âme de s’exprimer, contrairement aux situations instables, dites “de crise”. En effet, en situation de crise, le temps n’est pas à l’introspection.

Un patient, qui vivait un divorce très difficile, connut un problème relationnel avec un de ses amis proches, un problème de l’ordre de ce que Watzlawick (1978) appelle “ce que je pense qu’il pense que je pense…”. Ce patient mena la réflexion, que je trouve pleine de bon sens, suivante : “Le jour où je n’aurai que cet ami auquel penser, ma relation avec lui deviendra vraiment un problème. Mais, si ce jour arrive, cela voudra dire que j’ai résolu ma crise actuelle avec mon divorce, et je serai heureux d’avoir le luxe de permettre de ne trouver comme problème qu’une histoire relationnelle avec un ami”.

Une situation de crise aurait-elle donc pour vertu de protéger la psyché de la douleur chronique? L’amour aurait-il donc pour vertu de protéger la psyché de la douleur chronique ?

Rappelons-le, nous avons choisi de distinguer la douleur-maladie de la douleur aiguë récurrente, liée à une maladie évolutive, dans laquelle une lésion réalimente en permanence le processus douloureux. Dans la douleur-maladie, celle qui nous intéresse, la sensation douloureuse n’est pas ou plus corrélée à une lésion initiale.

Notre opinion est que cette douleur chronique correspond à une perception particulière, voire défaillante, de la réalité, perception susceptible d’être “mise entre parenthèses” dans la survenue d’un état de crise, telle que l’état amoureux naissant.

Or, l’observation d’une pause non douloureuse liée à l’amour nous amène à quatre considérations :

  • Premièrement, on peut penser que l’amour n’est autre qu’une des diverses forme de l’empathie, qu’une des différentes manières de “vibrer” grâce à la relation. L’amour naissant correspondrait à une variante, moins fonctionnelle, puisque non pérenne et dans le collage, de ce lien ;
  • Ensuite, si parmi les émotions positives, le douloureux chronique ne parvient à sélectionner, ou presque, que celles de l’amour naissant, c’est probablement justement parce qu’il s’agit d’une relation émotionnelle dysfonctionnelle, située au même niveau interactionnel que le sien, “sur la même longueur d’onde”, pourrait-on dire ;
  • Par ailleurs, si l’on trouve en l’amour naissant un remède passager à la douleur chronique alors on peut supposer que le contexte déclencheur de la douleur chronique s’est précisément construit autour d’une dysfonction dans le processus empathique, ce qui tendrait à confirmer notre hypothèse ;
  • Enfin, il est possible cependant que l’amour ne vienne se poser que comme un phénomène de distraction de la douleur chronique. Or, nous verrons plus loin que la distraction est connue pour ses effets atténuants sur la douleur.

Aussi, dans le registre du collage, on trouve fréquemment une “prise en otage” de l’environnement. Famille, proches, soignants, tous doivent vivre l’expérience douloureuse “avec” le porteur de la maladie. S’en suit, régulièrement, un jeu de places, où personne ne réussit plus vraiment à savoir où est la sienne. Les proches deviennent davantage des co-soignants, et se sentent dans l’obligation de compatir. L’individu, loin de se mettre en lien empathique avec son environnement, le convoque “à l’intérieur de lui”, directement dans son intime, de façon permanente, et sans possibilité d’en échapper.

L’empathie se voit ici défaillante, du fait de l’enchevêtrement de la relation à l’autre et à l’environnement.

Concernant le trouble de l’empathie par éloignement de l’interaction, on peut noter, parfois dans le même temps que l’enchevêtrement décrit plus haut, un désengagement sous forme de manque d’intérêt pour le monde extérieur. L’individu relate alors un désir “coupé”, une incapacité à trouver des envies, ou à les satisfaire. Le lien intersubjectif n’est investi, souvent, que dans une sphère restreinte, au-delà de laquelle on peut observer une chosification dans la perception d’autrui, non propice à la relation.

En outre, sur le plan de l’endocongruence, le collage se traduit, paradoxalement, par une position “méta” excessive ; comme si la partie dissociée du Moi pour l’observer ne parvenait plus à se “réassocier” et à s’orienter vers l’extérieur, comme si le sujet tenait en permanence un miroir tourné vers lui-même, son compagnon le plus proche. On peut apparenter ce phénomène au concept de narcissisme. La douleur prend ici une valeur identitaire. Cependant, la question n’est plus “Qui suis-je ?”, mais “Comment ai-je mal ?”.

On sait que l’anticipation prend une place surdimensionnée dans l’élaboration d’une stratégie d’évitement de la douleur. Chaque instant de la journée est dédié à la composition d’avec le mal.

Dans ce contexte, comme en guerre, il faut apprendre à connaître son ennemi, qui attaque de l’intérieur. La douleur est un élément perçu comme extérieur, s’étant logé de plein droit au-dedans. Elle force à déplacer ainsi l’attention du sujet du monde extérieur vers le monde interne. On peut imaginer que la douleur puisse avoir ici une vertu auto-érotique, permettant au sujet de retourner ses préoccupations sur sa propre personne, alors qu’il ne s’en sentait peut-être pas l’autorisation auparavant.

‘“L’expérience de la douleur est essentiellement associée à l’orientation de la personne sur son corps” (Yves Halfon, 2004, p39).’

Du côté désengagé d’une défaillance dans le processus d’endocongruence, on peut émettre l’hypothèse que, là où il y a douleur chronique, il n’y a pas de place pour l’émotion, ni pour sa représentation. On évoquera, bien sûr, l’alexithymie et la pensée opératoire comme étendards structurels de ce phénomène. Or, à la différence du point de vue martyien, il ne me semble pas qu’il existe une défaillance émotionnelle globale, ni une carence en représentations générale spécifique aux sujets souffrant de douleur chronique. Il m’apparaît que ce déficit de liaison de l’affect à la représentation se situe précisément à l’endroit isolé de la douleur. Bien sûr, la focalisation principale de l’attention se dirigeant vers la douleur, il peut sembler que l’accès à une pensée conceptuelle ou abstraite est totalement absente. Pourtant, si l’on parvient à sortir de la sphère douloureuse, on retrouve un univers coloré de représentations et d’émotions, certes, empreintes de mélancolie, mais bien présentes.

Ainsi, chez le douloureux chronique, le fondement nucléaire de toute relation à l’autre, au monde, ou à soi-même, n’est plus l’émotion, mais la douleur, de sorte que la distance empathique et endocongruente ne parvient pas à être maintenue dans une bonne mesure. En outre, cette distorsion relationnelle semble se propager jusqu’au mythe et à la métaphore, ambassadrice d’une réalité perçue au travers de contrastes clair-obscur incertains, souvent saturés en noir. En effet, l’appréhension du monde et de soi, allant de paire avec le lien au monde et à soi, est devenu, désormais, inadapté à la santé.

C’est peut-être la raison pour laquelle la douleur chronique connaît une corrélation si forte avec la dépression ?