Traumatisme

Il est un autre cas particulier où l’individu se trouve dans une situation rythmique dysfonctionnelle figée, allant de paire avec un déficit de circularité de l’énergie libidinale. Il s’agit du traumatisme, souvent, lui aussi, mis en lien avec la dépression, et la douleur chronique. Le traumatisme se place probablement parmi les attracteurs les plus puissants.

Tout d’abord, un traumatisme se crée du fait de son advenue violente dans le cours temporel de l’expérience. Un événement inattendu, irreprésentable, et incohérent avec l’expérience en cours, vient faire effraction dans un système. Cet événement, contrairement aux idées reçues, n’est pas forcément un accident spectaculaire, mais peut être simplement une discordance dans le processus de communication. Par exemple, un enfant qui aurait accompli une action efficace, telle qu’un apprentissage ayant occasionné une bonne note à l’école, et dont la fierté serait ponctuée par un parent de cette manière : “Oui eh ben c’est pas la peine de faire le malin !”. Ce genre de ponctuation, sous-tendue par le mythe familial et venant contrecarrer brutalement la ponctuation culturelle générale connotant positivement une réussite, peut entraîner une discordance traumatique, car il enferme l’individu dans une double contrainte.

Le traumatisme bouleverse ainsi le cours temporel de l’expérience, et en modifie aussi la suite. Dans l’après-coup, on a l’impression que le temps s’est arrêté, dedans, comme dehors. La perception du temps et la mémoire s’en trouvent affectées. Les souvenirs, qui habituellement se présentent à l’esprit de façon appropriée à un contexte, reviennent sous forme d’éclair, sans crier “gare !”. En fait, ces sensations qui ressurgissent, souvent sous forme d’images mentales, n’ont pas été métabolisées comme un souvenir. Elles ne peuvent être amalgamée à une représentation, puisqu’elles sont de l’ordre de l’irreprésentable, et qu’elles ne font pas sens. Elles restent donc dans le domaine du désordre, à la fois perçu comme intérieur et extérieur à soi, de même que la douleur chronique. Le traumatisme ralentit, voire statufie le temps et l’espace pour celui qui le vit.

Un couple vînt me trouver du fait des difficultés qu’il avait à surmonter le décès de son fils de vingt ans, survenu dix ans auparavant par un accident de voiture alors qu’il sortait de son travail, vers quinze heures. Dans l’exploration de leur contexte actuel de vie, je découvris une maison sanctuaire : les paires de chaussures du jeune homme restaient sur l’escalier, une sur chaque marche ; la chambre demeurait intacte, dans l’état où le jeune l’avait laissée (le lit devait rester défait) ; la pendule était arrêtée à quinze heures. À cette heure-là, tous les jours, il convenait de respecter un certain silence. Aux repas, on mangeait en priorité les plats appréciés par l’enfant perdu. Par ailleurs, on invitait régulièrement les anciens amis du jeune homme pour parler de lui, et évoquer le passé dans lequel il était présent. Car le présent, pour ce couple, c’était le passé.

Il y a, dans le traumatisme, une actualisation permanente du passé, et un refus de se laisser prendre par le mouvement, par l’élan du présent. Que dire de la perspective d’un futur ?

Souvent, l’évocation d’une date, ou d’une heure spécifique pose la marque du traumatisme. Je travaille comme psychologue référent pour une société d’autoroutes. À ce titre, il m’arrive d’animer des groupes de sensibilisation au traumatisme, destinés à des agents se trouvant quotidiennement sur le tracé. Quand je demande à ces agents s’ils ont l’impression d’avoir déjà vécu un traumatisme, la réponse est, inexorablement “non”. Mais quand je leur demande d’évoquer un événement marquant s’étant produit sur le tracé, il arrive fréquemment que la réponse soit de cet ordre :

“Ah oui ! Il y a eu l’accident du 5 décembre 93

- Et vous souvenez-vous de ce que faisiez à ce moment-là ?

- Bien sûr, j’étais à tel endroit, et mon chef m’a appelé, et j’ai pris mon fourgon, par tel accès…”

… C’était il y a quinze ans… Dans le traumatisme, une émotion forte, nous l’avons vu, vient fixer le moment pour toujours.

Mais, contrairement à un processus associatif fonctionnel, où les associations vont se dérouler de façon circulaire, ici les associations sont d’ordre linéaire, et s’acheminent toujours vers le même but, un retour en arrière vers le ou les moments discordants émotionnellement. Les rituels n’ont plus pour fonction de transmettre un mythe adapté au présent, mais de construire et maintenir un mythe d’actualisation forcée du passé.

Le traumatisme, tel que décrit ici, semble avoir en commun cette défaillance dans le vécu de la temporalité par le sujet, avec la dépression et la douleur chronique. Ces trois troubles sont fréquemment associés dans les observations concernant la douleur chronique. Wrobel et al. (2003), évoquent une étude montrant les trois “troubles de la personnalité” prédominants dans la douleur chronique : dépression, hystérie, et hypocondrie. Toomey et al. (1993), quant à eux, montrent la prévalence des expériences traumatiques chez les douloureux chroniques.

À nouveau, s’il ne me semble pas opportun, car non constructif, de lier ces trois phénomènes (dépression, traumatisme et douleur chronique) au travers d’une lecture structurelle individuelle, je pense qu’on peut, dans une lecture structurelle systémique, observer que ces phénomènes ont un rôle dans un système empathique, et endocongruent dysfontionnel, entraînant un déphasage rythmique d’avec l’environnement et soi-même.