A.1.1- “Une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable”

Il existe en effet deux composantes spécifiques de la douleur :

  1. Une composante sensori-discriminative, liée à l’aptitude à déterminer la localisation, la durée, la nature et l’intensité du stimulus algique ;
  2. Une composante cognitivo-émotionnelle, ayant des retentissements directs sur la dimension comportementale de l’expérience vécue. Cette composante est liée à la capacité d’intégrer l’expérience algique sur les plans émotionnel et mnésique, afin de permettre la mise en place d’un mécanisme d’adaptation du comportement, par la fuite ou l’anticipation, par exemple. C’est cette dimension cognitivo-émotionnelle qui confère à la sensation éprouvée son caractère désagréable.

Le premier constat que l’on peut établir (Casey et al., 1996) s’appuie sur le fait que les diverses activations des aires corticales de la douleur ne semblent pas directement reliées à la nature de la stimulation nociceptive. Il existerait ainsi un réseau spécifique de la douleur, totalement indépendant des caractéristiques du stimulus originel.

Ce réseau peut être décrit en termes de matrice douloureuse (Forss et al., 2005 ; Peyron et al., 2000) de la manière suivante :

Le message nociceptif stimule deux types de nocicepteurs :

  • Les mécano-nocicepteurs, qui ne se mettent en action que lors de stimulations mécaniques douloureuses, et relayés par les fibres A-delta ;
  • Les récepteurs polymodaux, qui s’activent lors de stimulations mécaniques, chimiques ou thermiques, douloureuses ou non, et relayés par les fibres C.

Les fibres A-delta sont de moyen calibre et faiblement myélinisées. La myéline permet une meilleure conduction de l’influx nerveux. Les fibres A-delta transportent l’information d’une douleur précise et localisée. De leur côté, les fibres C, non myélinisées, donc de conduction plus lente, transmettent un message douloureux plus diffus et mal systématisé.

Les fibres A-delta et C véhiculent ainsi, conjointement au départ, l’information algique vers la corne dorsale de la moelle épinière, en passant, plus particulièrement, par le protoneurone (premier neurone). C’est le protoneurone qui va faire relais avec le deutoneurone (neurone convergent, spino-thalamique), chargé de permettre le transport du message par la voie spinale ascendante, jusqu’à un troisième neurone (neurone terminal, thalamo-cortical), situé dans le thalamus.

C’est juste avant leur accès respectif au thalamus que les fibres A-delta et C vont réellement prendre leur indépendance anatomique. À cette étape, et toujours par voie de conduction lente, les fibres C projettent leur message sur le système réticulaire puis sur le thalamus (faisceau spino-réticulo-thalamique), alors que les fibres A-delta se projettent rapidement et sans détour sur le thalamus (faisceau spino-thalamique).

La formation réticulée a pour fonction l’alerte de l’encéphale et le filtrage des informations sensorielles jugées “inutiles” à la prise de conscience. Le thalamus (Johansen-Berg et al., 2005), pour sa part, sert à recevoir l’information sensorielle, et à la retransmettre dans différentes zones chargées de la décripter sous une forme plus spécifique (émotion, souvenir, sensation, proprioception, anticipation…).

Les fibres A-delta et C ne vont pas s’acheminer vers les mêmes zones du thalamus :

  • Les fibres A-delta, de conduction plus rapide (c’est pourquoi on nomme la douleur corrélée “douleur primaire”), se projettent vers le noyau latéral du thalamus, chargé de décoder les informations sensorielles, et de les transmettre aux aires somesthésiques SI (discrimination et localisation des stimuli, proprioception consciente, schéma corporel) et SII (ajustement des informations provenant de SI), ainsi qu’à la partie postérieure de l’insula.
    C’est à ce niveau que se déterminera la composante sensori-discriminative de la douleur.
    Les fibres A-delta, empruntant le faisceau spino-thalamique, semblent fortement plus impliquées dans l’expression de la douleur aiguë (Forss et al., 2005).
  • Les fibres C, de conduction plus lente, se projettent sur le noyau médian du thalamus (non spécifique), pour que le message circule largement :
  1. vers le cortex préfrontal, substrat des fonctions cognitives liées à la prise de conscience, à l’anticipation, et à la planification ;
  2. vers les structures limbiques (amygdale : émotions ; hippocampe : mémoire ; insula antérieure : émotions et image du corps ; cortex cingulaire antérieur : focalisation de l’attention sur les émotions et/ou sensations), qui eux-mêmes vont diffuser généreusement l’information vers différentes régions cérébrales.

C’est à ce niveau que se déterminera la composante cognitivo-émotionnelle de la douleur.

Les fibres C étant de conduction plus lente, l’information qu’elles transportent parvient plus tard vers sa zone de traitement. C’est pourquoi on nomme la douleur interprétée par la voie spino-réticulo-thalamique “douleur secondaire”. En outre, étant donné le caractère plus subjectif de l’interprétation nociceptive, du fait des aires émotionnelles et mnésiques fortement impliquées, on peut penser que la réponse finale à un stimulus algique sera probablement davantage imprégnée de cette subjectivité que de l’information somatique dans son absolu.

Notons enfin le rôle essentiel de cette composante cognitivo-émotionnelle dans le vécu douloureux. En effet, il semble qu’une forte mobilisation, par suggestion hypnotique, de l’expérience douloureuse suffise, sans stimulus physiologique, à produire une douleur. C’est l’expérience qu’ont menée, en imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), Derbyshire et al. (2004), en induisant une douleur par simple effet d’hypnose, en comparaison avec une douleur induite physiquement. Les résultats ont montré que l’expérience douloureuse pouvait être induite par l’hypnose, avec une activation cérébrale aux niveaux thalamique, cingulaire antérieur, insulaire antérieur médian, pariétal et préfrontal.