Introduction au chapitre 1

Le risque a été singulièrement absent de la théorie économique classique. On ne le trouve que de manière incidente chez les pères fondateurs : un accident de parcours ou une fatalité. Ainsi pour Cantillon (1730), les entrepreneurs achètent à un coût certain et revendent à un prix incertain. Ils assument des risques inhérents aux variations de la demande de produits. L’entrepreneur a un revenu incertain qui le distingue des autres membres de la société. Pour Adam Smith (1776), le risque des investissements productifs est plus grand que celui des placements financiers, ce qui explique que le taux de profit est généralement plus grand que le taux d’intérêt. De même, Ricardo (1821)12 consacre un chapitre, « Des changements soudains dans les voies du commerce », aux accidents qui interviennent dans la marche habituelle des affaires. Ces accidents peuvent entraîner des crises, mais cet « état rétrograde est toujours un état anormal ». D’ailleurs, l’auteur n’utilise le terme de « risque » que huit fois dans tout son ouvrage.

L’école autrichienne fait toutefois exception à cette règle : Carl Menger dans le premier chapitre de son Grunsätze consacre un paragraphe à l’incertitude. Cet intérêt se renforce avec Böhm-Bawerk dont le travail est centré sur l’élément temps et l’incertitude qui y est associée13. Pour Mises (1949) également, « l’incertitude de l’avenir est déjà impliquée dans la notion même d’action14 ». Les Autrichiens en tirent argument pour exprimer leur confiance dans le marché et l’ordre spontané qui en résulte.

Cette absence quasi totale doit-elle nous étonner ?

La civilisation occidentale a toujours entretenu un rapport ambigu avec le hasard et donc avec son corollaire le risque15. Étymologiquement, « risque » vient de l’italien « risco » signifiant écueil et, par extension, le risque que court une marchandise en mer (Cayatte, 2004)16, et « hasard » de l’arabe : « al zahr », qui signifie le dé. Il est intéressant de noter que le synonyme de hasard : aléa, signifie aussi dé, mais en latin. L’étymologie est cependant trompeuse. Le hasard, pas plus pour les Anciens que pour nous, ne se réduit à un innocent jeu d’enfant. Le hasard, comme l’indique la citation en tête de notre chapitre, est perçu comme faiseur de rois, faiseur de dieux, il fait partie du Grand Dessein17.

Pour les Anciens, il s’agissait d’un signe de la volonté des dieux qu’il appartenait aux humains de décrypter. On lisait le futur dans les dés, dans le vol des oiseaux, dans les lignes du sable. Aujourd’hui encore, les diseurs de bonne aventure le trouvent dans les cartes. Et qui ne s’est laissé prendre à rechercher dans une « réussite » la confirmation de ses espoirs ou de ses craintes ?

L’ambiguïté a cependant une source beaucoup plus profonde que de vagues superstitions, et tient à la nature même du hasard. Est-elle épistémologique ou ontologique ? Est-ce par ignorance des lois et des événements que nous sommes surpris, ou parce que le futur nous est irrémédiablement caché ?

Le démon de Laplace pourrait-il connaître tout l’avenir ? Si l’Histoire, comme le dit Macbeth, n’est que le conte d’un idiot, plein de bruit et de fureur et qui ne signifie rien, alors quelle est la place de la Providence, du Grand Dessein divin ? Toutes ces interrogations nous renvoient à la liberté humaine, à l’existence de Dieu, au sens de notre vie.

L’économie, dont la vraie naissance date de la fin du xviii e siècle, ne pouvait être que marquée par la philosophie dominante de l’époque. Le véritable hasard n’existe pas dans un monde téléologique. Jusqu’à l’époque scientiste, le but et la connaissance étaient divins, puis la « raison » assuma la définition du but final et de la connaissance parfaite. La période des pères fondateurs est à l’intersection de l’ère de la Providence bienveillante et de la Science toute-puissante.

C’est l’époque de Lavoisier, lui-même économiste et auteur du traité De la richesse territoriale du Royaume de France ; époque optimiste qui voit l’Europe triomphante et en expansion. La population européenne se multiplie, elle essaime sur tout le globe, rien ne semble arrêter son expansion.

Le système imaginé par les classiques est donc un prolongement de cette conception du monde ; il est d’une grande cohérence, simplicité et élégance. Les agents économiques sont rationnels et parfaitement informés. Ils sont totalement responsables de leur sort. Les écarts de réussite proviennent de choix inter-temporels différents : a-t-on suffisamment épargné, investi, s’est-on correctement assuré… Le seul rôle de l’État est de veiller à ce que les règles de jeu soient respectées. Dans ces conditions, une économie est une machine qui produit la plus grande utilité possible pour les agents. On n’est pas loin de Leibniz (1686) pour qui « Dieu fait tout de la manière la plus souhaitable ; et à mesure que l’on sera éclairé et informé, on sera disposé à trouver excellent et entièrement satisfaisant son ouvrage ». La « main invisible » d’Adam Smith en est une version profane, tout autant que le déterminisme historique de Marx.

Ce n’est qu’avec le xx e siècle, les crises que connaît l’Occident, une certaine angoisse existentielle, que les économistes découvrent le risque. Les scientifiques et les philosophes en avaient déjà montré la voie.

En effet, avec l’avènement des sciences, le hasard était déjà devenu risque. Fermat et Pascal en trouvant les probabilités l’ont rendu appréhendable, presque compréhensible : si l’on ne peut pas prévoir exactement le futur, au moins peut-on identifier des récurrences ; on peut augmenter ses « chances ».

Les philosophes, quant à eux, se sont également intéressés au risque. Ainsi Hegel (1807), dans sa plus fameuse dialectique, celle du maître et de l’esclave, met le risque (de mort) au centre des rapports sociaux, des rapports de pouvoir. L’esclave accepte l’autorité du maître parce que ce dernier accepte de prendre un risque sur sa vie alors que lui-même s’y refuse. Pour Hobbes (1651), c’est le danger que représente l’homme pour l’homme qui justifie l’existence de l’État. Rosanvallon (1990) va plus loin et considère que pour Hobbes et Locke l’État est un « système général de réduction d’incertitude ».

La reconnaissance du risque par la science économique a été, en revanche, longtemps, timide18. Ainsi, dans des ouvrages pourtant récents de Michèle de Mourgues (2000)ou de Krugman et Obstfeld (1994), le risque occupe encore une place réduite ; dans le modèle de développement de Romer (1986, 1990), les paramètres n’incluent pas les changements du risque perçu ou l’attrait pour le risque. Plus généralement, dans les manuels d’économie, ouvrages qui façonnent la pensée dominante, le risque est rarement évoqué et très exceptionnellement traité. Enfin, dans les livres de vulgarisation le risque est souvent inconnu19.

Frank Knight est sans doute le père de l’introduction du risque dans la théorie économique moderne. Dans son ouvrage de 1921, Uncertainty, Risk and Profit, il s’interroge sur le profit réalisé par les entrepreneurs. Est-ce une simple rémunération du capital ; l’exploitation des salariés ; l’abus d’une position dominante ? Pour Knight, le profit est essentiellement la contrepartie du risque qui est pris par l’entrepreneur. Ce faisant, il introduit une distinction qui aura une très grande prospérité. Le risque peut être réparti entre le risque probabilisable, tel le risque d’incendie ou d’accident de la route, et le risque non probabilisable, tel le changement de technologie ou la découverte de nouvelles ressources. Il nomme le premier, « risque », et le second « incertitude ». Le premier est assurable, le second ne l’est pas. Le premier ne justifierait pas le profit de l’entrepreneur, le second en est la cause. Dans la suite de notre étude, nous utiliserons indifféremment risque ou incertitude pour ces deux acceptions20. Le risque, chez Knight, n’a pas nécessairement un aspect négatif. De fait, le profit qui lui est associé est une incitation à entreprendre. On peut rapprocher cette conception de celle de Schumpeter sur l’innovation. L’innovateur prend un risque en expérimentant une nouvelle méthode, un nouveau concept ; s’il échoue il perd, mais s’il réussit le profit justifie le risque pris.

Peu après Knight, Keynes s’est lui aussi intéressé au risque : pour preuve, l’article du Quarterly Journal of Economics de février 1937, dont le thème principal est l’anticipation en contexte d’incertitude. Comme Hayek, cette préoccupation le rend très méfiant à l’égard de la théorie classique et lui arrache cet élan à la Zola : « J’accuse la théorie économique classique d’être elle-même l’une de ces techniques polies et délicates qui essaient de traiter avec le présent en faisant abstraction du fait que nous connaissons très peu de choses à propos du futur. »

Aujourd’hui le risque est en passe de tout envahir. Ainsi, un courant de recherche important, associé principalement aux noms de Debreu, Arrow et Stigler, a essayé dès les années 1960 de concilier l’analyse néoclassique avec l’incertitude. North, vingt ans plus tard, a donné aux institutions le rôle central pour répondre à « l’ambiguïté et à l’incertitude » et permettre le développement. De même, dans certains métiers comme la banque, le risque semble être devenu la seule variable de gestion : l’accord de Bâle 2, nouvelle norme organisatrice des banques, est totalement fondé sur sa mesure, sa gestion et son contrôle. Depuis Ulrich Beck (1986), les sociologues placent le risque au centre de l’avènement d’une nouvelle société (post-moderne ou post-industrielle21). D’une certaine façon nous sommes tous devenus des « cyndiniques22 » et pour paraphraser quelque peu, en découvrant le risque, notre société n’a pas abordé un archipel, mais réalise qu’il s’agit d’un continent dans lequel elle vit23.

Ce n’est pas seulement dans le futur que le risque est inscrit dans l’histoire ; nous vivons avec lui depuis les temps immémoriaux sans nous douter de son œuvre. Dans son remarquable ouvrage, La Société de la confiance 24 – somme de toutes ses recherches –, Alain Peyrefitte exprime une idée semblable : que c’est l’état de la confiance qui explique les évolutions divergentes de l’Europe du nord et de l’Europe du sud ; de l’Europe et du reste du monde25. Or la confiance n’est autre que le produit de l’aversion au risque et du risque perçu. C’est exactement dans cette perspective que se place notre thèse.

Et c’est à double titre que nous nous inscrivons dans cette idée. Plus qu’un risque particulier, à l’instar de Beck ou des critiques de la modernité, plus qu’une technique de prévision, ce qui compte surtout c’est la perception du risque, ce sont nos actions induites par cette perception, en fait la seule réalité aujourd’hui. L’événement probable n’existe pas encore, seules la perception et notre action existent. La confiance est donc la véritable clé pour l’action et non pas l’événement tel qu’il se produira, peut-être, par la suite. Par ailleurs, la confiance, à l’époque où elle s’est manifestée, est l’explication pour ce qui s’est produit, le différenciateur entre les nations qui réussissent et celles qui stagnent.

Je me permettrai ici une digression paradoxale. Il est vraisemblable qu’on peut établir une correspondance entre l’attrait pour le jeu de certaines communautés, de certains peuples, et leurs succès économiques. Le succès chinois pourrait être ainsi signalé par l’attrait des Chinois pour les jeux de hasard. Ce ne sont probablement pas les effets distributifs des profits des casinos, mais plutôt la plus grande tolérance pour le risque des Chinois qui les entraîne à la fois vers les casinos et vers les investissements productifs.

Ainsi, si l’on résume à grands traits l’histoire du risque, nous aurions trois temps. Celui des magiciens et celui des techniciens sont achevés. Nous sommes aujourd’hui dans celui des sociologues.

Ce premier chapitre comportera quatre sections. Dans la première nous exposerons des théories de la décision en situation d’incertitude. Comme nous l’avons dit plus haut, ce qui compte ce n’est pas l’événement incertain, mais la perception de cette incertitude et la décision qui en résulte. Ces théories nous serviront par la suite de trousse à outils et les conclusions qu’on peut en tirer justifieront notre démarche. Dans la deuxième section, nous montrerons les liens entre le risque et la richesse nationale, comment celui-là détermine celle-ci, son niveau, sa répartition et son allocation. Dans la troisième section, nous verrons comment les agents améliorent leur position en échangeant, entre eux, les risques. Enfin la dernière section sera consacrée à certaines institutions permettant l’échange de risques.

Notes
12.

. Ricardo (1821), p. 235.

13.

. Hicks et Weber (1973) et Borch, p. 61-74.

14.

. Mises (2004), p. 81.

15.

. On pourra lire avec beaucoup d’intérêt l’ouvrage de Bernstein (1998) qui brosse une histoire du risque depuis les Grecs jusqu’aux théoriciens du chaos et qui se termine dans un message en demi-teinte : « La probabilité nous est un “guide de vie”, car, disait Locke, “où nous sommes concernés, Dieu ne propose que le Crépuscule, pour ainsi parler, de la Probabilité, approprié, je présume, à cet état de Médiocrité et de Probation où il Lui a plu de nous placer” » (p. 320).

16.

. À l’inverse, Pradier (2006) avance d’autres origines étymologiques, notamment l’arabe « rizk », signifiant la part que Dieu réserve à chaque homme (p. 9-10).

17.

. N’est-il pas troublant que, pour Darwin, c’est le hasard qui est à l’origine de l’évolution ?

18.

. Dans l’ouvrage déjà cité de Stiglitz et Greenwald (2005), dont le sous-titre est « Un nouveau paradigme », les auteurs font du risque de crédit le centre de leur démonstration et mentionnent celui-ci plus d’une centaine de fois.

19.

. Par exemple, dans Brève histoire de la pensée économique d’Aristote à nos jours de Valier (2005) où, dans l’index thématique, le mot risque ne figure pas alors que profit est mentionné dans 27 occasions. Il est vrai que l’auteur a une sensibilité marxiste.

20.

. À vrai dire, la distinction n’est pas aussi absolue que l’énoncent les commentateurs. Elle n’apparaît qu’à la page 233 de son ouvrage de la façon suivante : « Nous pouvons aussi employer les termes de probabilité “objective” et “subjective” pour désigner respectivement le risque et l’incertitude. » Avant cela, Knight utilise les deux termes dans un sens presque équivalent. Dans son Introduction à l’économie de l’incertitude, Cayatte (2004) affirme que, « en réalité, la pensée de Knight n’est pas aussi claire qu’on pourrait le souhaiter. Le risque selon lui semble se référer à des probabilités objectives, c'est-à-dire à des fréquences relatives » (p. 27). Comme nous le verrons par la suite, l’impossibilité d’isoler au niveau opérationnel entre risque objectif et risque subjectif, entre conséquence objective et conséquence subjective, le fait qu’ils soient tous assurables, pourvu que l’on trouve une contrepartie, ne justifie pas que l’on maintienne la distinction.

21.

. Pour Beck, la modernisation engendre un accroissement de risques inconnus. Cet état donne lieu à une nouvelle répartition fondée sur les risques et non sur les revenus. « Comment les risques et les menaces qui sont systématiquement produits au cours du processus de modernisation avancée peuvent-ils être supprimés, diminués, dramatisés, canalisés, […], de sorte qu’ils ne gênent pas le processus de modernisation… » (p. 36).

22.

. Ce terme vient de l’ouvrage L’Archipel du danger (Kervern 1999) et signifie « scientifique du risque ».

23.

. Parlant des comportements en incertitude, Bienaymé (2006) affirme : « Mais c’est d’une remise en cause bien plus radicale qu’il s’agit depuis plusieurs décennies. À tel point que l’un de ses principaux promoteurs considère que la science économique est en train de changer de paradigme (Stiglitz, 2002) »; (p. 60).

24.

. Peyrefitte (1995).

25.

. Selon Peyrefitte (1995), « en quarante ans d’observations, l’attitude de confiance – ou de défiance – en la personne nous est apparue, sous des formes très diverses, comme la quintessence des conduites culturelles, religieuses, sociales et politiques qui exercent une influence décisive sur le développement » (p. 15).