3. La théorie moderne du portefeuille

Le développement de la théorie moderne du portefeuille a commencé dans les milieux académiques, avant de se propager rapidement vers les milieux professionnels. La recherche sur ce sujet commença avec un article de Markowitz (1952). L’idée porte sur la diversification des risques. Pour Markowitz, l’investisseur optimise ses placements en tenant compte, non seulement de la rentabilité attendue de son portefeuille, mais aussi du risque défini par la variance de sa rentabilité.

À l’époque où Markowitz publiait ses premiers travaux, une autre théorie apparaissait. Elle portait sur les marchés efficients et stipulait qu’à tout moment, toute l’information disponible était incorporée dans les cours boursiers. Par suite, les cours sur les marchés financiers varient au gré de l’arrivée de nouvelles informations qui, par nature, sont imprévisibles. Aucun investisseur (sauf s’il dispose de renseignements privilégiés) ne peut mettre en œuvre des stratégies lui permettant systématiquement, et à niveau de risque donné, d’atteindre de meilleurs résultats que ceux qui seraient obtenus par des choix au hasard.

L’idée de Markowitz était que par la diversification, par une adroite sélection d’un portefeuille, il était possible d’accroître la rentabilité à risque donné ou de réduire le risque pour une rentabilité inchangée. Malgré l’efficience des marchés, il était désormais envisageable d’améliorer le couple rendement-risque. L’exemple souvent cité est celui d’un portefeuille composé de deux investissements : le premier dans une société vendant des parapluies et le second dans une échoppe de glacier. Les deux investissements ont une variance forte – et probablement une rentabilité élevée – mais le portefeuille a une variabilité faible pour la même rentabilité. On peut (en théorie) dégager un ensemble de portefeuilles représentant les meilleurs arrangements de risque et de rentabilité. C’est ce que l’on appelle la frontière efficace35.

Cette découverte a ouvert un nouveau champ d’opportunité pour les conseillers financiers. La théorie des marchés efficients semblait les disqualifier puisque n’importe qui pouvait faire aussi bien que le meilleur analyste et que les différences de performance relevaient de la chance ; Markowitz démontrait l’utilité des conseillers en mesure d’effectuer les calculs de variance, de covariance et les bêta36. De plus, cela accentuait l’importance d’investir à travers des fonds communs de placement (FCP) capables à faible coût d’avoir la diversification nécessaire.

Pour résumer : l’investisseur détermine le couple risque-rendement qui lui convient et il identifie ensuite le portefeuille le mieux adapté37.

Un corollaire intéressant est que ce sont les investissements les plus risqués qui, sur le long terme, donnent le meilleur rendement. Évidemment, on ne connaît que le passé. Mais on peut estimer les variations futures et la rentabilité future à l’aide des données historiques auxquelles on adjoint des données comptables et financières.

La décision de l’investisseur revient donc à arbitrer entre la rentabilité et le risque désiré et à disposer d’un portefeuille suffisamment diversifié dans la classe d’actif choisi, pour réduire le risque individuel. S’il est allergique au risque, il prendra un portefeuille peu risqué mais à rentabilité faible (« conservateur » suivant l’appellation consacrée des banques) ; inversement, s’il a une faible allergie au risque, il prendra un portefeuille « agressif » ou « dynamique ». Le rôle du conseiller financier consistera à déterminer le profil de risque du client en fonction de son horizon d’investissement : un an, trois ans, vingt ans ; et de sa tolérance pour le risque : développe-t-il une allergie pour son conseiller si le portefeuille se déprécie de 5 % ? Ensuite, le conseiller financier recommandera des portefeuilles types correspondant aux besoins du client.

Toutefois, ces modèles ne garantissent pas aux investisseurs des profits assurés ou des risques amoindris. Les années récentes ont montré que les actions ayant des variances fortes étaient aussi parfois celles qui ont les plus faibles rentabilités, voire celles dont la valeur devenait nulle.

Les études historiques ont été contestées, en particulier celles qui montraient la supériorité à long terme des placements en actions. Les critiques ont argué que la période étudiée avait été singulièrement indulgente pour les actions, que les pays concernés avaient eu une expansion économique formidable et enfin qu’une croissance moins forte et moins inflationniste aurait privilégié les obligations38.

Les gestions de portefeuille fondées sur des techniques quantitatives ont durant la crise, donné au mieux des résultats médiocres, en tous cas bien inférieurs à des gestions plus intuitives. En réalité, il semble que le modèle est beaucoup moins efficace dans les situations extrêmes. Lorsque la peur ou l’avidité (greed and fear) s’emparent des investisseurs, ce sont des critères autres que la variance historique, le bêta ou la moyenne de la rentabilité qui doivent être utilisés39. Il s’agit de prévoir les actions des autres participants plutôt que de déterminer la valeur la plus intéressante. On est dans le fameux concours de beauté de Keynes où il faut deviner quelle sera la candidate qui sera choisie par les autres membres du jury.

Le modèle suppose surtout une information parfaite, un marché liquide et efficient, des prix qui reflètent parfaitement toute l’information disponible et un risque déterminable. L’équilibre se fait par les prix : une hausse du risque entraîne une baisse du prix, ce qui accroît le bénéfice futur anticipé. C’est une illustration de l’adage « la rentabilité paye le risque ». Dans ces conditions, le risque s’apparente à un coût de transaction.

Or, dans les situations de crise, le risque n’est plus perçu rationnellement. On rentre dans l’univers des « esprits animaux » de Keynes. On a vu comment, il n’y a pas si longtemps, le cours des actions d’Alcatel avait chuté de 40 % en deux jours. Il n’y avait tout simplement plus d’acheteurs en face des vendeurs. Plus grave, la volatilité des titres d’une société peut entraîner une réduction de sa profitabilité, voire celles dont la valeur devenait nulle.

Presque simultanément, la valeur des actions diminue, les obligations se déprécient, il devient impossible de lever de nouveaux capitaux et les banques se rétractent. Par conséquent, le coût des ressources augmente et des investissements nécessaires sont abandonnés. Un cercle vicieux s’installe. C’est à peu de choses près ce qui est arrivé dans le secteur des télécoms entre 2000 et 2003.

Enfin, dans les marchés globalisés où la diversification est aussi internationale, le choix de l’actif sans risque international n’est pas neutre sur les économies nationales et ce d’autant plus qu’il n’est pas toujours le même. Naguère, c’était le bon du Trésor américain, aujourd’hui, c’est l’or. Il est difficile avec ces changements de calculer des bêtas sur des bourses « exotiques » et de diversifier sans dégâts pour les économies émergentes.

On peut en tirer un corollaire intéressant : dans des marchés parfaits ou s’approchant de la perfection, la rentabilité moyenne des actifs est proportionnelle au risque.

En conclusion, loin d’être en concurrence, les trois théories sont parfaitement complémentaires et tracent la ligne de notre premier chapitre : l’individu, seul, face à un risque n’a que l’alternative d’assumer ou d’éviter. Dans bien des cas, du fait de considérations personnelles, il préférera s’abstenir. Mais s’il n’est pas seul et qu’il peut compter sur une régularité de comportement, il pourra partager ce risque avec d’autres individus, améliorant ainsi – en général – la position du groupe.

Nous verrons dans la suite la pertinence de ces déductions sur les PED. Toutes ces conclusions sont évidemment compatibles avec la rationalité des agents voire leur information parfaite. Ce sont simplement leurs situations différentes qui les conduisent à agir de façon apparemment irrationnelle. Et c’est cette irrationalité apparente qui rend inefficaces les modèles traditionnels de croissance.

Notes
35.

. Mais cette méthode pose un problème d’ordre pratique : le nombre total de statistiques nécessaires au calcul croît avec le nombre de titres. Les ordinateurs des années 1960 ne permettaient pas de faire ces calculs. Sharpe a porté son attention à la résolution de ce problème. Il supposa que la rentabilité de chaque titre est liée linéairement à celle d’un indice commun. Dans ces conditions, le nombre de statistiques nécessaires au calcul de la frontière efficace est considérablement réduit. Elles peuvent être facilement calculées à l’aide des données historiques, en prenant comme indice celui d’un marché : S&P 500 aux États-Unis, CAC 40 en France, etc.

36.

. Le degré de synchronie entre deux titres peut s’exprimer mathématiquement par la covariance. Et on peut ainsi, en théorie, créer un tableau cartésien avec, pour chaque actif de l’univers étudié, sa covariance avec chacun des autres actifs de l’univers. On pourra alors, en pondérant judicieusement chacun des actifs, obtenir un portefeuille qui aura un couple moyenne/variance meilleur que celui de chacun des titres qui en font partie. La diversification permettra ainsi, tout à la fois, d’éliminer les accidents pouvant affecter une société et de tirer parti de la covariance. Dans la pratique, établir la covariance de chacun des titres avec chacun des autres titres est une entreprise complexe et difficile et dont le résultat serait sans doute discutable. C’est pourquoi Sharpe (1970) a suggéré une méthode simplifiée. Au lieu de calculer la covariance de chacun des titres avec tous les autres, c’est simplement la covariance avec l’ensemble du marché qui est calculée. Cette mesure est appelée le bêta. Il est égal à la covariance des taux de rentabilité de l’action (i) avec ceux de l’indice de marché (sigma im) rapporté à la variance des taux de rentabilité de l’indice de marché (sigma2m). Les actions peuvent se classer en trois catégories : (i) les actions qui ont un bêta proche de 1, qui ont une volatilité identique à celle du marché ; (ii) les actions qui ont un bêta supérieur à 1, qui ont une volatilité supérieure au marché ; (iii) les actions qui ont un bêta inférieur à 1, qui ont une volatilité inférieure au marché. On peut alors déterminer des portefeuilles efficients qui sont les portefeuilles tels que, pour un niveau de risque donné, ils maximisent la rentabilité. Chaque investisseur pourrait, en fonction de son profil de risque, faire le choix du portefeuille optimal. Il devrait être composé d’une combinaison d’actifs sans risque et du portefeuille de marché. Par ailleurs, il a été observé que les titres ayant la variance la plus élevée avaient en moyenne, sur une longue période, la rentabilité la plus élevée. Cette observation était également valable par classe d’actif. Ainsi, une étude d’Ibbotson Associates citée par Higgins (1995) montre que les actions avaient en moyenne surperformé les obligations d’État de 6,9 % par an de 1926 à 1993 aux États-Unis. De même, Daniel Wydler (1998), dans une étude pour Pictet et Cie, arrive aux mêmes conclusions dans la comparaison des actions et des obligations suisses de 1925 à 1997.

37.

. Les objectifs des investisseurs étant supposés être la plus forte rentabilité au moindre risque, la rentabilité d’un titre a été définie comme la somme des dividendes distribués et de son appréciation durant la période considérée ; sur le passé, ce serait la moyenne de la rentabilité, sur le futur, ce serait la rentabilité anticipée ; et le risque a été défini comme l’ensemble des variations du titre pour la période. Afin d’avoir une mesure précise et commune de cette variabilité, les économistes se sont accordés à utiliser la variance du titre ou son écart type.

38.

. On peut imaginer aussi, et cela serait conforme à nos hypothèses, que la hausse des actions a permis la croissance qui, en retour, a favorisé une nouvelle hausse des actions, etc.

39.

. Une littérature en expansion : la Finance comportementale, permet d’indiquer des pistes aux investisseurs. On peut citer Shefrin (2000).