1. Modèles de croissance

La littérature économique est riche en théories de la croissance économique. Eric Bosserelle41 les classe en quatre grandes approches.

  • Les premières interrogations formulées par Smith et reprises par l’école classique, par Marx et ensuite par Young.
  • La conception keynésienne prolongée par Harrod.
  • La conception néo-classique avec le modèle de Solow.
  • L’approche régulationniste.

Ces théories sont généralement fondées sur le principe de l’accumulation : plus on a de capital, de travailleurs et de connaissances, plus on peut produire. Les régulationnistes y ajoutent la « conjonction de mécanismes concourant à la reproduction d’ensemble, compte tenu des structures économiques et des formessociales en vigueur42 ».

Le modèle de Solow, qui est celui que les économistes ont traditionnellement utilisé pour étudier la question43, met en avant quatre variables : la production (Y), le capital (K), la main d’œuvre (L) et la connaissance (A). La fonction de production se présente donc de la façon suivante :

Y(t) = F(K(t), A(t)L(t)

Ces théories postulent également que les rendements des différents facteurs sont décroissants et que la connaissance se diffuse entre les différents pays. En conséquence, les PED devraient progressivement rattraper les pays plus développés.

Croissance endogène et risque
L’imperfection notoire du modèle de Solow – il n’expliquerait selon cet auteur (1957) que 1/8 de la croissance des États-Unis durant la période 1909-1949 (Arrous, 1999, p. 74) – et la volonté de concilier les hypothèses néoclassiques avec les faits stylisés de la croissance, ont conduit à de nouveaux modèles de croissance endogène. Romer (1986) et Lucas (1988) ont initié ce nouveau courant caractérisé par « l’endogénéisation » du progrès technique et du taux de croissance de la population. Tous les modèles relevant de ce courant ont en termes d’équilibre général la même structure de base : les ménages détiennent les facteurs de production et les actifs de l’économie ; les entreprises louent capital et travail et produisent les biens qu’elles vendent à d’autres firmes ou aux ménages. Ils ont également un dénominateur commun : le comportement de consommation et d’épargne des ménages est obtenu par la maximisation d’une fonction d’utilité intertemporelle sous contrainte de budget. Le modèle de Romer (1986) prend deux hypothèses clés : l’apprentissage par l’investissement et le caractère public des connaissances de chaque firme. Dans des modèles ultérieurs, par exemple Romer (1990) et Grossman et Helpman (1991), le progrès technique est endogénéisé, principalement, en considérant qu’il peut se présenter sous forme d’augmentation de variété ou d’amélioration de qualité (Arrous, 1999, p. 184 sq.). Ainsi, pour peu que l’on puisse modéliser tous ces paramètres, on devrait pouvoir disposer d’un modèle descriptif efficace. La question qui se pose est la compatibilité de ces modèles avec une théorie du risque. On peut d’ailleurs se poser la même question à propos de celle entre ces modèles et la théorie des institutions. North (1991), qui en est le pionnier, explique que sa théorie est construite à partir d’une théorie du comportement humain combinée à une théorie des coûts de transaction et que les institutions existent pour créer de l’ordre, réduire l’incertitude dans l’échange et fournir la structure d’incitations d’une économie (cité par Arrous, 1999, p. 221 sq.). On peut donc dire que les institutions constituent en soi un progrès technique. Or, le risque est la cause des institutions et celles-ci une solution à celui-là ; par conséquent, si l’on peut endogénéiser le progrès des institutions on devrait pouvoir en faire de même avec le risque. Un modèle de croissance endogène intégrant risque et institutions devrait théoriquement être faisable. Cependant, tant le progrès technique que la qualité des institutions et le risque ne peuvent être étudiés de façon isolée. Si le progrès technique dans un pays a été moins rapide que chez le voisin, si la qualité des institutions est améliorée mais que les autres nations en ont fait davantage et si le risque reste plus mauvais qu’ailleurs, la croissance restera bridée. Les modèles devraient prendre en compte les facteurs des pays concurrents.

Notre but n’est pas d’étudier ces différentes thèses ou d’en contester la validité, mais plutôt d’essayer de comprendre les ressorts de la croissance en utilisant une autre approche. Notons d’emblée que les modèles existants n’ont pas donné pleinement satisfaction. Selon Romer44, citant des études de Baumol et De Long, on ne peut constater de convergence entre pays riches et pays pauvres, alors que le modèle de Solow le prévoit. De ce fait, pour obtenir une confirmation des projections, il faudrait comparer uniquement des pays ayant de fortes similarités.

Mais, au-delà de l’insuffisance prévisionniste des modèles, il nous semble qu’ils ne remontent pas aux sources et sont donc de mauvais guides pour l’action. Qu’on en juge : la croissance proviendrait d’une augmentation du capital, de la population et des connaissances techniques. Mais pourquoi certains pays attirent-ils le capital plutôt que d’autres ? Toutes les formes d’investissement sont-elles équivalentes ? La population suit-elle la prospérité, ou est-ce l’inverse ? L’apprentissage peut-il être mesuré et comment l’améliorer ?

Comment concevoir l’essor de l’économie américaine sur deux siècles, la relative stagnation de la France, la progression fulgurante du Japon, la faillite de l’économie argentine (qui avait en 1920 un revenu par tête équivalent à celui de la Suisse), l’état toujours embryonnaire des économies d’Afrique ?

La plupart de ces modèles sont tellement déterministes et la réalité tellement irréductible… Nous avons tous, dans nos voyages, visité ces carrefours de l’humanité, Venise, Alexandrie, Carthagène, qui portent sur leurs façades la nostalgie de leurs splendeurs passées, nous avons visité des pays dont le passé sans Histoire se confondra probablement avec un futur sans espoir et nous connaissons aussi des métropoles qui étaient des villages de pêcheurs. Comment concilier ces thèses qui promettent aux uns des avenirs radieux et aux autres une progression prudente et équilibrée, avec des faits si contradictoires. Hairault (2004)45 ne voit que deux façons d’expliquer les différences de revenu par tête dans le monde : soit une disparité en termes de recherche-développement, soit des différences dans le degré d’équipement et de formation. Mais pourquoi Dubaï et non pas Ras al Khaimeh ? Pourquoi le Luxembourg et non pas la Lorraine ? Pourquoi le Texas et non pas le Mexique ? L’explication par la recherche/développement ou les différences dans le degré d’équipement et de formation paraît étroite et en tout cas, conséquence plutôt que cause.

En ce qui concerne les théories du développement, Huart (2003) donne comme « éléments théoriques […] pour expliquer les écarts de développement… » :

La sous-accumulation selon Nurske, qui se résumerait ainsi : « L’insuffisance de revenu se traduit par une épargne faible, donc conduit à de faibles ressources disponibles pour investir. […] En outre, ces revenus très faibles rendent la demande atone et n’incitent pas les entrepreneurs à investir. […] Donc l’investissement est si faible qu’il provoque une situation de sous-accumulation de capital. Cela rend la productivité du travail très faible par insuffisance d’équipements […].
« La conception linéaire de Rostow […]. Les pays du tiers-monde se situent à des étapes antérieures de développement. Il suffit, pour Rostow, de favoriser la mise en place d’une économie libérale pour atteindre les étapes ultimes.
« Les nuances de Gerschenkron … les pays à industrialisation tardive suivent un développement spécifique … et ne passent pas tous par les mêmes étapes.
« Arthur Lewis […] un des fondateurs de la théorie du développement avec […] une économie telle qu’un secteur moderne côtoie un secteur traditionnel […] l’abondance de main-d’œuvre dans le secteur traditionnel maintient les salaires à un niveau très faible, ce qui en fait une réserve de main-d’œuvre pour le secteur moderne […]. Il est donc nécessaire que les investissements puissent être axés sur la production intérieure.
« Le développement déséquilibré d’Albert Hirschman et de François Perroux […]. Pour Hirschman […] il faut favoriser un développement déséquilibré, en agissant par pressions successives […]. Pour Perroux […] l’État, en favorisant des pôles de croissance, en assurant une éducation et une scolarisation de base, doit permettre le développement.
« Les théories expliquant le sous-développement par la domination des pays développés […] par des vecteurs politiques, culturels ou économiques tels que le commerce international, la maîtrise des technologies de pointe, la finance internationale 46 […]. »

Il nous semble que la faille essentielle dans toutes ces analyses est d’avoir occulté l’aspect risque. Nous allons essayer ici d’intégrer cette donnée et d’étudier son impact sur la croissance47.

Notes
41.

. Voir Bosserelle (1999).

42.

. Bosserelle (1999), p. 35.

43.

. Romer (2001), p. 7.

44.

. Romer (2001), p. 31.

45.

. Hairault (2004), p. 131 et 87.

46.

. Huart (2003), p. 66 à 73.

47.

. Nous aborderons plus loin la théorie des institutions.