Le rôle central des entreprises dans l’Échange

Les entreprises sont le meilleur outil pour échanger le risque. En effet, d’une part, les échanges qui sont faits par le biais d’entreprises sont moins risqués que tous les autres, d’autre part, les entreprises sont idéalement placées parce que en raison de leur taille elles disposent de la meilleure information et des meilleures capacités pour mitiger leurs risques.

Notons tout d’abord que les transactions avec les entreprises comportent une incertitude juridique réduite. Cela en raison du fait que toutes les entreprises (commerciales) sont gérées par des commerçants, alors que seuls une minorité d’individus le sont.

Or les commerçants, lorsqu’ils ont un différend, font appel aux tribunaux de commerce qui sont généralement plus rapides et mieux informés (ils sont généralement présidés par un commerçant) que les tribunaux civils.

Un droit spécial régit leurs relations : le code de Commerce. Il inclut des modes de preuve simplifiés et une prescription réduite.

Lorsque la partie adverse n’est pas un commerçant et qu’elle est demandeur, elle a le choix du tribunal et peut donc opter pour un tribunal civil ou de commerce.

À cette plus faible incertitude juridique, il faut ajouter la plus grande durée de vie des entreprises : en cas de décès du dirigeant, l’entreprise peut continuer et en tout cas elle peut généralement honorer les engagements antérieurs ; alors qu’au décès du commerçant, les tiers sont exposés à perdre leurs créances, leurs contrats, et la relation d’affaire.

De plus, une entreprise peut avoir le capital nécessaire à son développement. Un individu ne pourra jamais avoir un capital plus grand que sa fortune. Il pourra emprunter, tout comme une société, mais il ne pourra pas lever du capital. Or le capital détermine la capacité d’emprunt et donc le potentiel de croissance. De ce point de vue, l’entreprise démocratise la prise de risque : elle permet de rapprocher pour les actionnaires l’équivalent certain de l’espérance de profit ; ils peuvent participer pour un montant symbolique à des risques qui n’auraient été envisageables que par des personnes beaucoup plus fortunées.

Ainsi, comparons une entreprise ayant un seul actionnaire qui investit une part importante de sa fortune avec une autre entreprise ayant mille actionnaires, chacun investissant moins d’un pour mille de sa fortune ; il est presque sûr que l’équivalent certain des actionnaires de la seconde entreprise sera nettement plus élevé que celui du propriétaire de la première. Donc, et pour peu que les deux entreprises soient gérées pour maximiser l’utilité de leurs actionnaires, la deuxième entreprise sera prête à prendre plus de risque, et fera en général plus de profits.

L’entreprise pourra aussi, si elle n’a plus de projet intéressant, distribuer ses réserves à ses actionnaires. Un commerçant a toute sa fortune dans son commerce (il ne peut pas constituer un patrimoine d’affectation) et par suite il a tendance à éviter certains projets pour ne pas mettre en péril la totalité de son patrimoine.

Pour un créancier, il est toujours plus sûr de prêter à une entreprise qu’à un particulier : les entreprises offrent une plus grande transparence, la sortie des actifs est beaucoup plus difficile que pour un particulier (un particulier menacé de banqueroute aura tendance à faire fuir une partie de son patrimoine, ce qui est bien moins aisé pour une entreprise) et enfin les législations ont tendance à être plus protectrices pour les particuliers que pour les entreprises95.

Ainsi, pour résumer : le risque est plus faible lorsque l’on traite avec un commerçant qu’avec un particulier, avec une entreprise qu’avec un commerçant. En conséquence, un salarié préférera se faire employer par une entreprise que par un particulier, il prendra moins de risque à être employé qu’à travailler pour son compte ; un créancier sera plus rassuré à prêter à une entreprise qu’à un particulier ; un client le sera plus à acheter à une entreprise ; un fournisseur privilégiera les relations avec les entreprises. On prendra généralement une entreprise comme commissaire aux comptes et une banque comme financier.

Si maintenant nous devions comparer les mérites respectifs de la théorie des transactions (TT) et celle des risques (TR) pour expliquer l’existence des entreprises et leur croissance, force est de constater la supériorité de la seconde. Selon Coase, les transactions intra-entreprises sont moins coûteuses ; selon TR les échanges intra-entreprise, interentreprises, et entre un particulier et une entreprise sont moins risqués. Selon la première, dans un pays où il n’existe qu’une entreprise, elle sera incitée à grandir parce que les transactions internes qu’elle fera seront moins coûteuses que celles qu’elle pourrait faire par le marché. Selon la seconde, des entreprises se créeront et grandiront parce que les particuliers préféreront faire des transactions avec des entreprises plutôt qu’entre eux-mêmes, les entreprises commerceront principalement entre elles et trouveront plus facilement des employés que les particuliers. Nous pouvons donc affirmer que l’étendue explicative de TT est bien plus limitée que celle de TR. Cependant, nous ne pouvons pas tirer de déduction définitive parce qu’on ne connaît pas l’élasticité des transactions aux coûts et celle afférente aux risques.

Le tableau suivant résume ces conclusions :

Tableau 15 : Comparaison des théories de l’entreprise
  Échanges intra entreprise Échanges interentreprises Échanges entre entreprises et tiers
Théorie de Coase Coût inférieur Neutre Neutre
Théorie du risque Risque inférieur Risque inférieur Risque inférieur

Le risque apparaîtrait donc comme un élément structurant : il conduirait les agents à choisir certaines structures sociales plutôt que d’autres. Il est aussi paradoxalement un facteur de progrès parce qu’il les pousse à faire des échanges. À notre connaissance, cette double caractéristique n’a jamais été étudiée.

Notes
95.

. À l’inverse, il est plus facile de répartir les risques de crédit sur un grand nombre de particuliers que sur un grand nombre d’entreprises. La réduction du risque par la diversification, possible pour une banque, peut lui permettre d’avoir un risque « particuliers » plus faible que le risque « entreprises ».