Chapitre 2. Le crédit : ciment de l’échange du risque

« Toute nouvelle vérité naît malgré l’évidence. »
Gaston Bachelard, Le Nouvel Esprit scientifique

Introduction au chapitre 2

Parmi les institutions ayant pour objet l’échange de risque, le crédit est l’une des plus importantes. Nous avions, dans le premier chapitre, reporté son étude, préférant lui consacrer un chapitre entier ; d’une part, parce que le crédit représente le centre de notre thèse et, d’autre part, pour son importance en économie.

De fait, le crédit serait central dans toute étude consacrée au risque. Il est intéressant – mais guère surprenant – de noter que le crédit et la confiance ont des étymologies croisées. Mieux, ce sont des métonymies en opposition : le crédit (étymologiquement la confiance) est la résultante de la confiance, alors que la confiance est étymologiquement ce que l’on confie (en l’occurrence le crédit octroyé).

Historiquement, le crédit est apparu très tôt. Le code d’Hammourabi, il y a près de quatre mille ans, le connaissait déjà. Beaucoup plus près de nous, les Grecs et les Romains le pratiquaient de manière très extensive. Les ethnologues, quant à eux, estiment qu’il précède toute forme d’échange. Plus précisément ce serait le don, réglementé et généralisé, qui serait à l’origine à la fois de l’échange de marchandises et du crédit. Ainsi Mauss (1923-1924) déclare : « En fait, le point de départ est ailleurs. Il a été donné dans une catégorie de droits que laissent de côté les juristes et les économistes qui ne s’y intéressent pas ; c’est le don, phénomène complexe99 […] ; or le don entraîne nécessairement la notion de crédit. L’évolution n’a pas fait passer le droit de l’économie du troc à la vente et celle-ci du comptant au terme. C’est sur un système de cadeaux donnés et rendus à terme que se sont édifiés d’une part le troc, […] et d’autre part l’achat et la vente, celle-ci à terme et au comptant, et aussi le crédit100. » Bien que les conclusions des ethnologues soient d’abord fondées sur l’étude des peuples primitifs, leurs analyses historiques et sémantiques les ont conduits à les généraliser à l’ensemble des peuples. Mauss par exemple commence son Essai par un modeste : « Dans la civilisation scandinave et dans bon nombre d’autres, les échanges et les contrats se font sous la forme de cadeaux, en théorie volontaires, en réalité obligatoirement faits et rendus101… »

L’importance du crédit ne procède pas de son antériorité. Mais son origine archaïque désigne certaines de ses caractéristiques essentielles qui lui confèrent une partie de son importance. Non seulement le souci de pouvoir emprunter à nouveau (on serait dans le cadre de jeux répétés dans la théorie des jeux) mais aussi un résidu non marchand102 obligent le débiteur à payer son créancier. Ainsi, le crédit crée entre les partenaires un réseau de confiance. Malheur à qui ne respecte pas les règles : si la prison pour dettes n’existe plus, l’ostracisme fonctionne toujours très bien. De même, la relation entre client et débiteur dépasse le cadre de la simple transaction. C’est l’expérience de crédits accordés puis remboursés et la reconnaissance réciproque (aux deux sens du terme) entre créancier et débiteur qui les attachent l’un à l’autre. Plus que l’information sur les débiteurs, ce qui constitue le capital des banques c’est aussi et surtout la réputation que leurs clients ont auprès d’elles. On retrouve donc dans le crédit des traces de la triple obligation : donner, recevoir, rendre. Le créancier, par nature, doit prêter ; son client, s’il a besoin d’argent, a une obligation morale d’emprunter auprès de lui et, évidemment, il faut qu’il restitue avec intérêts. On trouve aussi ces alliances qui faisaient les communautés, spécialement auprès de certaines banques privées ou de banques d’affaires : on est client de la banque Lazare comme on ferait partie d’une secte. Loin donc d’être un simple échange marchand, le crédit est une institution qui produit aussi du social.

Sur le plan purement économique, le crédit apparaît aussi déterminant. Tout d’abord, les masses qui sont en cause sont sans équivalent : si, dans un pays donné, on additionnait les crédits bancaires, les crédits interentreprises, les créances potentielles que les individus détiennent sur les entreprises, les assurances, les mutuelles, l’État, on arriverait à des montants bien supérieurs au PIB. La part de ces créances dans le patrimoine des individus est elle aussi conséquente : elle peut facilement représenter plus de la moitié des actifs d’un individu. Mais ce qui devrait en faire encore plus un sujet d’attention est la volatilité du crédit et son pouvoir « invasif ». En effet, il suffit d’une rumeur, d’une mauvaise nouvelle ou d’une prévision pour que le crédit d’un emprunteur disparaisse ; comme la dégradation de la solvabilité d’une entreprise en Chine peut déclencher une tornade à Wall Street.

Le crédit n’est donc pas exclusivement une institution qui permet d’acquérir du risque, d’arbitrer entre différents risques ou de les mitiger, il peut aussi faire et défaire les liens sociaux, et il est une source de risque en soi. Par conséquent, si le risque est le démiurge de la civilisation, le crédit en serait le grand pontife ou, pour prendre une métaphore plus économique, il n’est pas un voile derrière lequel la réalité se joue mais plutôt un éther à l’intérieur duquel prospèrent les économies. Et c’est la raréfaction brutale de ce gaz qui entraîne les crises comme celle qui nous menace aujourd’hui.

L’objectif de ce chapitre sera de mettre en valeur le crédit et particulièrement le crédit bancaire, et aussi d’identifier quelques moyens pour en accroître l’efficacité, spécialement dans les PED.

Dans la première section, nous commencerons par exposer les théories du canal de crédit (d’une actualité brûlante) et nous proposerons une conception minimaliste de la monnaie. La perspective adoptée sera très nettement la « credit view » aux dépens de la « money view ». Nous pensons que, s’agissant des PED, ce point de vue est bien plus pertinent : plus explicatif des crises des PED et plus efficace.

La deuxième section mettra en évidence le rôle prééminent du crédit bancaire et analysera certains de ses aspects spécifiques aux PED.

Quant à la troisième section, elle portera, d’une part, sur la politique monétaire la mieux à même de supporter un accroissement du crédit et, d’autre part, sur la réforme du droit de la faillite qui est clairement au cœur de toute initiative visant à développer le crédit.

Ce chapitre démontrera ainsi, pour les PED, le caractère obligatoire d’une profonde réforme du crédit, la nécessité absolue d’une dynamisation de leur secteur bancaire, et donnera des solutions pour tempérer les risques d’un excessif emballement du crédit.

Notes
99.

. « … le mot don ne peut valoir qu’à titre d’abréviation de ce que Marcel Mauss désigne sous la rubrique de la triple obligation de donner, recevoir et rendre », Caillé, (2007), p. 262.

100.

. Mauss, op. cit., p. 54.

101.

. Ibid., p. 9.

102.

. Ce sont des survivances de ce que Caillé appelle la société première : celle de la communauté plutôt que celle de l’association, une société dans laquelle le lien précédait le bien.