1. La théorie du canal du crédit et quelques conséquences et observations sur les PED

La découverte du canal du crédit

Jusqu’aux années 1980, la littérature économique faisait peu de cas de l’importance du secteur financier dans la transmission des chocs exogènes ou de la possibilité qu’il soit lui-même à l’origine d’un choc. Il était considéré comme un « voile » dont l’efficacité contribuait à la flexibilité de l’économie, et non pas comme un facteur autonome d’instabilité ou d’amplification et de freinage d’impulsions extérieures.

Il était admis que les politiques monétaires étaient diffusées à l’économie par les taux d’intérêt nominaux ou réels, ou bien par les prix nominaux ou réels. Les crises, quant à elles, étaient dues à des causes exogènes : guerres, perturbations climatiques, vagues d’innovation ; ou du fait de politiques économiques maladroites105. Dans leur analyse de la crise de 1929, Friedman et Schwartz [1963] mettent l’accent sur la contraction de l’offre de monnaie, initiée par la Fed au début de la crise, et sur l’insuffisance de sa politique d’expansion monétaire par la suite.

Deux articles ont relancé la réflexion : l’un de Stiglitz et Weiss en 1981, et l’autre de Bernanke en 1983.

Dans le premier, Stiglitz et Weiss présentent un modèle du marché du crédit fondé sur l’asymétrie d’information. Le fait stylisé à expliquer est le suivant : pourquoi lorsque le niveau de risque des débiteurs augmente, les banques n’augmentent-elles pas les taux d’intérêt exigés, mais préfèrent rationner les crédits ? Cela s’explique, selon Stiglitz et Weiss, par l’asymétrie d’information entre les banques et les emprunteurs. Une banque en effet ne peut qu’estimer le risque d’un emprunteur et détermine le taux en fonction de cela. De son côté, l’emprunteur ne sollicite un prêt que si le taux réclamé est inférieur au retour sur investissement moyen, en cas de non-faillite. On est dans le cadre du « marché des tacots » d’Akerloff : lorsque le risque perçu par les banques augmente, elles augmentent les taux d’intérêt et seuls les projets les plus risqués deviennent envisageables ; les défauts de crédit s’accroissent et les banques réagissent en réduisant l’offre de crédit. La conjonction de l’asymétrie d’information et de l’aléa moral expliquerait donc le rationnement.

Dans le deuxième article, Bernanke part de la prémisse que les marchés du crédit sont incomplets, qu’un intermédiaire est souvent nécessaire pour certaines catégories d’emprunteurs et que cela nécessite des services de construction de marché et de collecte d’informations. Prolongeant le travail de Friedman et Schwartz, Bernanke observe que les explications antérieures n’expliquent pas la longueur et l’intensité de la crise de 1929, et que si celles-ci sont aptes à justifier les difficultés de 1929 et 1930, elles sont inadaptées pour rendre compte de la récession des années suivantes.

Pour Bernanke ce sont les problèmes des banques qui ont réduit la qualité des services financiers. La crainte de la faillite – du fait des ruées – a conduit les banques à réduire les crédits octroyés aux emprunteurs les plus dépendants des banques : les ménages, les agriculteurs, les entrepreneurs individuels et les petites entreprises ; et à réclamer davantage de sûretés. La crise a aussi entraîné la disparition de certaines banques et des informations dont elles disposaient, ainsi que la baisse du prix des sûretés.

Par la suite, Bernanke a élargi son analyse pour l’appliquer à des chocs monétaires et non pas seulement à des crises économiques. C’est ainsi qu’un travail fait en commun avec Blinder en 1988106 a produit le concept du « canal de crédit » dont on distingue habituellement le canal étroit (du crédit bancaire) et le canal large (du bilan). Nous avons choisi d’emprunter les définitions à une étude de la Banque de France107 :

« Le premier canal se fonde sur le premier fait stylisé : les agents économiques qui supportent des coûts élevés du fait des imperfections présentes sur les marchés des capitaux peuvent être particulièrement tributaires de l’intermédiation financière. Par conséquent, les chocs infligés aux bilans des intermédiaires financiers par les impulsions de la politique monétaire ou les pertes en capital subies par ces intermédiaires ou encore une aversion accrue au risque peuvent entraîner une contraction des prêts bancaires et avoir finalement une incidence sur la demande ou l’offre globales. Ce processus caractérise le “canal du crédit bancaire”.

« Le deuxième canal s’articule autour du second fait stylisé : les asymétries d’information et les problèmes liés à l’exécution des contrats peuvent entraîner des coûts d’agence, susceptibles de générer un écart entre le coût de l’autofinancement et le coût du financement externe. Les variations des coûts d’agence et de la “prime de financement externe”, qui dépendent l’un et l’autre du patrimoine financier des agents, peuvent alors diffuser et amplifier les chocs s’exerçant sur les bilans des agents économiques, donnant ainsi naissance au “canal du bilan” ou au mécanisme d’“accélérateur financier”108. »

Ce concept a fait l’objet d’intenses polémiques puisqu’il remettait en cause des convictions bien établies, des outils bien rodés comme le modèle IS-LM, et des politiques bien enracinées. Il n’est pas unanimement accepté et selon Bernanke lui-même, il n’est pas suffisant pour expliquer toutes les variations induites par une politique monétaire ou un choc exogène. En fait, pour les tenants du canal de crédit, ce n’est pas seulement la monnaie qui compte (money matters) mais aussi le crédit (credit also matters). Et de plus, il ne s’agit pas uniquement d’impulsions monétaires, mais aussi de celles nées dans la sphère réelle. Enfin, certains auteurs ont affirmé qu’il y aurait un canal positif – qui amplifie les chocs exogènes – et un canal négatif – qui atténue les chocs exogènes109.

Cette théorie a trouvé des applications principalement dans la politique monétaire. La transmission de celle-ci ne se faisant pas exclusivement par le taux d’intérêt et par les prix, il convient pour les décideurs de garder un œil sur les bilans des banques, leurs comportements dans les prêts (lending behavior) et la valeur du bilan des entreprises (pour le canal large). Toutefois, il ne s’agit pas d’une révolution mais plutôt d’une évolution : les outils sont toujours valables, les concepts toujours acceptés, mais la pratique doit tenir compte d’éléments supplémentaires. Il sera d’ailleurs intéressant d’observer la conduite du nouveau président de la Federal Reserve (M. Bernanke) et ce, spécialement dans les moments de tension. Agira-t-il de la même façon que ses prédécesseurs ? La théorie du canal de crédit influencera-t-elle plus profondément la politique monétaire américaine ?

Notes
105.

. L’analyse keynésienne est sans doute à mettre dans cette dernière catégorie. Le caractère endogène ou exogène de la crise est certainement discutable dans le cadre keynésien, mais il est peu douteux que le secteur financier n’y était pas un facteur déclenchant.

106.

. Bernanke et Blinder (1988), p. 435-439.

107.

. Clerc (2001).

108.

. Ibid.

109.

. Kierzenkowski (2001).