Une approche minimaliste de la monnaie

À ce stade, on peut aussi se poser la question de savoir si les CI ne seraient pas une forme de monnaie.

La question est en soi une hérésie tant on s’est habitué aux définitions classiques. Mais prenons un instant de réflexion. Quelle est la différence de nature, pour une entreprise, entre un dépôt auprès d’une banque et une créance sur une entreprise ?

Les deux sont considérés comme du patrimoine – on est aussi riche d’une créance qu’on l’est d’un dépôt bancaire, et d’ailleurs, on est aussi pauvre d’une dette auprès d’une entreprise qu’on l’est d’une dette auprès d’une banque –, les deux peuvent être liquéfiés, plus ou moins facilement, ils peuvent également servir de garantie pour un emprunt. La différence est de degré et non de nature.

Ajoutons que le sens commun a toujours considéré les ventes à crédit non comme des opérations de troc mais comme des transactions monétaires. Or, si le CI n’était pas de la monnaie, les ventes à crédit auraient été un échange entre une marchandise et un bien (la créance), c’est-à-dire une opération de troc. Le sens commun, sans y prendre garde, traite donc le CI comme une forme de monnaie.

On objectera qu’un compte auprès d’une banque peut être utilisé pour effectuer des paiements. Mais il peut en être de même avec des créances. En utilisant des effets commerciaux, il suffit d’endosser ces effets et, pour peu que la signature soit acceptable, ils circuleront aussi bien que des billets de banque.

Pour toutes ces raisons et d’autres, il n’est pas déraisonnable de dire qu’une créance, des dépôts bancaires ainsi que la monnaie émise par un État sont, tous trois, de la monnaie. La différence réside dans la disparité de confiance que le créancier peut avoir dans les différents débiteurs.

Cette version maximaliste de la monnaie incluant l’ensemble des créances et la monnaie a pour pendant une version minimaliste (qui a notre préférence) qui postule que la monnaie est simplement l’étalon qui permet de comparer et de mesurer, une sorte de calculette universelle ou, mieux, le langage qui permet à une population de se comprendre et de commercer. Dans cette optique, on ne confond plus la chose (la monnaie) et ses représentations (les créances incluant celles sur l’État et les banques) – comme le fait la conception orthodoxe de la monnaie128. À l’appui de cette thèse on peut citer aussi l’argument d’ontologie : car qu’y a-t-il de commun entre les différentes sortes de monnaie ? Certaines sont en métal, d’autres en papier et quelques-unes dématérialisées. Elles ne sont d’ailleurs pas toujours échangées ; de plus, beaucoup d’opérations de troc évaluent les prestations réciproques à l’aide d’une monnaie de compte. En d’autres termes, lorsque les économistes parlent de monnaie, ils feraient une sorte de synecdoque, assimilant le crédit à l’unité de mesure.

Cette perspective ne retire pas de l’importance à la monnaie, qui, comme le dit Mauss, est un fait social total : elle pénètre une grande partie des échanges entre individus, elle permet à chacun de connaître l’importance relative des choses. Elle ne se limite pas à l’un des produits des banques. Elle est à la fois bien moins et bien plus que la monnaie des définitions administratives. Et la nécessité de la stabilité de la monnaie n’en est pas atténuée, au contraire, car l’effondrement de la valeur de la monnaie – ou son appréciation brutale – aurait pour une économie les effets de la malédiction de Dieu sur les bâtisseurs de la tour de Babel129.

Dans cette version minimaliste, la politique monétaire devrait alors être divisée entre une politique de la monnaie et une politique du crédit130. Et de nouveaux agrégats incluant les créances interentreprises devraient être créés pour que les banques centrales puissent suivre plus efficacement les crédits nationaux.

De plus, pour les PED dont la monnaie est intrinsèquement faible – politiquement, économiquement et par manque de volonté –, le rattachement à une monnaie internationale s’impose presque naturellement. Nous y reviendrons plus loin.

Notes
128.

. On peut y voir aussi une parenté avec la théorie des effets réels d’Adam Smith ou celle de l’École de banque de Tooke et Fullarton.

129.

. On n’est pas très loin non plus de Knapp (1905), pour qui la monnaie n’est qu’une unité abstraite, un « valorimètre ». In Rist (1938), p. 384 sq.

130.

. Nous verrons dans la troisième section comment un pays privé de monnaie nationale peut néanmoins avoir une politique de crédit.