Pourquoi cette impression persistante que les banquiers sont des sortes d’alchimistes créant de l’or là où il n’y avait que du plomb ? Pourquoi ce phantasme du stylo du banquier ? Nous pensons que cela procède d’une confusion entre deux notions pourtant bien distinctes en droit : les droits réels et les droits personnels ! Certains juristes font de cette classification la Summa Divisio.
Selon Hage-Chahine (1982) : « La doctrine classique définit le droit réel (DR) comme étant un pouvoir direct et immédiat qu’une personne a sur une chose. L’exemple le plus parfait en est la propriété. […] Quant au droit personnel (DP), il se définit comme étant le pouvoir en vertu duquel une personne, appelée créancier, peut exiger d’une autre, appelée débiteur, l’accomplissement d’un certain service ou d’une certaine prestation131. »
Pour simplifier et résumer, les droits de propriété sont des droits réels et les créances sont des droits personnels. Nous n’évoquerons pas les droits mixtes, les tentatives d’absorption d’une catégorie par une autre ou l’élargissement de la discussion à l’ensemble des rapports entre individus. De plus et bien que cela pourrait manquer de rigueur, nous utiliserons indistinctement le mot droit (réel ou personnel) pour signifier à la fois le lien juridique et l’objet de ce lien (un bien ou une créance).
Que peut-on constater d’emblée ?
Tout d’abord, les droits personnels sont en nombre illimité, au contraire des droits réels. L’accord des parties peut faire naître de nouveaux types de contrats, alors que l’intervention du législateur est nécessaire pour de nouveaux droits réels.
Les DP sont aussi multipliables à l’infini : il est parfaitement possible à quiconque de signer une reconnaissance de dette d’un milliard d’euros sans utilisation de monnaie ni mouvement de marchandise ou de prestation de service. Il suffit de la rencontre des volontés du débiteur et du créancier pour faire naître une créance. Et, dans l’exemple ci-dessus, la signature du débiteur (et donc un stylo très commun) aura fait augmenter les créances nationales d’un milliard d’euros.
À l’opposé, les DR sont limités par les biens objets de ces droits. À un instant donné, toutes les volontés du monde ne pourraient les faire augmenter en quantité. Si l’on devait effectuer une consolidation de tous les patrimoines dans un pays (en supposant ce pays totalement fermé), on aboutirait seulement à la somme des DR ; car chacune des créances serait contrebalancée par une dette du même montant. En particulier, tous les avoirs auprès des banques, toute la monnaie, seraient éliminés parce que représentant des dettes des banques ou de l’État.
Toutefois, les DR peuvent se recomposer en une infinité de combinaisons et leurs valeurs peuvent augmenter sans limite. Pour un même bien, il peut y avoir différents droits de propriété : le droit de jouissance, le droit d’exploitation, le droit de disposition, etc. Un bien peut aussi être divisé en une multitude de parties : un immeuble peut être réparti en appartements, en pièces, en m2 et pourquoi pas en cm2 ; il pourrait être partagé dans le temps, chaque copropriétaire ayant la jouissance du bien pendant une période prédéterminée.
À un instant donné, la catégorisation de DR n’est pas nécessairement optimale. Elle relève de causes qui sont généralement historiques : le trust, par exemple, existe dans les pays anglo-saxons et n’existe pas en France, le leasing n’est entré dans le droit français que depuis peu, etc.
Les DR naissent par la découverte (une terre, l’invention de la radio qui a permis de découvrir les ondes…) ; la recombinaison d’éléments : en chauffant de l’argile on obtient de la porcelaine ; l’innovation juridique : les droits de pollution sont une création récente du Droit. Ils disparaissent par destruction, par recombinaison ou par décision législative : la collectivisation par exemple.
La réponse à la question qui ouvre cette discussion sur les DP et les DR se trouve donc dans l’amalgame entre les deux concepts. La monnaie (scripturale et fiduciaire) fait partie de la catégorie DP mais, en raison de la grande confiance que l’on place dans l’État et dans les banques, on a fini par l’assimiler à des DR. N’était cette illusion, personne n’aurait été choqué ni fasciné par le pouvoir créateur des banques qui est partagé avec toutes les personnes physiques et morales.
Mais une autre question plus essentielle s’impose maintenant à nous : quels sont les effets économiques de la construction des droits en deux catégories ayant une nature, une structure, des modes de création et de disparition différents ?
Nous avons, plus haut, donné un exemple irréaliste : celui d’un généreux donateur signant une reconnaissance de dette d’un milliard d’euros. Dans la vie courante, on trouve rarement des personnes qui s’endettent sans contrepartie, peu de créanciers qui acceptent de prêter sans être couverts par une garantie réelle ni aucun désintéressé par le paiement final de sa créance, en DR. Certes, le paiement peut se faire par la livraison d’un autre DP, mais à un moment ou un autre le créancier espère convertir ses DP. On doit donc supposer que dans un état du monde donné, il existe un rapport d’équilibre entre la valeur des DR et celle des DP132.
Si les DP augmentent fortement au-dessus du niveau d’équilibre, à la moindre inquiétude, les créanciers se précipiteront pour obtenir des DR provoquant la hausse de valeur des DR et une baisse de quantité et de valeur des DP (crise à la Minsky133). S’ils baissent fortement en dessous de ce niveau, les DR baisseront aussi de valeur, réduisant de ce fait les garanties et créant un nouveau cycle de baisse. De même si les DR augmentent – par suite d’une augmentation de la confiance, de découvertes ou de privatisations – et que les DP ne suivent pas parce que la Banque Centrale suit une politique de restriction monétaire, on peut avoir une chute de la valeur des DR elle-même suivie d’une réduction autonome (c’est-à-dire non orchestrée par la Banque Centrale) des DP134.
C’est probablement ce qui est arrivé lors du krach de 2000. Les valeurs boursières ayant fortement augmenté, la Fed avait retiré des liquidités ; le marché a d’abord corrigé et cela a été suivi par des réductions de DP (créances bancaires et créances interentreprises) dans des secteurs exposés, nommément la téléphonie, le high tech et la biotechnologie.
On peut établir un tableau à quatre entrées montrant des occurrences probables.
Croissance DP | Diminution DP | |
Croissance DR | Croissance équilibrée de la fortune nationale | Risque de cassure de la croissance |
Diminution DR | Risque d’inflation et de crise financière | Déclin de la fortune nationale |
Il n’est pas illogique de penser que la fortune nationale est un facteur déterminant de la croissance. Après tout, l’objectif de la production est la consommation et l’accumulation ; les crédits sont généralement donnés sur base des actifs existants (voir ci-dessus) ; le prix des actifs est le signal pour accroître la production.
On peut donc établir deux équations d’équilibre :
DP = K.DR
Y = f(DR, dDP, d DR)
Avec K le coefficient d’équilibre entre DP et DR, dDP la variation de DP, dDR la variation de DR.
Il faut noter aussi que la présomption implicite est que le patrimoine et les créances dans l’économie sont les premiers sujets aux influences exogènes et qu’ils déterminent la production.
Peut-on estimer ces variables ?
Les pays disposant d’un outil statistique efficace peuvent, peut-être, évaluer les ordres de grandeur, établir des régressions permettant de connaître les constantes, les signaux d’alerte, et ainsi effectuer du fine tuning. Les autres pays doivent recourir principalement à des politiques structurelles qui sont efficaces dans tous les cas de figure – mais qui ne seront pas toujours suffisantes. Une famille de ces politiques structurelles est fondée sur le fait que la constante K est fortement influencée par la facilité de transmissibilité des droits réels. En effet, si les DR sont intransmissibles, K tend vers zéro. Inversement si la transmissibilité est totalement fluide, K peut arriver à des valeurs supérieures à 1. À titre d’exemple, le Louvre ne pourra jamais emprunter en raison de sa possession de la Joconde, car le Louvre ne peut céder la Joconde. En revanche, si le Louvre pouvait louer ses tableaux (et donc transmettre une partie du DR dont il dispose), il n’aurait pas de difficultés à emprunter sur base des tableaux qu’il possède135. Cette relation entre la transmissibilité et le crédit a été, d’une certaine façon, déjà affirmée par de Soto, notamment dans son ouvrage The Mystery of Capital. Il y fait ainsi référence aux biens non cessibles comme à des propriétés mortes, « dead property ». Nous verrons dans ce chapitre comment une réforme du droit de la faillite peut améliorer le fonctionnement du crédit et, bien entendu, nous verrons dans le troisième chapitre les certificats hypothécaires et la contribution majeure qu’ils peuvent apporter à l’organisation du crédit. Nous pouvons aussi en déduire qu’une politique de privatisation active, au-delà du financement de l’État, peut renforcer la stabilité financière et en définitive accroître la production nationale.
. Hage-Chahine (1982).
. Les seuls DR qui nous intéressent sont les biens appropriables. Si des biens n’ont pas été découverts, retirés du commerce, négligés, ils ne peuvent pas faire l’objet de transactions. Cela permet de comprendre pourquoi, toutes choses égales par ailleurs, les biens sont plus chers dans des pays dans lesquels l’État détient une grande part du patrimoine national que dans des pays où il en détient une petite part.
. « … le climat [d’euphorie] affecte les banques qui augmentent leur offre de crédit et l’investissement croît. Le comportement bancaire […] augmente le ratio investissement/financement externe. Cette croissance continue au-delà du PIB potentiel. […] Toutefois cette croissance finit par déséquilibrer les bilans bancaires. […] En cas de choc négatif […] les banques sont contraintes de réduire leurs crédits et des faillites en chaîne peuvent se produire » Bernier (2001) p. 23-24.
. Les effets de levier et de massue sont bien connus en finance : ils expriment généralement le fait pour les premiers que la rentabilité des actifs est supérieure au taux d’intérêt et pour les seconds que la rentabilité des actifs est inférieure au taux d’intérêt. Dans le premier cas, les actionnaires s’enrichissent lorsque l’entreprise emprunte, dans le second cas, ils s’appauvrissent. Dans les phases de retournement, les entreprises très endettées qui bénéficiaient de l’effet de levier peuvent subir l’effet de massue et disparaître.
On peut aussi considérer ces effets sous l’angle du bilan : lorsque les actifs d’une entreprise s’apprécient du fait d’une bonne conjoncture, ses ratios de solvabilité s’améliorent et elle peut emprunter davantage et acheter d’autres actifs qui s’apprécieront aussi, etc. Au retournement, les actifs se déprécieront et l’effet de massue s’appliquera. Ce scénario est peut-être en train de se dérouler dans les marchés immobiliers aux États-Unis : dans la période de hausse des prix, les ménages se sont endettés de plus en plus. Aujourd’hui que les marchés se retournent, ils doivent rembourser ; certains ne peuvent pas le faire, ce qui conduit à des ventes forcées suivies de nouvelles baisses de prix et de nouvelles demandes de remboursement.
. Ce serait là une solution pour des musées riches mais impécunieux.