2. Les banques comme Fonds Commun de Créances

Une approche féconde pour la compréhension du rôle des banques est de faire une analogie entre elles et les fonds communs de créances (FCC).

Rappelons qu’un FCC est la forme française des véhicules de titrisation en anglais, Special Purpose Vehicle (SPV). La titrisation, sommairement définie, consiste à transformer des actifs ou des créances en titres négociables, par l’intermédiaire d’un véhicule ad hoc. Le mouvement de titrisation s’est développé en France à partir de la loi n° 88-1201 du 23 décembre 1988 relative aux organismes de placement collectif en valeurs mobilières, et portant création de fonds communs de créances. Un décret d’application n° 89-158 du 9 mars 1989 a complété cette loi, suivi de divers textes émanant des différentes autorités publiques, en relation avec ce type d’opération. Les articles 34 et suivants (concernant les fonds communs de créances) de la loi n° 88-1201 de 1988, ont été ultérieurement intégrés dans le Code Monétaire et Financier promulgué en décembre 2000 sous les articles L.214-43 à L.214-49142.

À la différence des opérations traditionnelles d’Investment Banking qui s’intéressent au « haut du bilan », les opérations de titrisation ne concernent que les actifs circulants – « le bas du bilan ». Par exemple, une opération de titrisation pourra être la cession des créances commerciales d’une entreprise à une SPV, les titres de cette SPV étant vendus à des investisseurs. Mais les opérations les plus complexes sont possibles ; ainsi des flux futurs de revenus et des marchandises parfois non encore existantes peuvent être titrisés.

La titrisation permet une multitude de formules qu’il serait trop long de détailler. Cette créativité des intervenants a rendu cette remarquable innovation financière très sulfureuse à la suite de la « mésaventure » Enron. Cette compagnie avait réussi à déconsolider une partie de son passif (ainsi que de son actif) à l’aide de SPV sur lesquels elle ne donnait qu’une information fragmentaire. Lorsque l’ensemble – après la cessation de paiements – a été remis à plat et que les comptes ont été proprement évalués, il s’est avéré que certains SPV avaient également eu pour objet de masquer des pertes, et que Enron n’était pas suffisamment isolée de ces SPV. La déconsolidation avait été faite comptablement mais non juridiquement.

Une des techniques qu’il est néanmoins nécessaire de mentionner est le « découpage » du risque initial. Il s’agit tout simplement d’avoir plusieurs catégories d’investisseurs du FCC. La catégorie la plus risquée est appelée « Junior », elle subit la première perte ; la moins risquée est appelée « Senior » ; et il peut exister des catégories intermédiaires appelées « Mezzanine ».

Un exemple simple clarifiera la question : supposons qu’un arrangeur imagine de vendre à des investisseurs des obligations Parmalat. Elles sont actuellement traitées à près de 15 % de leur valeur nominale. Le SPV achètera cent millions d’euros d’obligations Parmalat à quinze millions d’euros. Des parts « junior » seront émises pour cinq millions d’euros et des parts « senior » pour dix millions d’euros. Les parts « senior » auront un coupon de 20 % et les parts « junior » la totalité du produit résiduel. À l’échéance convenue – qui pourrait être le plan de redressement présenté par M. Bondi – les obligations seront liquidées. Supposons qu’elles sont liquidées à 10 %, les parts « junior » ont tout perdu, alors que les « senior » n’ont rien perdu. Si elles sont liquidées à 5 %, les « senior » ont perdu 50 % de leur investissement et les « juniors » 100 %. Mais si les obligations sont liquidées à 25 %, les « seniors » ont réalisé un profit de 20 %, qui est leur rendement contractuel, alors que les « juniors » ont obtenu un profit de 160 %.

On voit donc que deux catégories d’investisseurs ont pu obtenir des niveaux de risque, et donc des possibilités de bénéfice, calibrés à leurs profils personnels.

Cette technique est presque toujours utilisée dans les opérations de titrisation parce qu’elle permet, comme on l’a vu, en offrant plusieurs niveaux de risque, d’avoir un plus grand nombre d’investisseurs.

En quoi une banque pourrait être assimilable à un FCC ?

En schématisant fortement, on peut dire qu’une banque est une entité dont la principale activité consiste à détenir un portefeuille de créances. Celui-ci est financé par deux types d’investisseurs : les actionnaires et les déposants. À un instant donné, s’il y a liquidation de la banque, les profits seront partagés de la façon suivante :

Cela implique que les premières pertes seront subies par les actionnaires et que les premiers profits seront attribués aux déposants.

Dans cette perspective très sommaire, les investisseurs participent à un risque de crédit et sont répartis entre investisseurs « juniors » (les actionnaires) et investisseurs « seniors » (les déposants). On a bien une structure similaire à celle d’un FCC.

Mais, si une banque ressemble tant à un FCC, c’est peut-être surtout parce que les FCC ont été faits sur les modèles des banques ; avec tout de même une réserve : les FCC, de création plus récente, ont davantage les traits primitifs de leur espèce que les banques. Cette caractéristique primitive et quelque peu refoulée est l’acceptation de prise de risque par la totalité des apporteurs de ressources. C’est que la mémoire collective associe tellement les faillites de banques à des traumatismes collectifs qu’elle préfère oublier que les déposants veulent prendre un risque et que c’est cela qui justifie leur rémunération.

À la différence de l’explication traditionnelle (directement issue de Keynes) du dépôt bancaire, qui privilégie l’aspect liquidité – les agents déposent de l’argent à la banque en attendant une utilisation sous forme de consommation ou d’investissement – le modèle de « banque comme FCC » (BFCC) met en avant l’aspect risque. Les agents ont des horizons d’investissement, des aversions au risque, des compétences différentes, et choisiront pour une partie de leur patrimoine un investissement sous forme de dépôt bancaire.

La rentabilité du dépôt bancaire dans le modèle traditionnel vient principalement de la valeur d’option réelle de la liquidité : en retardant l’investissement de cette liquidité, l’agent aura éventuellement la possibilité de saisir une opportunité très rentable.

La rentabilité du dépôt dans le modèle BFCC vient essentiellement de la prime de risque : l’agent court le risque de perdre une partie ou la totalité de son investissement si les placements de la banque sont de mauvaise qualité.

Les deux approches ont leurs mérites et d’ailleurs, dans notre thèse, nous utiliserons également la première approche.

Notons au passage que, comme tout bien, le dépôt bancaire peut avoir plusieurs usages. En l’occurrence, il a un usage de liquidité et aussi d’investissement. Même si cette remarque peut sembler triviale, il n’empêche qu’avant l’invention de la banque, il était impossible d’avoir un actif à la fois liquide et risqué.

Examinons le cas de la Syrie qui, naguère, avait un secteur bancaire primitif. Jusqu’en 2003, elle n’avait pas encore de secteur bancaire digne de ce nom. Il était formé de sept banques publiques spécialisées. La plus grande était la Banque Commerciale de Syrie (BCS), seule habilitée à traiter en devises étrangères et qui collectait la majorité des dépôts en livre syrienne. La plus grande part des utilisations était auprès du secteur public, le secteur privé étant presque totalement privé de financement bancaire. Pourtant les entrepreneurs syriens arrivaient tout de même à se financer et à investir. C’est que le système économique avait généré des substituts. À côté des financements obtenus à l’extérieur du pays, les entrepreneurs empruntaient les uns aux autres, aux parents et aux amis, et aussi aux investisseurs. Ces derniers recevaient une rémunération parfois fixe, parfois variable, parfois raisonnable et parfois usuraire. Bien qu’il soit difficile d’évaluer le nombre de ces investisseurs, les faillites d’entrepreneurs qui ont eu lieu il y a quelques années (Kallas et autres) indiquent qu’ils étaient nombreux et répandus dans toute la société. En fait, les agents cherchent en permanence des couples risque-rentabilité avantageux. L’un de ces placements est le prêt à des entrepreneurs. Ce n’est pas un tropisme syrien de vouloir prêter à des entrepreneurs contre une prime de risque. Ce qui était en revanche particulier à la Syrie était l’absence de l’outil idéal pour le faire143.

Citons quelques indices :

Ce qui est sûr, c’est qu’une banque est un véhicule efficace pour diriger les preneurs de risque vers les emplois risqués et même, peut-on dire, un des meilleurs FCC qu’il est possible d’avoir.

En premier lieu, une banque est supérieurement équipée pour collecter des investissements. On peut admettre que pour « recruter » des « juniors », les actionnaires, une banque n’a pas d’avantages particuliers. En revanche, pour obtenir les investissements des « seniors » (les déposants), une banque n’a pas d’égal. Les banques ont une crédibilité assise sur un « track record » de plusieurs dizaines d’années. Elles ont un guichet de souscription toujours ouvert, la publicité est permanente et non pas ad hoc, et ont un excellent niveau de risque : la part importante des « juniors » donne aux « seniors » un très bon rehaussement ; souvent les déposants bénéficient d’une garantie des dépôts ; souvent aussi les banques ont le soutien d’un prêteur en dernier ressort ; toujours les banques sont supervisées par des commissaires aux comptes indépendants et des autorités de tutelle.

Dans les emplois (les prêts), les banques ont les plus bas coûts d’information. Du fait de la gestion des moyens de paiement, elles ont un accès privilégié sur les mouvements de leurs clients, des clients et des fournisseurs de ceux-ci. Étant les plus gros dans le métier de prêteur, elles ont des économies d’échelle pour le « processing » des crédits. Enfin, elles ont les meilleurs moyens de pression pour récupérer leurs avoirs des clients réticents mais non encore défaillants.

Il faut ajouter à cela la qualité du portefeuille et la rigueur opérationnelle. Peu de FCC peuvent se prévaloir d’une diversification et d’une gestion équivalentes à celles d’une banque. Et de plus, à la différence d’un FCC, une banque gère dynamiquement le risque, ce qui est une garantie supplémentaire pour les investisseurs.

Pour un État, il n’est pas de meilleur outil pour diriger l’épargne inactive vers les investissements productifs. Les banques sont – même lorsqu’elles sont privées – des auxiliaires dociles et puissants de la politique gouvernementale. Elles sont une source d’informations fiables et régulières – les banques envoient tous les trois mois (au maximum) les états réglementaires, ce qui permet aux autorités monétaires de connaître presque en temps réel le total des emplois, des ressources et du hors bilan des banques – et elles appliquent scrupuleusement les directives. En comparaison, les entreprises non bancaires ne renseignent pas la Banque Centrale sur les emprunts qu’elles font, ni sur les prêts qu’elles octroient à leurs clients ; elles ne sont pas assujetties aux normes de division de risques ou de solvabilité ou, lorsqu’il existe, à l’encadrement du crédit.

Enfin, dans les pays émergents, il n’existe tout simplement pas d’alternatives locales aux banques. Les marchés financiers sont peu développés et il y a très peu de fonds locaux qui investissent dans le risque local.

Ce concept présente-t-il un intérêt ?

A priori, rien n’interdirait de créer des contrats de dépôts spéciaux qui auraient une combinaison risque-rentabilité différente de celle du dépôt classique. Cette innovation donnerait certainement un avantage compétitif aux banques qui l’appliqueraient.

Reprenons notre modèle en y associant la théorie de l’agence. Nous avons un « agent », la banque, et deux « principaux », les actionnaires et les déposants. Les principaux n’ont pas les mêmes intérêts et n’ont pas le même pouvoir dans les différentes phases du cycle. Lorsque tout va bien, les actionnaires sont de plus en plus confiants et cherchent à conserver la croissance de leurs profits. Les déposants sont peu exigeants et peu difficiles à convaincre. Les banques seront plus sensibles aux désirs des actionnaires et agiront conformément à l’hypothèse de Minsky, prenant de plus en plus de risques et encourageant leurs clients à investir davantage. Le ratio de dettes financières sur le total des actifs des entreprises atteindra un niveau très élevé. Ce processus continuera jusqu’au moment où les actionnaires décèleront les prémices d’un retournement. Étant les plus affectés par les pertes, ils auront tendance à requérir des réductions de risque importantes. Celles-ci, par un effet boule de neige, rendront le freinage plus brutal. Dans les phases suivantes, les banques voulant plaire aux déposants, devenus les principaux les plus respectés, deviendront trop prudentes et prolongeront la crise par une politique timorée à l’excès.

Les déposants – et aussi les autorités de tutelle – ont tendance à préférer les banques plus grandes. La raison pourrait être, entre autres, une plus grande diversification des risques. Il est certain qu’une banque ayant un total de bilan de dix milliards de dollars peut avoir une meilleure diversification qu’une banque qui n’aurait qu’un milliard de dollars de total de bilan. Dans les pays émergents, le risque est une considération plus importante que la qualité des services.

Il est plus efficace d’augmenter la spécialisation des banques. Ainsi certaines licences bancaires auront une activité limitée à la prise de dépôts et le placement en obligations d’État. Certaines autres seront limitées à des prêts aux entreprises. Enfin quelques-unes pourront être universelles. Il est certain que la diversification de l’activité doit être proportionnelle à la taille. En dessous d’une certaine taille de banque, il est plus économique au déposant d’effectuer lui-même sa diversification.

L’établissement dans les pays émergents de normes prudentielles occidentales comme celles prévues par Bâle 2 peut entraîner un crowding out des placements dans les entreprises locales. En effet, les banques devant respecter les ratios prudentiels et en même temps rémunérer leurs déposants à des taux reflétant le risque systémique, seront tentées de prendre des risques élevés en prêtant aux plus mauvais des débiteurs locaux ou de réduire leurs prêts locaux. On est un peu dans une situation similaire aux marchés des tacots d’Akerloff. Nous en reparlerons plus loin.

Pour résumer, les agents déposants prennent un risque et ils reçoivent un revenu en contrepartie. Compte tenu de leur profil (aversion au risque et connaissance), les dépôts bancaires sont le meilleur placement. Et ainsi, dans les pays émergents, les banques sont le vecteur le plus efficace pour canaliser le capital-risque vers les entreprises.

Notes
142.

. Diab et Boustany (2003).

143.

. Une étude mériterait d’être faite sur la considérable déperdition qui a résulté de l’absence de secteur bancaire efficace.

144.

. Cette différence vient de ce que certains emprunteurs peuvent obtenir des taux internationaux, alors que d’autres empruntent auprès d’usuriers.

145.

. Le droit islamique interdit le prêt à intérêt mais ne prohibe pas les prêts participatifs. Dans la pratique, par le contrat dit de Mourabaha, les banques islamiques font des prêts avec une rémunération fixe. La technique consiste à effectuer simultanément une vente au comptant et un achat à terme, le report est alors considéré comme un bénéfice commercial et donc conforme.