Une politique monétaire sans monnaie nationale

Nous allons montrer qu’il est tout à fait possible d’avoir une politique monétaire dans un pays totalement dollarisé et que cette politique peut être autonome et efficace (à notre connaissance il n’existe pas de littérature défendant ce point de vue)150.

Une telle hypothèse, si elle était avérée, aurait des implications considérables sur les politiques économiques des PED151. La dollarisation semble dans ces pays une fatalité dangereuse alors qu’elle pourrait être une magnifique opportunité. Y arriver est en outre aisé : la dollarisation complète est, en effet, techniquement facile à mettre en œuvre alors que la dédollarisation – que ces pays souhaiteraient – est difficile à implémenter.

Mais pour avoir une idée des enjeux, il faudrait connaître le taux de dollarisation. Or cet exercice est d’autant plus ardu que les auteurs diffèrent sur la façon de le calculer152.

On le mesure généralement par la proportion de la masse monétaire locale (M1, M2 ou M3) qui est libellée en monnaie étrangère. Cependant, pour pouvoir avoir la donnée qui est pertinente, il faudrait disposer non pas du taux de dollarisation interne mais plutôt du taux national. Il faudrait donc rapporter l’ensemble des avoirs liquides en monnaie étrangère détenus par les nationaux (y inclus ceux qu’ils gardent auprès de banques à l’étranger) aux dépôts des nationaux, toutes monnaies confondues. Si l’on pouvait faire ce calcul, les taux de dollarisation seraient nettement supérieurs – et cela avant même d’examiner la proportion dans la fortune des nationaux de l’ensemble de leurs actifs en monnaie étrangère ou indexés sur une monnaie étrangère. La conclusion rationnelle pour la majorité des PED serait peut-être alors de dollariser ou, tout au moins, de renoncer à dédollariser.

Reste l’argument de la politique monétaire. Pour démontrer qu’elle est possible, nous allons en premier lieu utiliser un tableau présenté dans Mourgues [2000] (page 246) qui répartit les instruments et les effets des politiques monétaires en instruments, objectifs opératoires, objectifs intermédiaires et objectifs finals.

Tableau 21 : Instruments et objectifs monétaires
Instruments Objectifs opératoires Objectifs intermédiaires Objectifs finals
Open market
Réescompte
Réserves
Encadrement du crédit
Contrôles directs du taux d’intérêt
Contrôle des changes
Taux du marché interbancaire
Base monétaire exogène
Taux d’intérêt à court terme
Taux d’intérêt à long terme
Agrégats monétaires
M1, M2, M3
Prix
Niveau d’activité

Nous pouvons d’emblée constater que la plupart des instruments utilisés dans une politique monétaire sont disponibles même en l’absence d’une monnaie nationale.

Rien n’interdit à une banque centrale d’acheter et de vendre des titres privés ou publics en monnaie étrangère auprès des banques commerciales locales, suivant les techniques de l’Open market.

De même, une banque centrale peut offrir aux banques de réescompter les créances, en monnaies étrangères, que celles-ci présenteraient.

Les banques centrales sont en mesure d’imposer des réserves obligatoires tant sur les dépôts locaux en monnaie nationale que sur ceux en monnaies étrangères. Cette potentialité est utilisée par la BCE comme par d’autres banques centrales (la Banque du Liban ou la Banque centrale de Syrie par exemple).

L’encadrement du crédit est également possible dans des monnaies étrangères.

Une banque centrale peut aussi fixer arbitrairement les taux qu’appliqueront les banques locales tant sur les dépôts que sur les crédits.

En revanche, il est évidemment impossible d’agir sur le cours de change puisque par définition, il n’existe pas de monnaie nationale.

Pour les objectifs, nous devons tout d’abord répondre sur le fait de savoir si les cibles de ces instruments peuvent être différentes entre le pays d’origine de la monnaie et le PED dollarisé. En d’autres termes, est-il possible que les taux d’intérêt en dollar dans un pays dollarisé puissent différer des taux internationaux en dollar et existe-t-il une masse monétaire en devises étrangères autonome dans un pays dollarisé ?

L’exemple libanais montre que les taux dollar au Liban peuvent s’écarter durablement et considérablement par rapport aux taux internationaux du dollar153 ; il montre aussi qu’il peut exister une masse monétaire en devises étrangères, que cette masse est utilisée par les banques locales pour des placements locaux, et qu’elle subit des fluctuations qui sont causées localement.

La deuxième question que l’on doit se poser est l’existence d’une potentialité d’influence de la banque centrale locale sur ces cibles. Là aussi, l’exemple libanais montre que cette potentialité existe : la Banque du Liban a réussi par diverses actions à faire monter ou descendre le taux d’intérêt en dollar au Liban ; toutefois nous ignorons si les variations de la masse monétaire en devises étrangères ont varié suite à des actions de la banque centrale ou pour d’autres raisons.

La troisième question est l’efficacité des instruments en l’absence d’une monnaie nationale. Par exemple, l’instrument « réserves obligatoires » est-il aussi efficace s’il n’est pas fait dans la monnaie nationale ?

Des éléments de réponse ne pourraient être apportés que par une modélisation qui déborderait le cadre de notre étude. Intuitivement, nous soupçonnons que les instruments ont un effet d’autant plus grand qu’il y a une distorsion entre le PED et les Etats-Unis (si la dollarisation est en dollar). Ainsi, plus le PED aura une économie fragile, plus le taux d’intérêt du dollar local sera élevé, comparé à celui du dollar à l’étranger. En outre, la masse monétaire y sera plus volatile. Par conséquent, la banque centrale locale pourra avoir une plus grande influence et ses instruments seront plus efficients.

Comme il semble assez plausible que le taux local ne puisse être inférieur au taux international, la banque centrale pourra faire fluctuer le taux local uniquement au-dessus de ce dernier. En cas d’inflation locale (donc après déduction de l’inflation importée), la banque centrale peut avec les instruments classiques retirer des liquidités, ce qui fera monter le taux local et réduira la demande locale. En cas de faible activité, de la même façon la banque centrale peut injecter des liquidités pour réduire le taux local. Notons que la seconde action est plus difficile à mener que la première : d’une part, comme nous le disions plus haut le taux local peut difficilement être plus bas que le taux international, mais, d’autre part, les moyens d’injection de liquidité sont limités aux réserves de la banque centrale – elle ne peut pas imprimer des billets pour les introduire dans le marché154.

Avant d’aborder les limites possibles à une telle politique monétaire, il faut mentionner que les données lui sont plutôt favorables.

‘Selon Goux [1995] : « Aujourd’hui, sous l’influence du courant monétariste, la politique monétaire est plutôt passive. Il s’agit avant tout de combattre l’inflation ; en aucun cas de relancer la machine économique. »’ ‘Or, Reinhart et al.155 montrent que « … contrary to the general presumption in the literature, a high degree of dollarization does not seem to be an obstacle to monetary control or to disinflation ».’

Donc, selon la première proposition, la politique monétaire a comme objectif prioritaire le combat contre l’inflation et, selon la seconde, la dollarisation n’empêche pas la lutte contre l’inflation. Par conséquent, la dollarisation n’est pas un empêchement à l’objectif prioritaire de la politique monétaire.

Nous pensons même qu’une dollarisation complète serait encore plus efficace pour combattre l’inflation156.

Notes
150.

. Cependant il existe un courant qui présente certaines similarités, celui de la Banque libre. Hayek, qui en est l’initiateur, avait proposé d’abolir la banque centrale et de conserver aux banques privées la liberté en matière de création monétaire. L’ouvrage de référence est celui de Selgin (1991).

151.

. Cela est vrai aussi pour les pays de la zone Euro qui pourraient, s’ils le voulaient, continuer à avoir une politique monétaire autonome.

152.

. Pour une estimation de la dollarisation dans les PED, voir Reinhart, Rogoff et Savastano (2003).

153.

. Le fait que la cause du différentiel entre le dollar local et le dollar américain soit le risque pays ne change rien au fait que des clients déposent des dollars auprès des banques locales, que des emprunteurs empruntent ces dollars, qu’ils payent des fournisseurs locaux en dollars et que ces fournisseurs redéposent ces dollars auprès du système bancaire local.

154.

. Mais rien n’empêche d’imprimer des billets libellés dans la monnaie étrangère et émis par la banque centrale locale.

155.

. Reinhart, Rogoff et Savastano (2003), p. 3.

156.

. À l’inverse, Allegret (2005) est plus sceptique que nous sur les avantages de la dollarisation : « Le faible nombre de pays de taille significative à avoir adopté la dollarisation fait que les études empiriques concernant les performances macroéconomiques de ce régime sont peu nombreuses. […] Même s’il convient d’être très prudent […] leur enseignement principal est le suivant : les effets positifs attendus de la dollarisation n’apparaissent pas avec évidence d’un point de vue empirique », p. 147-149.