Le cadre théorique

Nous avons vu plus haut que l’immobilier était imparfaitement cerné. Nous allons néanmoins tenter de baliser le champ théorique, de spéculer sur ce que devraient être la valeur de l’immobilier et ses relations avec l’économie.

a) La valeur fondamentale

1. Les experts immobiliers évaluent généralement les biens par équivalence : si le bien A est équivalent au bien B, son prix est égal à celui de B. Donc, en appliquant un coefficient de correction adéquat, il est théoriquement possible d’évaluer n’importe quel bien. Par exemple, la meilleure localisation du bien A justifiera de lui accorder une prime de 15 %. Cette approche très empirique répond à l’essentiel des besoins des agents. Mais elle n’explique pas la valeur fondamentale des biens. Ainsi, imaginons que l’on puisse de proche en proche revenir à une transaction primordiale de laquelle ont découlé toutes les autres. Pourrions-nous de cette transaction comprendre l’essence de la valeur de l’immobilier ? Dans le cas d’une marchandise, il existe une valeur de référence : le coût de fabrication. Si les consommateurs apprécient le bien, il se vendra au-dessus de ce prix et progressivement d’autres concurrents se mettront à fabriquer le produit jusqu’à ce que le prix arrive au coût marginal. Si au contraire le bien ne rencontre pas d’amateurs, il se vendra en dessous de son prix de revient jusqu’à ce que, par disparition progressive des offreurs les moins productifs, le prix finisse par atteindre le coût marginal. Pour l’immobilier, il n’existe pas de prix de revient (pour la partie foncière) qui permette de former une fonction d’offre. Alors, sur quelles bases se feront les enchères entre offreurs et demandeurs ? Quelle est la valeur fondamentale ?

2. Les économistes ont traité le sujet, principalement dans le cadre des études sur les bulles immobilières246. Ainsi Cornuel (1999)247 : « En l’absence de bulle, le prix de l’actif est égal à la valeur fondamentale. Le problème est celui de la détermination de la valeur fondamentale. La méthode directe consiste à estimer la valeur fondamentale par les loyers anticipés. Une autre méthode, indirecte, consiste à évaluer la valeur fondamentale non pas à partir des loyers, mais à partir de variables économiques considérées comme fondamentales. » Et plus loin : « La valeur fondamentale est estimée à partir des variables macro-économiques. On suppose que les prix effectifs avant la flambée des prix représentent la valeur fondamentale et on les ajuste sur les variables exogènes pour déterminer les paramètres qu’on utilise pour estimer la valeur fondamentale lors de la flambée des prix. »

Les deux méthodes ne sont pas parfaitement satisfaisantes et cela explique que les économistes divergent lorsqu’il s’agit d’identifier une bulle. Par exemple, Cornuel (1999) : « Il existe une méthode simple pour identifier l’existence d’une bulle, c’est d’observer le prix de sortie du cycle. » Ou Touati (2005)248 : « Le propre d’une bulle est généralement d’être décelée une fois qu’elle a éclaté. » Puis toujours Touati : « Dans sa dernière note de conjoncture celui-ci [l’Insee] n’a effectivement pas hésité à publier deux modèles qui “semblent écarter l’existence d’une bulle immobilière en France”, tout en spécifiant néanmoins que leurs conclusions ne préjugent en rien de l’évolution future des prix immobiliers. Autrement dit, il n’y a peut-être pas bulle, quoique… »

La première méthode nous semble conceptuellement plus attrayante, mais dans la pratique elle est peu applicable. En effet, il existe parfois dans certains pays des législations, de la jurisprudence ou même de simples coutumes qui rendent les loyers peu significatifs et, dans tous les cas, déconnectent les marchés de la vente et de la location. L’argument selon lequel les loyers ne peuvent résulter d’une spéculation puisque le service n’est pas stockable n’est pas convaincant : les loyers peuvent être artificiellement bas parce que les propriétaires, ne souhaitant pas vendre à un prix qu’ils estiment trop bas, louent ; ils peuvent être artificiellement élevés parce qu’ils ne souhaitent pas immobiliser leurs biens dans l’attente d’une opportunité de vente. Enfin, on ne voit pas pourquoi le marché de la location serait plus « vrai » que celui de la vente, alors que ce dernier est souvent bien plus transparent et liquide que le premier.

La seconde méthode nous semble plus facile d’utilisation et plus robuste, quoique moins fondée théoriquement – qu’est-ce qui justifie la valeur initiale ? –, c’est d’ailleurs la méthode la plus couramment utilisée aux États-Unis et au Japon249. Elle donne de bons résultats et se prête plutôt bien à une approche économétrique250.

Pour notre part, nous souhaitons exposer une autre méthode d’évaluation de la valeur fondamentale qui est sans doute moins pratique que la méthode indirecte et conceptuellement moins puissante que la méthode directe, mais qui, pour notre étude, peut compléter l’une et l’autre.

Nous procédons par analogie avec un marché de marchandises et essayons de concevoir des fonctions d’offre et de demande :

Pour les offreurs de marchandises, le critère est le coût de fabrication et, pour les demandeurs, le critère est l’utilité.

  • Qu’est-ce qui peut donc ressembler à un prix de revient pour un offreur de biens immobiliers ?

Supposons que les offreurs n’aient d’autre utilité dérivée des biens qu’ils possèdent que celle de maximiser leurs bénéfices par la vente et aucun coût de possession (impôts, maintenance du bien, etc.). Dans ce cas, l’alternative est vendre tout de suite ou vendre plus tard. On peut donc considérer qu’en vendant tout de suite ils perdent l’espoir de vendre plus cher plus tard. Le prix de revient du bien immobilier peut alors être assimilé au prix anticipé, actualisé suivant le taux personnel d’actualisation. Pour un débiteur cerné par des usuriers, le taux sera peut-être de 25 %, alors que pour une congrégation religieuse, pour laquelle Dieu pourvoit à tous les besoins, le taux sera peut-être de 0 %. De même, chacun des offreurs aura son propre prix anticipé. L’ensemble des prix anticipés et actualisés par les offreurs permettra d’établir une fonction d’offre ressemblant à celle applicable pour les marchandises. Toutefois, une différence importante subsistera entre ces deux fonctions : les facteurs déterminants pour les marchandises sont extrinsèques – c’est le coût de fabrication qui dépend du processus –, alors qu’ils sont intrinsèques pour l’immobilier – c’est l’anticipation de ce que sera le prix.

Dans un modèle simplifié où le prix anticipé est unique pour tous les intervenants (information parfaite), la discrimination entre les offreurs se fera par le taux d’actualisation et nous aurons vraisemblablement des coûts croissants reflétant des taux d’actualisation décroissants.

La politique monétaire aura un effet direct sur l’offre de biens immobiliers : une augmentation des taux d’intérêt aboutira à une hausse de tous les taux d’actualisation et par conséquent à un abaissement des prix de revient et à un accroissement de l’offre ; la baisse des taux serait suivie de l’effet inverse.

  • Pour la fonction de demande, nous allons prendre comme hypothèse simplificatrice qu’il n’y a pas de demande émanant de spéculateurs, que les spéculateurs sont en réalité des offreurs qui, anticipant une hausse, cherchent à ne pas trop réduire leur stock. Lorsqu’il y a spéculation avec notre hypothèse, c’est l’offre qui se réduit et non pas une plus grande demande. Dans ce cas nous pouvons admettre que ce sont les utilités des demandeurs qui déterminent la fonction de demande. On peut relier l’utilité des demandeurs à trois motifs : a) l’utilisation, b) la réserve de valeur et c) la garantie réelle offerte.

a) Le premier motif est déterminé par la croissance démographique, par la croissance des revenus ou par la modification des standards. Nous ne développerons pas davantage ce motif qui est abondamment traité par la littérature.

b) Le deuxième motif est inspiré de la théorie des biens monétaires de Khoury.

Quelques explications sont nécessaires pour expliquer la théorie des biens monétaires. Selon M. Khoury (1994), « les biens monétaires sont des biens qui revêtent certaines caractéristiques de la monnaie, notamment comme moyen d’échange et comme réserve de la valeur251 ». Ainsi, lorsque la confiance dans la monnaie nationale est faible, les agents accroissent leurs possessions de biens monétaires. L’un des principaux biens monétaires est l’immobilier. En effet, il est abondant, il a une utilité intrinsèque (au pire, l’agent peut attendre quelques années et il finira par l’utiliser même si, entre-temps, il ne se trouve personne pour l’acheter) et les prix sont relativement stables. Un autre bien de choix est le placement monétaire, en devise étrangère, dans une banque à l’étranger. Mais il n’est pas toujours possible, pour un agent économique dans un PED, d’ouvrir un compte à l’étranger et d’y transférer son épargne. Il convient de bien noter la différence qui existe entre la théorie des biens monétaires et la théorie du portefeuille. Dans la première, ce qui prédomine c’est à la fois la liquidité du bien et la stabilité de son prix ; dans la seconde, c’est le bénéfice espéré (sachant que c’est tout le portefeuille qui est considéré). L’exemple suivant montrera la différence.

Soit un univers composé de trois biens : la monnaie, l’immobilier et des actions. Supposons que la monnaie ne rapporte rien et que l’immobilier a un couple risque-rentabilité inférieur à celui des actions. Selon la théorie du portefeuille, l’investisseur aura la majeure partie de son investissement en actions, une petite partie en monnaie pour ses paiements (motif de transaction) et une autre, toujours en monnaie, pour tirer parti des opportunités (motif de précaution et de spéculation). Selon la théorie des biens monétaires, si la confiance en la monnaie est faible, l’investisseur aura une partie de son patrimoine en immobilier (motif de précaution et de spéculation) en remplacement d’une fraction de son patrimoine liquide. C’est donc la confiance – qui renvoie à l’incertitude radicale de Knight – qui est le motif important dans la théorie des biens monétaires, alors qu’elle est absente dans la théorie du portefeuille.

Si dans les pays développés cette utilité des biens immobiliers est peu visible et peu documentée, dans les PED elle est déterminante et elle explique certainement – au moins partiellement – ce ratio du patrimoine immobilier rapporté au PIB, plus élevé dans les PED que dans les pays développés.

Analysons cela un instant. Nous avons dit qu’un bien monétaire remplissait certaines des fonctions de la monnaie en satisfaisant à des conditions essentielles. Nous présumons que ces conditions sont la liquidité252 et la stabilité (cette dernière entendue comme l’inverse de la volatilité).

Or l’immobilier est réputé avoir une liquidité très faible. Comment concilier cette réputation avec le fait stylisé de l’immobilier comme bien monétaire ? L’explication se trouve dans la conception de la liquidité. Celle-ci se compose de deux éléments : la fluidité et la profondeur. Un marché est fluide lorsque les transactions sont importantes par rapport au volume global du marché et lorsque les écarts entre les prix d’achat et les prix de vente sont faibles. Un marché est profond lorsque les intentions d’achat et de vente sont importantes par rapport aux transactions. On voit qu’un marché peut être fluide sans être profond, et inversement (c’est d’ailleurs par définition ce qui devrait être le cas). Dans un marché très fluide, la probabilité de perte, lorsqu’on revend immédiatement l’actif acheté, est bien plus faible que dans un marché profond. À l’inverse, la probabilité de perte, au bout d’un an, est plus grande dans un marché fluide que dans un marché profond. Il est, par exemple, plus probable d’enregistrer une perte en revendant au bout de 48 heures un bien immobilier qu’en revendant une action en bourse au bout de 48 heures. Mais il est plus probable de perdre en revendant une action en bourse au bout d’un an que de perdre en revendant un bien immobilier au bout d’un an. Nous verrons plus loin quelles conséquences on peut en tirer. Mais d’ores et déjà, cela permet d’expliquer (en sus évidemment de l’agrément de vivre dans une grande ville) pourquoi, fondamentalement, les prix de l’immobilier sont plus élevés, toutes choses égales par ailleurs, dans les grandes villes que dans les petites : la profondeur y est plus grande. Cela explique aussi pourquoi les prix des avenues principales sont généralement plus chers que ceux des rues secondaires.

Pour la stabilité, l’expérience montre que sur le long terme et hormis les situations exceptionnelles (guerre, catastrophe naturelle, révolution…), l’immobilier a été un bien excessivement stable.

On peut conclure de l’exposé ci-dessus que l’immobilier offrant cette liquidité et cette stabilité peut être un bien monétaire. La demande au titre de ce motif sera donc déterminée par : la confiance dans la monnaie nationale, la concurrence entre les différents biens monétaires, la liquidité et la stabilité du marché immobilier.

c) Pour le troisième motif (la garantie réelle offerte), et bien qu’il soit l’objet de notre thèse, nous ne pensons pas qu’il puisse s’agir d’un motif principal d’acquisition. Tout au plus peut-il conduire à une augmentation de l’utilité pourvu que les coûts de transaction soient faibles (droits d’enregistrement, coûts de refinancement et frais de liquidation), que les banques aient une très grande aversion au risque (elles ne prêtent que contre des sûretés) et que les biens aient une valeur très stable. En d’autres termes, on voit mal pourquoi une personne achèterait un bien uniquement pour avoir un crédit contre hypothèque.

Nous avons donc trois méthodes de détermination de la valeur fondamentale de l’immobilier (en sus évidemment de celle qu’utilisent les praticiens pour évaluer des biens individuels). Nous en utiliserons certains aspects dans les paragraphes suivants.

Notes
246.

. Lorsque la variation des prix dépasse un certain niveau, qu’elle est un phénomène purement spéculatif sans facteur réel à l’origine, on parle de bulle.

247.

. D. Cornuel, dans la Revue de l’OFCE, « Observations de diagnostics économiques », n° 70, juillet 1999 http://www.univ-lille1.fr/medee/publications/articles/cornuel_bulle.pdf

248.

. M. Touati, 29 mars 2005, www.dossiersdunet.com/article634.html

249.

. C’est aussi la logique sous-jacente du tunnel de Friggit. Jacques Friggit a comparé les courbes d’indice des prix de l’immobilier et ceux des revenus des ménages. Les indices immobiliers ont tendance à rester dans un intervalle de +/- 10 % de celui des revenus. Par exemple chez Economica (2001), Prix des logements, produits financiers immobiliers et gestion des risques. « La tendance longue (sur 1965-2001) croît comme le revenu disponible par ménage, soit en moyenne de 1,5 % par an plus l’inflation. »

250.

. Voir par exemple Girouard et al (2006).

251.

. Khoury (1994), p. 11.

252.

. La liquidité est un concept facile à appréhender lorsqu’il s’agit de monnaie. Mais il est beaucoup plus difficile à cerner pour des biens. Dans le cas des marchés financiers, Wikipedia la définit ainsi : « … exprime la facilité avec laquelle les opérateurs peuvent trouver une contrepartie avec des intérêts opposés aux leurs : c’est-à-dire qu’à tout instant, il y a des acheteurs et des vendeurs à des prix relativement proches. Plus un marché est liquide, plus il est aisé, rapide et peu coûteux d’y réaliser des transactions. » Pour Black (1971), un marché liquide doit répondre à au moins quatre propriétés : l’immédiateté des transactions, l’étroitesse des écarts de prix, la profondeur (variation des volumes sans variation des prix) et la résistance des prix (rapidité de retour).